Liliana Foşalău (dir.), Dynamique de l’identité dans la littérature francophone européenne, Junimea, 2011.
Conçu par cinq auteures francophones aux voix prégnantes, le livre Dynamique de l’identité dans la littérature francophone européenne est d’un dynamisme vif et frais, qui connaît des inflexions allant de l’approche thématique à l’interrogation linguistique ou philosophique.
Cinq chapitres ponctuent la réflexion, dans un ordre rigoureux : aux « routes, déroutes et débats » qui jalonnent la problématique de l’identité suivent les « voies de la quête identitaire dans la francophonie roumaine » ; enfin, trois chemins distincts conduisent à l’exploration des genres dramatique, narratif et poétique dans les littératures européennes d’expression française, sans aboutir à l’enfermement d’une conclusion.
Si le titre pose l’existence de « la littérature francophone européenne », les chercheurs se font un devoir d’aborder cet ensemble dans sa richesse, sans chercher à définir l’européité de la francophonie par rapport à son africanité ou américanité.
L’aire européenne explorée comporte « trois zones littéraires » : la Roumanie, la Suisse, la Belgique. Si la première relève de la francophilie, les deux autres ont le français comme langue officielle, du moins pour une partie de leur territoire. Comme les auteures affirment d’emblée leur appartenance culturelle – « nous, cinq francophones de Roumanie » (p. 12) – à côté de leur profil académique et didactique, c’est la roumanité francophone qui occupe, en toute légitimité, la place d’honneur.
Les coordonnées théoriques de la problématique identitaire sont posées et articulées selon les perspectives de Jean Bessière, Claude Dubar, Béatrice Block et Philippe Lejeune. Comme points de convergence, Liliana Foşalău dégage plusieurs réseaux thématiques qui se développent sous le signe de figures comme l’exilé, le père, le lieu natal.
La roumanité francophone constitue l’enjeu de la première étude géo-culturelle de l’ouvrage. Liliana Foşalău explore la métamorphose identitaire chez les « écrivains roumains de l’exil » (p. 43). Vintilă Horia (1915-1992) est le premier nom qui vient illustrer, par le roman Dieu est né en exil. Journal d’Ovide à Tomes [1], l’exil comme « symbole de la condition humaine » (p. 46). Paradoxalement (et infra-roumainement ?), « l’exil offre la grande chance de la liberté » individuelle (p. 48) et se laisse analyser par des concepts comme l’espace extérieur et intérieur. À son tour, Eugène (1969-), avec le livre Mon Nom [2], illustre l’exil comme expérience linguistique. La francophilie roumaine a ses nuances : pour Eugène, le français est un exil à surmonter par des stratégies ludiques et philosophiques que l’auteure dégage avec clarté. Enfin, Marius Daniel Popescu vient sur la scène de l’exil avec sa Symphonie du loup [3], en se plaçant sous le signe du « dépaysement » et de la « reconstitution identitaire » (p. 53). En guise de conclusion, Liliana Foşalău montre que les trois romans roumains relèvent d’une démarche comparable, qui œuvre à « l’intégration de l’espace roumain à une géolittérature de la francophonie et de l’exil » (p. 56).
Marina Mureşanu Ionescu mène plus loin cette recherche d’une géolittérature roumaine et francophone : elle focalise, avec Eugène Ionesco (1909-1994), « l’écrivain de l’entre-deux », qui apparaît comme un « cas » d’étanchéité. Les avatars biographiques de cette identité sont suivis avec un souci constant de distinguer Ionescu d’Ionesco, le fils du père du fils de la mère, dans un « skizodrame de dimension nationale » (p. 65). La critique ionescienne reste elle-même, par ailleurs, scindée entre deux horizons de réception, que Marina Mureşanu Ionescu dégage avec lucidité.
Une deuxième étude signée par Marina Mureşanu Ionescu vient ponctuer le vécu roumain d’Eugène Ionesco et d’Émile Cioran durant leurs séjours parisiens ; la perspective est comparatiste et repose sur une ossature thématique solide, qui comporte trois exils explicites et un autre plus ambigu. Entre enfer et évasion de l’enfer, Paris rime avec Bucarest et s’oppose à la Chapelle-Anthenaise, qui est le seul paradis (perdu !) d’Ionesco. En revanche, pour Cioran, la camisole de force du français sous-tend parfois tout l’espace francophone, notamment après l’agression allemande de 1940, quand le mot Ausländer a sauvé sa vie et défini son identité (p. 80). Apatrides ou simplement libres de toute attache concrète et durable, les deux auteurs gardent le pittoresque de leurs noms roumains francisés, nimbés des gloires et déboires de Paris.
Brînduşa Ionescu invite à une roumanité francophone qui comporte une dimension de plus : la féminité. Son étude explore l’œuvre de Marthe Bibesco (1889-1973) – un autre nom francisé, une autre identité problématisée. Née en Roumanie, Marta Bibescu est une princesse dépossédée de ses propriétés par les communistes roumains, qui adopte l’exil avec l’espoir d’une nouvelle vie. Cet espoir va parfois si loin, qu’elle préfère signer certains de ses livres d’un sobriquet intégralement français : Lucile Decaux. Malgré ces manœuvres linguistiques, qui visent à une insertion de son œuvre dans le patrimoine francophone (p. 92), la matière première de l’écriture n’est autre que la Roumanie, avec tout ce qu’elle a de plus authentique : la communauté d’Isvor (lieu-source), les traditions de Pâques, Noël, le goût de la fête et la joie de vivre, tous, des éléments de civilisation susceptibles d’intégrer cette aire culturelle dans la « grande famille européenne » (p. 101).
Un autre nom roumain est porté à la reconnaissance francophone : Panaït Istrati (1884-1935), « écrivain et autotraducteur », un cas littéraire fascinant et assez peu connu. Brînduşa Ionescu s’applique à explorer « la langue d’Istrati » à travers des exemples riches et convaincants tirés de la traduction roumaine de son œuvre française Kyra Kyralina.
À la recherche de la même roumanité francophone, Dana Monah étudie le cas littéraire de Marius Daniel Popescu, sous l’angle de la polyphonie. C’est la Symphonie du loup qui occupe la scène de cette étude. Le roman relèverait d’un ratage interculturel : « La Roumanie et la Suisse se croisent dans le roman de Marius Daniel Popescu […] mais ne se rencontrent pas vraiment » (p. 158). Dana Monah dégage avec lucidité les points possibles de convergence, et met en lumière leur inaboutissement, ainsi que la spirale du métadiscours.
La roumanité féminine prend corps avec Simona Modreanu, sous la forme d’un cercle d’écorces d’orange qui circonscrit les contours littéraires de Cornelia Petrescu (1938-). L’écriture est ici une thérapie d’exil (p. 161), une suite d’identités qui se construisent autour du « dor », sentiment roumain par excellence, synonyme lointain de « nostalgie ».
Une autre identité roumaine se cherche et se trouve à Paris : Matei Vişniec (1956-), sous la plume de Dana Monah. Si Paris rime avec paradis, c’est que Le Navire, poème anticommuniste, ne saurait succomber aux rigueurs de l’histoire. Ville mégalomane ou école d’humilité (p. 169), Paris est un port accueillant pour le rêve roumain. En témoigne De la sensation d’élasticité lorsqu’on marche sur des cadavres [4]. À son tour, Dumitru Ţepeneag (1937-) se laisse entraîner dans l’impossible retour de l’expérience francophone. Paris avant Paris ; Paris à Paris ; la Roumanie d’après, ne sont que des repères géographiques dans l’aventure intérieure.
Deux études sur Ionesco, situés sous le signe de la transdisciplinarité, s’ajoutent à la vision de la francophonie roumaine comme philosophie de vie. Simona Modreanu montre le potentiel analytique de certaines notions comme les « mondes possibles » ou la « loi de la superposition des états » et fait de la dramaturgie ionescienne un exemple de « théâtre quantique ». Sous sa plume, l’« absurde » n’est qu’un écran construit par la critique attachée à un seul niveau de réalité. En fin de compte, l’identité ionescienne reste « en suspens », tout en lançant un défi bien défini à la logique aristotélicienne.
La dynamique de l’identité européenne s’ouvre désormais à la francophonie suisse, qui constitue le deuxième volet de l’ouvrage. Après une étude sur Ramuz et l’écriture paysanne, la « suissitude » révèle ses enjeux grâce au chapitre de Brînduşa Ionescu, « Identité et non-identité dans la nouvelle fantastique de Corinna Bille » (pp. 325-351). Dans cette relecture laborieuse du corpus fantastique, l’accent tombe tantôt sur la métamorphose ontologique, tantôt sur l’ancrage géo-culturel en contexte romand.
En ce qui concerne la francophonie suisse, il convient de saluer également les efforts concertés de Dana Monah et Liliana Foşalău dans l’exploration de la condition féminine chez Sylviane Dupuis (1956-), dans les Enfers ventriloques [5]. L’étude aborde avec finesse les « enfers intertextuels » (p. 314) et le « voyage vers soi-même » (p. 317), ainsi que la dimension méta-théâtrale du corpus.
La littérature suisse reçoit une attention particulière dans l’étude de Liliana Foşalău sur Maurice Chappaz, qui fait pendant à celle de Brînduşa Ionescu sur Corinna Bille. Les auteurs-époux s’avèrent être des choix pertinents à l’égard du « régime identitaire du sujet » (p. 410), mais aussi des personnalités remarquables littérairement, scripturairement. L’article de Liliana Foşalău établit des rapports éclairants entre le moi et le lieu, entre Maurice Chappaz et le Valais, en jetant les bases d’une « poétique de l’espace identitaire » (p. 417).
Troisième et dernier volet de la francophonie européenne, l’espace culturel belge reçoit un traitement attentif et synthétique grâce à Liliana Foşalău, qui présente les « mondes habitables » (p. 372) et les prédilections thématiques de Guy Goffette (1947-), Gaspard Hons (1937-) et Gaston Compère (1924-), en relevant soigneusement les spécificités de cette aire littéraire définie par l’individualisme et la réinvention, le plus souvent dysphorique, de l’identité. Henry Bauchau, écrivain européen par excellence, recentre ce périple francophone sur la récupération identitaire, la poétique du nœud (p. 364) et la problématique de la mémoire (p. 369).
En fin de compte, les trois zones francophones – roumaine, suisse, belge – se rejoignent sous l’angle de l’« identité spatiale » (p. 396) et des rapports entre écriture et être-au-monde. Le panorama auquel invitent les chercheurs est celui d’un vaste chantier géoculturel, dont on peut admirer à la fois l’architecture et les possibilités d’accomplissement. Il révèle un esprit de découverte et de concertation digne de la complexité du sujet.
[1] V. Horia, Dieu est né en exil. Journal d’Ovide à Tomes, Paris, Editions Fayard, 1960.
[2] Eugène, Mon nom, Vevey, Éditions de l’Aire, 1998.
[3] M. D. Popescu, La symphonie du loup, Paris, Éditions José Corti, 2007.
[4] M. Vişniec, De la sensation d’élasticité lorsqu’on marche sur des cadavres, Carnières-Morlanwelz, Éditions Lansman, 2010.
[5] S. Dupuis, Les Enfers ventriloques : pièce en sept tableaux, Chambéry, Éditions Comp’Act, 2004.
Grigoriu Brîndusa , « Liliana Foşalău (dir.), Dynamique de l’identité dans la littérature francophone européenne », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Liliana-Fosalau-dir-Dynamique-de-l (Consulté le 12 décembre 2024).