La montée des revendications identitaires et l’affaiblissement de l’unité républicaine ont transformé le lien diasporique millénaire des juifs français envers Israël. Dans un contexte de pluri-appartenance et d’hyper-mobilité, leur identification semble même aboutir à un fort amalgame identitaire entre juifs et Israéliens, que l’importation du conflit israélo-arabe en France n’a fait qu’entériner. Percevant une trop grande différence face à la société majoritaire, nombre d’entre eux ont fait le choix du repli identitaire, voire même pour certains de migrer vers leur pays d’identification. Or, malgré la conception du retour qui caractérise leur installation en Israël, cette démarche nécessite une acclimatation à la société d’accueil. Cette double altérité mène à une recherche d’un entre-soi, que la plupart de ces migrants avait déjà développé en France. Ainsi, dans la confrontation à l’“autre’’, ils maintiennent une position communautaire, quel que soit leur pays de résidence.
Mots-clés : diaspora transnationale, mythe du retour, migration, pluri-appartenance, identité déterritorialisée
“Jews“ in France and “French“ in Israel : Construction of the identity in the mirror of the other
The rise of the identity claims and the weakening of the republican unity have transformed the millenary diasporic bond between the French Jews and Israel. In the context of multi-membership and hyper-mobility, their identification seems even to end in a strong identity amalgam between Jews and Israelis, that the importation of the Israeli-Arab conflict into France has only confirmed. Perceiving a too great difference in front of the majority society, a large number of them has made the choice of an identity withdrawal, or even of an emigration to the country of identification. Yet, in spite of the return conception characterising their settlement in Israel, this step requires acclimatization to the receiving society. This double otherness leads to a quest for a community way of life that most of them had already developed in France. And so, in the confrontation with the ’’other’’, they maintain a sense of belonging to the community, regardless of their country of residence.
Keywords : Transnational Diaspora, Return Myth, Emigration, Multi-membership, Deterritorialized Identity
Avec l’ascension des « particularismes » [1], les revendications d’une identité “filiale“ plus ou moins éloignée ne se satisfont pas d’une appartenance nationale exclusive. Ce n’est pas une spécificité juive, puisque depuis les années 1980-1990, l’unité républicaine s’est affaiblie en France en faveur d’une montée du régionalisme ou du « nationalisme transnational » [2], transformant la question identitaire en véritable enjeu. Pour les juifs français, très liés à la République depuis sa constitution, les craintes de double allégeance laissent peu à peu place à une loyauté à une double appartenance, de Français et de juif. Ces deux composantes identitaires, difficilement dissociables, seront privilégiées, tantôt l’une, tantôt l’autre, dans l’interaction avec l’“Autre“.
Dans cette appropriation ou réappropriation de l’identité singulière, Israël a une place essentielle, puisqu’au-delà du lien diasporique ancré dans le judaïsme, il permet aux juifs français le souhaitant de nourrir de contenu leur attachement à leur identité juive. C’est en cela que le philosophe A. Finkielkraut parlera de la réappropriation d’une « identité imaginaire » [3]. Symbole de fierté, cet Etat apparaît, en effet, comme le « lieu de l’expression sans contexte » [4] de leur judéité, déjà du fait d’y être majoritaires [i].
Ce rapport à Israël conduit également à une réelle revitalisation des centres communautaires juifs [5], puisque ces derniers constituent le lieu phare permettant d’alimenter le lien à ce pays en termes religieux, politiques, médiatiques, culturels, culinaires, etc. Les juifs français y vivent « à l’heure d’Israël » [6], à tel point que bon nombre d’entre eux se perçoivent comme une « communauté transnationale » [7], c’est-à-dire ayant émigré d’Israël, alors qu’ils n’y sont pas nés, ni d’ailleurs leurs parents ou grands-parents. Le pays de référence constitue dès lors leur centre d’intérêt principal et leur source majeure d’identification.
Cet intérêt croissant envers Israël, dans un contexte de repli identitaire, peut aboutir à un sentiment de malaise, celui d’être à contre-courant avec le reste de la société française [8]. De nombreux juifs peuvent alors ressentir une plus grande identification aux Israéliens, dans une confusion sous-tendue par l’idéal de l’unité du peuple juif, comme par le positionnement d’Israël de maintenir son appellation d’« Etat juif ». De là, la migration vers Israël n’est qu’un pas. Or, une fois installés en Israël, celui-ci cesse d’être, pour ces migrants français, une « entité abstraite » [9] et un « pôle identitaire » [10], mais un Etat et une société bien réelle, dont les codes, valeurs et pratiques peuvent être différents, voire opposés aux leurs. Les référence et culture françaises qui n’étaient qu’une composante de leur identité, vécues parfois presque inconsciemment, peuvent alors être mises en exergue, dans la « confrontation à l’autre » [11].
Cet article pose en conséquence la question de la transposition de l’“identité diasporique“ [12] d’un territoire à un autre, dans un contexte d’hyper-mobilité et de pluri-appartenance. A travers trois prismes – la langue pratiquée, le lien religieux et l’idéologie privilégiée, il sera possible d’étudier la manière dont les juifs français s’approprient et expriment leur identité singulière en France, mais aussi en Israël, une fois installés dans ce pays.
Pour traiter de cette question, une quarantaine d’entretiens ont été réalisés auprès de migrants juifs français s’étant installés en Israël entre 1998 et 2011, afin d’analyser leurs motivations et leur acclimatation au pays. Cette méthodologie, qui puise ses sources dans l’héritage théorique de Max Weber et son approche compréhensive, semblait la plus appropriée pour cerner le sens que les individus donnaient à leurs actes et pratiques. Leurs représentations sur leur propre expérience migratoire permettaient ainsi de saisir leur mode d’appréhension du réel [13], ayant guidé leurs actions ou du moins, l’interprétation actuelle de ces dernières. En effet, le récit biographique, reconstruit a posteriori, transmet ce que l’enquêté estime « communicable » ou « déterminant » [14] d’une réalité déjà déformée par les défauts de mémoire.
Une grille d’entretien a été formalisée, mais il s’agissait plutôt d’une trame rappelant les thèmes à aborder, et la conduite des entretiens, ainsi que les sujets traités, était guidés par les personnes interviewées. Celles-ci étaient choisies en fonction de plusieurs classifications, formées en amont des entretiens. En effet, la variation des profils devait répondre aux différentes typologies de migrations (seul, en famille, en groupe, migration unidirectionnelle ou pas, répartition du temps entre les deux pays, allers retours), de motivations (religieuse, identitaire, familiale, crainte de l’antisémitisme et d’une marginalisation), de caractéristiques sociodémographiques (genre, âge, métier, classe sociale, identité ethnoculturelle, identité religieuse) et d’acclimatation (entre-soi français, intégration dans la vie et la société israélienne, sentiment d’intégration, vie dans une forme d’entre-deux). En complément, et afin de mieux comprendre les évolutions du rapport des juifs de France envers Israël ces dix dernières années, une quinzaine d’entretiens ont été également effectués auprès des structures d’accueil des migrants en Israël, ainsi que de structures communautaires en France.
En France, du fait des prières, des écoles juives, des mouvements de jeunesse, des cours de Talmud Torah (le parallèle du catéchisme), des cours d’hébreu, des émissions de radio et des voyages en Israël, l’hébreu occupe une place essentielle dans l’espace communautaire. Une certaine connaissance de cette langue, et notamment des termes religieux, se diffuse donc parmi les juifs liés à la communauté. Une forme de franbreu, dans une hybridation de la langue, a pu même y trouver une place considérable de par le lien familial, les voyages dans le pays et notamment les parcours de formation rabbinique réalisés de plus en plus en intégralité ou en partie en Israël. Ainsi, le discours du leadership communautaire est mêlé désormais de franbreu, même lorsque les événements se déroulent en France. Par le passé, dans une considération républicaine, cette fusion entre le français et l’hébreu était réservée aux séjours en Israël. L’usage du franbreu, ou du moins sa compréhension, est en conséquence de plus en plus nécessaire dans l’espace communautaire, puisque le lien à son identité juive passe en grande partie par cette pratique linguistique. Ceci ne fait que renforcer la représentation d’une analogie entre juifs français et Israéliens.
Or, une fois installés en Israël, ce franbreu ne suffit pas pour s’intégrer, sur le plan linguistique, dans la société israélienne. Cela mène à la création d’une sorte de « diaspora juive française » [16] en Israël, dans une continuité de la vie en France, « en parlant français, se trouvant exclusivement entre francophones, lisant la presse française, etc. » [17]. Cette communauté française a pris une telle ampleur qu’il existe aujourd’hui des médias, journaux, magasines et sites Internet, qui lui sont destinés. Privilégiant une concentration résidentielle, ce rassemblement entre Français leur permet d’entretenir et développer des « relations sociales multiples » [18] avec leur pays d’origine. Ce lien au “pays source“ est, en premier lieu, culturel et linguistique. Or, au-delà de la multiplication des événements culturels francophones ces dernières années, cet attachement à la langue française se constate principalement dans les liens familiaux et amicaux. En effet, selon une enquête réalisée en 2009, les migrants français installés depuis moins de 20 ans en Israël, sont 71 % à utiliser principalement la langue française avec leur conjoint, 68 % avec leurs enfants et 50 % dans leurs lectures [19]. Par ailleurs, parmi ces nouveaux migrants, 36 % ont constitué leurs réseaux d’amitié en Israël presque exclusivement parmi d’autres francophones [20].
Ce maintien de l’attachement envers le pays d’origine, notamment en termes linguistiques, est d’autant plus effectif pour cette vague d’immigration depuis les années 2000, dont un grand nombre entretient une forme de « double résidence » [21] entre les deux pays. Certains vont jusqu’à partager leur « temps et l’espace » [22] entre la France, où ils conservent leur profession et Israël, où leur famille est installée. De même, la communauté française en Israël a créé ces dernières années un marché de travail alternatif, avec des centres d’appel en langue et à destination de clients français. De plus en plus des entreprises françaises, ou du moins certains de leurs services, sont également délocalisés en Israël, employant les francophones sur place.
Cet entre-soi français ne signifie pas pour autant une exclusion de la société d’accueil, notamment dans le contexte multiculturaliste que connaît Israël ces vingt dernières années. Au contraire, dans ce nouveau pays, la société israélienne est façonnée par chaque nouvelle vague d’immigration, déjà en termes linguistiques. Ainsi, au-delà d’une connaissance plus répandue de certains rudiments du français, notamment au sein des secteurs touristiques, la popularité dont jouit cette langue ces dernières années a pu se retranscrire par la vulgarisation de certains mots et expressions au sein de la langue hébraïque. De même, le paysage linguistique de certains quartiers de choix des migrants français s’est transformé ces dernières années, la langue française s’imposant dans les restaurants, les agences immobilières, les panneaux commerciaux ou les synagogues. Cet entre-soi français est, d’une certaine manière, encouragé par les structures israéliennes. Au-delà des aliyoth [i] groupées [23], organisées ou soutenues par le gouvernement israélien, l’accompagnement des migrants se fait dans le cadre d’associations ou par des référents français.
Ainsi, l’intégration en Israël n’est plus conditionnée par l’abandon de ses racines et de sa culture [24]. Cette situation est même plus prononcée pour les migrants qui ne tentent pas d’intégrer le marché du travail israélien, de par leur retraite, l’exercice d’une activité professionnelle dans un environnement français ou encore par le maintien de leur activité en France. Pour ces derniers, la maîtrise de l’hébreu n’a qu’une faible influence sur leur intégration dans le pays. Ainsi, Hana [25] n’hésite pas à qualifier son intégration de « superbe », tout en reconnaissant n’avoir pas réussi dans l’apprentissage de l’hébreu. Elle explique cet échec par ces termes : « (…) Parce qu’on n’est pas du tout dans le bain linguistique, quand on arrive au début, c’est très important le soutien, le réseau, le noyau qu’on a (…) Mais après, on ne fait plus l’effort de s’intégrer dans le bain linguistique israélien. On essayait au début de parler hébreu dans les magasins, mais on nous répondait en français, on était vite découragés. C’est vrai qu’on est resté dans un milieu francophone. Il y a beaucoup d’activités culturelles à Netanya qui se font en français (…) En centre ville, vous l’avez vu, tous les cafés parlent français. Les rabbins font des cours en français. Tout est en français, donc on n’a pas besoin de l’hébreu ».
Ceci n’est toutefois pas particulier à la migration française, puisque d’autres communautés, anglophone, russe, éthiopienne et d’autres encore ont su démontrer depuis les années 1990, une réelle vitalité dans la reconsolidation culturelle et linguistique en Israël de leur ethnicité. L’alya russe en constitue un véritable exemple, puisqu’au-delà d’un affichage fort de la langue dans le paysage linguistique de plusieurs villes, d’importants moyens de communication israéliens (télévision, radio, presse) en langue et culture russe ont été développés en Israël. Ces derniers favorisent le maintien de la langue d’origine et créent ainsi des « communautés linguistiques ségréguées » [26], où l’identité russe reste prédominante. Cette communauté a su également tisser un réseau d’association et d’organisation qui, au-delà de la défense de leurs membres dans leur accès aux droits, permet le maintien d’un lien fort avec les institutions culturelles du pays d’origine [27]. Or, si cette différenciation, dans une combinaison identitaire russo-israélienne [28], n’est pas toujours bien perçue par la population locale, elle n’implique pas pour autant un échec d’intégration pour les concernés. Une partie d’entre eux la considère même comme une stratégie d’intégration, sous un mode de participation et de contribution au pays, plutôt qu’une assimilation, vécue bien souvent comme un aveu de faiblesse [29]. Les migrants français ont donc intégré dès la fin des années 1990 un pays déjà ethnicisé, leur permettant en toute légitimité de consolider leur propre entre soi. Au-delà de la dimension linguistique, ils ont su le nourrir par d’autres composantes, en favorisant leur circulation et transmutation entre la France et Israël dans l’appropriation de leur lieu de résidence.
La réaffirmation identitaire des juifs français passe depuis les années 1970-1980 principalement par la religion, qui n’est plus cantonnée à la seule sphère privée. Sa transformation en identité [30] est facilitée par la confusion existante dans le judaïsme entre l’aspect national et religieux. Cet attachement à la religion s’accompagne bien souvent d’un lien fort à Israël, comme pays et symbole. Or, si cela n’est pas une nouveauté, Israël a acquis depuis la guerre des Six Jours une importance croissante au sein de la communauté juive. Au-delà du lien millénaire des juifs à leur terre ancestrale, il répond à lui seul aux quêtes identitaires, en constituant une terre, mais également une patrie, une culture, une histoire ou une idéologie. Cet État, considéré comme la « maison du peuple juif » [31], permet dès lors un lien d’appartenance à un territoire quelconque, même s’il diffère du lieu de naissance. Ainsi, de plus en plus de leaders religieux y effectuent leur formation rabbinique, ce qui leur octroie une légitimité supplémentaire. Une fois de retour en France, ils importent de nombreuses composantes du modèle religieux dominant en Israël.
Le lien entre la pratique religieuse en France et Israël s’est de la sorte renforcé, surtout dans les modes de pratique de la religion, qui ne concernent pas uniquement les ultra-orthodoxes. Le renouveau religieux participe donc à la reconstruction du lien entre la diaspora juive française et Israël [32]. Des synagogues sont dès lors de plus en plus nombreuses à fêter Yom Haatzmaout, le jour de l’Indépendance d’Israël, ou encore à mener des offices, célébrant la gloire du pays ou déplorant ses morts. De même, dans la pratique quotidienne de la religion, ou du moins de la tradition, Israël est de plus en plus intégré, important mets alimentaires, chants lors des fêtes, etc. L’Etat hébreu peut en effet légitimement “imposer“ son modèle dominant, même sur les aspects religieux, puisqu’il constitue le seul pays où les juifs sont majoritaires.
C’est également pour cela qu’il apparaît pour de nombreux juifs français, notamment les plus religieux, comme une forme d’“eldorado“, puisque la pratique religieuse y est facilitée, mais aussi affichée et publique [33]. Dans le contexte actuel des particularismes, Israël leur semble constituer une “grande communauté“, où l’« on se sent à l’aise d’être juif » [34]. Ainsi, la plupart des migrants français en Israël a réalisé l’alya, principalement par un « lien indéfectible à la terre sainte » [35], ou encore afin de vivre pleinement ses convictions religieuses.
Si la pratique du judaïsme est plus aisée en Israël, la quête identitaire y trouve moins ses fondements dans la religion. Au sein de cet environnement “juif“, il est plus aisé de se sentir “juif“, sans en faire l’effort. En diaspora, en revanche, dans un contexte de minorité, un acte volontaire est nécessaire pour maintenir son appartenance juive. Celui-ci puise ses sources de plus en plus dans la tradition et la religion, qui ont l’avantage de constituer un rituel collectif et déjà bien formalisé.
Une fois en Israël, les migrants font souvent face à une réalité différente de celle imaginée, où le pays idéalisé est considéré comme le “pays du judaïsme“. Le malaise peut même être considérable face à une grande partie de la population, dont la laïcité revendiquée se forme en opposition à la population religieuse du pays. Ces juifs français, très souvent religieux ou du moins traditionalistes [36], peinent alors à comprendre la division entre laïcs et religieux pour la mainmise sur l’orientation politique du pays.
De même, ayant déjà eu à se définir en tant que juifs face à la majorité non-juive en France, ils ne conçoivent que difficilement les différentes catégorisations existantes en Israël, entre les juifs, cette fois-ci. Nathan [37], migrant plutôt traditionaliste qui avait 27 ans lors de son arrivée en Israël en 1999, l’exprimera ainsi : « Tout est défini dans des catégories. (…) C’est soit tout, soit rien, on ne peut pas trouver son propre chemin. Par exemple, quand je suis arrivé ici, j’étais content de pouvoir pratiquer mon judaïsme en liberté. C’était le Shabbat et j’ai mis ma kippa… Et puis, on est dans le parc à Tel-Aviv, avec ma copine, et je sors une cigarette, j’avais envie de fumer. Ma copine me regarde et me dit, tu ne peux pas faire ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Mettre la kippa et fumer le Shabbat ? (…) ». Cette courte anecdote représente la différence de symbolisme imputée à la kippa en Israël, dans une majorité juive, et en diaspora. Dans ce dernier cas elle signale la judéité face à l’“autre“ non-juif, tandis que dans une majorité juive l’“autre“ n’est plus le non-juif, mais le laïc ou le sioniste religieux, le colon religieux ou encore l’ultra-orthodoxe. Plusieurs catégories religieuses existent en effet dans le judaïsme qui, en Israël, se traduisent par une revendication et une volonté politique. Cette appartenance religieuse est affichée à l’œil de tous par un mode vestimentaire, et même par le choix de la kippa, qui constitue autant un symbole religieux qu’un “outil de distinction“.
Les juifs français, installés depuis peu en Israël, doivent se situer dans cette complexité et vont se ranger plutôt auprès des sionistes-religieux, qui leur semblent les plus proches de la conception qu’ils détenaient en France. Or, leurs pratiques culturelles, sociales et même vestimentaires, ne correspondent in fine que très peu à celles de la plupart des sionistes-religieux israéliens. Par exemple, l’incompréhension des Israéliens peut être grande face à un couple composé d’un homme portant une kippa en velours, le ralliant aux ultra-orthodoxes, et d’une femme, arborant un décolleté. Cette mécompréhension est réciproque, puisque le « schéma d’interprétation » [38] de ces nouveaux migrants français du même objet symbolique, c’est-à-dire de la kippa, diffère de bien des manières de celui des Israéliens natifs du pays.
Cette différence avec la société d’accueil, déjà en termes religieux, pousse de nombreux juifs français, notamment ceux vivant dans une concentration résidentielle, à créer leurs propres synagogues en Israël. Au-delà de la place privilégiée laissée à la langue de Molière, celles-ci sont constituées dans l’esprit communautaire des synagogues de France. Contrairement aux synagogues israéliennes, elles ne concentrent pas uniquement des offices et des prières, mais également des activités sociales formant, comme en France, un lieu de rencontre par excellence. Ainsi, cette même pratique “transnationale“ leur permet d’être “juifs“ en France et “Français“ en Israël. Enfin, l’entretien de cette identité singulière, celui de juif français, est lié également à une dimension idéologique et politique, i.e. le sionisme.
Les structures communautaires juives en France se sont positionnées depuis les années 1980-1990 autour d’une ferveur religieuse, de la mémoire de la Shoah, de la lutte contre l’antisémitisme et d’une solidarité quasi inconditionnelle avec l’Etat d’Israël. En réponse aux demandes de plus en plus pressantes d’une grande partie de leur public, ce pays a acquis une place essentielle au sein de la communauté et constitue désormais son centre d’intérêt principal. De sorte qu’au dernier dîner du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions juives françaises), en février 2012, le discours de l’ancien président français Nicolas Sarkozy, s’adressant aux juifs de France, portait essentiellement sur des sujets liés à l’Etat hébreu.
Ainsi, l’amalgame identitaire entre juifs et Israéliens ne relève pas seulement des juifs français, ou encore des juifs israéliens, mais également d’une perception extérieure, par l’opinion publique française, comme par les représentants de la République, censée pourtant ne pas reconnaître les communautés. Cette identification aux Israéliens de l’extérieur, qu’elle soit acceptée ou non par les concernés, impose d’une certaine manière une spécificité et donc potentiellement un sentiment d’altérité face aux non-juifs, à la société française et à la République. A titre d’exemple, Emmanuel, un des interviewés ayant migré en Israël, expliquera ainsi le détachement de son identité française lors de la Seconde Intifada [40], qui a éclaté en octobre 2000 : « Les juifs étaient interdits de parole parce qu’ils étaient soupçonnés immédiatement de partis pris… Ils ne pourront jamais parler d’Israël, en tout cas, on leur dira toujours, dès qu’ils parlent d’Israël… [qu’ils] parlent parce qu’ils sont… A ce moment-là, il y a une cassure totale dans le lien social. On n’a plus de place de parole, plus de place d’existence, on n’a plus de légitimité aussi à être présents en France ».
La référence à la Seconde Intifada n’est pas anodine puisque, depuis la création de l’Etat d’Israël, une corrélation peut être constatée entre l’escalade de l’alya des juifs de France et les situations de crises en Israël. Atteignant depuis octobre 2000 23 257 [41] olim, l’alya de France peut être considérée comme une réelle “vague d’immigration“, étant en nette augmentation depuis les années 1970. En effet, cette migration ne concernait que 5 399 personnes de 1972 à 1979, 7 538 de 1980 à 1989 et était à son apogée de 10 443 de 1990 à 1999 [42]. Toutefois, toute recrudescence du conflit israélo-arabe en Israël ne mène pas obligatoirement à la hausse de l’alya. C’est plutôt la nécessité des juifs, collectivement ou individuellement, de se repositionner en France, face à ces événements, qui explique une éventuelle migration [43]. Le judaïsme étant porté dans un cadre national, la délégitimation de l’Etat d’Israël, ou encore de ses actes, retentit sur l’identité juive de tout un chacun. Dans une confusion entre antisémitisme et antisionisme [44], un réel sentiment de malaise anime un grand nombre de juifs en France, qui se sent à contre-courant d’une opinion publique et d’un gouvernement, jugés plutôt comme « pro-arabes » [45]. L’isolement de l’Etat d’Israël retentit dès lors sur leur marginalisation idéologique, puisque leur sentiment pour Israël ne peut être partagé qu’au sein de l’espace communautaire, c’est-à-dire qu’entre juifs. Hana [46] l’expliquera en ces termes : « (…) Je ne fréquentais que de Juifs, parce que je n’étais pas à l’aise dans le monde goy [47], même à Strasbourg, c’était déjà le cas. En 2000, c’était l’Intifada, quand elle a éclaté, les journaux, les médias ont couvert cette Intifada d’une telle façon, c’était tellement écœurant, ils inversaient la situation, enfin bref, j’étais choquée, je ne me suis sentie pas en… Mais, en décalage total avec l’environnement français et puis, la propagande, disons que ça a été affreux, ça a été invivable, l’atmosphère, je ne pouvais plus supporter (…) ».
C’est pour cela que le rapport à Israël passe souvent par le lien communautaire. Dans cet entre-soi, il est désormais possible de “vivre en Israël“, tout en restant en France, que ce soit par les moyens technologiques et d’information, dans un repli médiatique centré sur les événements israéliens ou communautaires, mais aussi par les nombreux contacts avec sa famille israélienne et les fréquents voyages vers ce pays. Comme le décrit Ephraïm Fino Edery du lycée Na’ale, il n’est plus nécessaire d’y vivre « (…) pour qu’Israël fasse partie de son identité » [48]. Ce “lien diasporique“ à Israël ne conduit pas obligatoirement à l’alya, mais permet, au contraire, de rester en diaspora, tout en étant rattaché à son identité juive et à sa communauté. Ce « sionisme transnational » [49] trouve son origine dans l’affaiblissement de l’Etat-nation. Ainsi, le même phénomène engendre une distanciation de l’attachement républicain, mais aussi un repli sioniste, tout en restant en France, puisque cette identité peut être exprimée en diaspora. La condition reste de faire de l’Etat d’Israël son principal centre d’intérêt [50]. Selon P. Klugman, le sionisme serait même devenu désormais une idéologie essentiellement diasporique [51], permettant au peuple juif sa fédération et lui octroyant son unité. Dans un contexte du “tout ethnique“, de nombreux juifs ont pu ainsi renforcer leur lien d’appartenance au peuple juif, en réaction à leur « angoisse de perte » [52] identitaire, sans que cela nécessite un engagement religieux et les contraintes l’accompagnant.
Cette “déformation“ de l’idéologie sioniste de son objectif initial est d’autant plus compréhensible qu’il est possible de s’interroger sur ce que signifie aujourd’hui le sionisme. Malgré la confusion régnante sur ce terme, il s’agit, selon Avraham B. Yehoshua, un célèbre auteur israélien, d’un mouvement dont l’objet fut l’établissement d’un Etat juif en Terre d’Israël [53]. Qu’implique alors ce terme aujourd’hui, soixante-quatre années après son aboutissement ? Quel est aujourd’hui son mot d’ordre dès lors que son principal objectif, celui-là même qui l’ait fait naître est déjà une réalité ?
Or, le sionisme, à son apparition, était porté par une idéologie socialiste, dont les principes directeurs dépassaient la seule création de l’Etat. Ainsi, le nouvel Etat devait permettre un foyer national à tous les juifs dans le monde, pour qu’ils puissent échapper à une histoire d’« humiliation, de persécution et d’oppression » [54]. Une nette distinction se forgeait, en conséquence, dans les esprits des premiers sionistes entre la diaspora, jugée ’passive et dépendante“, et les Israéliens, “héros de leur histoire et de leur destin“. De même, le nouvel Etat devait permettre la régénération d’un “nouveau juif“ qui, par le travail et la défense, se réappropriait sa terre [55]. Au-delà des valeurs universelles et démocratiques, le nouvel Etat devait également rompre avec le capitalisme et l’exploitation et se constituer en société égalitaire, basée sur l’effort collectif et la justice.
Ces principes fondateurs ont été fortement remis en cause, dans une société très empreinte par le capitalisme, la consommation de masse et l’individualisme. De même, le lien au judaïsme et aux traditions, éloigné des esprits des premiers sionistes, s’est vu, vingt ans après la création de l’Etat, prendre une place de plus en plus importante dans le cœur et le quotidien d’un grand nombre d’Israéliens. Enfin, plusieurs doutes se sont emparés de l’élite israélienne autour de la fondation de l’Etat, et notamment sur la conciliation, leur semblant paradoxale, d’un Etat juif et démocratique. A cela, faut-il rajouter les nombreux questionnements et défis que soulève un conflit qui dure au moins depuis soixante ans.
Dans ce contexte post-sioniste [56], qui n’est revendiqué in fine que par une faible minorité, l’indifférence des uns et les doutes des autres ont mené au glissement du sionisme laïc et socialiste vers le sionisme religieux et nationaliste, très souvent lié à un discours messianique. Ce sionisme national-religieux a connu une véritable impulsion à la suite de la victoire de la guerre des Six Jours et de la conquête des lieux saints. Cette renaissance d’Israël sur sa terre natale et ses succès seraient considérés comme les premiers signes de l’accomplissement prophétique, devant aboutir à la Rédemption. Cela ne signifie pas que le sionisme d’aujourd’hui serait religieux et à droite, alors que celui d’hier était laïc et à gauche, mais seulement que le discours sioniste-religieux est désormais plus fédérateur et n’est pas rongé, ou du moins pas encore, par l’incertitude. Enfin, porté par tant d’idéologies, si structurellement différentes les unes des autres, ce terme est de plus en plus dénué de sens et de contenu. Auparavant, cela pouvait signifier le choix de vivre en Israël, mais à présent, avec l’affaiblissement de l’Etat-nation et la montée de l’individualisme, certains vont jusqu’à se déclarer “sionistes“, tout en résidant en dehors d’Israël, pour des raisons familiales ou pour le confort personnel.
Les juifs français ne connaissent pas, avant leur installation en Israël, le contexte post-sioniste israélien, qui s’exprime même dans la réaction face à leur alya. Nathan [57] décrira en ces termes sa confrontation aux Israéliens : « (…) Il y a une chose qui est surprenante, c’est la réaction des Israéliens pour l’alya… (…) ils te disent, pourquoi as-tu quitté la France, un bon salaire, une belle vie, pour venir ici… Toi, toute ta vie, tu es sioniste, tu apprends l’importance d’Israël, l’importance de vivre ici, et les Israéliens, beaucoup d’entre eux, ne sont plus sionistes. Ils prennent le pays pour acquis… ». En effet, de nombreux Israéliens, notamment parmi les plus jeunes, sont quelque peu fascinés par l’Occident et le confort matériel supposé de ses citoyens. Considérant la réussite individuelle comme une valeur suprême, le départ des migrants originaires des pays occidentaux pour rejoindre la vie israélienne n’est pas toujours compris. Dans ce contexte, une grande partie des migrants français intègrent plutôt le sionisme religieux, qui est plus similaire à celui qu’ils détenaient en France, même s’ils sont peu nombreux à choisir de vivre dans les colonies en Cisjordanie. Les plus religieux entretiennent un discours messianique, dans un mélange entre religion et politique, expliquant même leur migration vers Israël dans des termes prophétiques.
C’est à travers ces trois prismes – linguistique, religieux et idéologique, que les juifs français expriment le plus souvent leur identité singulière, autant en France qu’en Israël, dans leur confrontation à l’autre. Loin d’être figée dans le temps et l’espace, celle-ci évolue ainsi au gré des expériences individuelles, comme collectives, dans l’interaction et la négociation avec la société environnante [58]. C’est en cela que G. Di Meo perçoit la construction identitaire comme le résultat de « bricolages sociaux en constant remaniement » [59]. En transposant leur identité particulière d’un territoire à un autre, les juifs français maintiennent dès lors un attachement “diasporique“ envers Israël, quel que soit leur pays de résidence. En effet, cette identité de juif français minoritaire fait sens, en France, face aux non-juifs, puis en Israël, face à une société qui reste très différente de l’idéal qu’ils se sont forgés du pays, avant de s’y installer.
Ainsi, malgré la conception du “retour au pays“, ancrée dans leur migration vers Israël, celle-ci se révèle faire partie davantage d’un mythe que d’une réalité tangible. Cette notion de mythe est inspirée d’Edgar Morin selon lequel, le sentiment d’appartenance filiale d’une société est déterminé par la formation d’idées imaginaires et idéologiques, ayant valeur de réalité, et vécues comme telle, dans l’expérience individuelle [60]. Ce “retour“, qui n’en est de fait pas un, requiert, comme toute migration, une adaptation, plus ou moins difficile, plus ou moins douloureuse, pour intégrer la société d’adoption. De même, ces migrants restent très souvent perçus par les Israéliens comme des “Français“, alors qu’ils étaient venus rejoindre la vie israélienne pour cesser d’être considérés comme une minorité.
Les divergences avec la société majoritaire ont amené un grand nombre de ces migrants à rechercher un entre-soi, qu’ils avaient, pour la plupart, déjà développé en France. En effet, cette concentration communautaire concerne surtout les plus religieux parmi les nouveaux migrants, qui sont davantage attachés à l’usage du français dans leur quotidien et qui résident plus souvent en proximité d’autres Franco-Israéliens [61]. Ce sont aussi ceux qui déjà en France, étaient les plus proches de la communauté, ne serait-ce que pour leur pratique religieuse [62]. Cette “diaspora juive française“ leur permet de concilier le nouveau, c’est-à-dire l’installation dans un pays inconnu, avec le familier [63]. Ce rassemblement autour d’une condition similaire, celui d’un entre-deux, dans une “culture du milieu“ ou encore celle du « trait d’union » [64] (Franco-Israéliens), offre également un espace de partage de valeurs et pratiques communes. Cette position entre deux territoires, entre deux identités, est la mieux exprimée par la notion de « territoire migratoire » [65], qui englobe le pays d’origine et celui de l’accueil. En effet, elle seule permet de cerner la “continuité“ affective et symbolique entre les deux pays, telle que vécue par les migrants, malgré leur distinction physique. Ni uniquement “Français“ ou “Israéliens“, ces migrants ont construit une identité qui leur est propre, dans la circulation entre les pays. Habitués au « code diasporique » [66], ils maintiennent donc une « identité collective déterritorialisée » [67], au croisement identitaire entre la France et Israël.
Or, l’enquête d’E. Ben-Rafael, Y. Sternberg et J. Levy démontre que la continuité du rapport avec le pays d’origine, et le maintien d’identification avec l’identité nationale quittée, ne sont pas antagonistes à une intégration réussie et un sentiment d’ancrage fort dans la société d’accueil [68]. De même, tous les migrants français interviewés déclaraient se sentir en Israël chez eux, souvent bien davantage qu’en France. Cela était vrai même pour ceux qui ne répondaient pas aux critères répandues d’intégration, tels que la maîtrise de la langue, l’insertion sociale dans un milieu israélien, une insertion professionnelle ascendante ou encore la réussite scolaire des enfants. Cela démontre la force du mythe du “retour“ dans le lien des juifs à Israël, menant Stéphane [69], un des migrants interviewés, à déclarer : « On est paradoxalement des étrangers qui reviennent à la maison… ». Ces nouvelles pratiques, en termes de mobilité et d’intégration, ne sont pas sans rompre, en quelque sorte, avec la vision traditionnelle reliant la diaspora et Israël dans l’imaginaire juif [70]. En effet, dans le contexte actuel d’hyper-mobilité et de pluri-appartenance, la différence entre les juifs d’Israël et ceux de diaspora, dont les liens avec Israël sont les plus forts, pourrait se révéler davantage par les références identitaires et les différences culturelles, que par l’espace actuel de résidence. Cela contribue à saper les grandes idéologies, que ce soit le lien républicain ou le sionisme, qui ont régi pendant longtemps les juifs de France dans leur rapport à la République, mais aussi à Israël.
Or, comme souligné précédemment, dans un contexte de « post-sionisation » [71] de la société israélienne, se concrétisant par une diversification des formes d’appartenance à cette dernière, les migrants français ne sont pas les seuls à avoir choisi la voie de l’entre soi. Ils soulèvent toutefois certaines spécificités par rapport aux autres olim. En premier lieu, les migrants français ont souvent déjà pris l’habitude de la vie communautaire en France. Dans cet entre soi, la question de l’alya est très présente, influençant bien souvent les futurs migrants dans leur décision de migrer. Oren Tolédano, directeur de l’alya au sein de l’Agence juive en France [72], soulignera ainsi : « (…) il y a une différence entre l’alya française et l’alya américaine par exemple, parce que c’est quelque chose que tout le monde connaît, chacun a un cousin, ou un frère qui a fait son alya, ou un proche qui se trouve en Israël (…) ». Dès lors, la migration française est souvent une alya familiale pour rejoindre un frère, un parent ou encore ses enfants. La grande majorité des migrants interviewés détient par conséquent des liens familiaux, plus ou moins proches, en Israël.
Le nombre de migrants joue également un rôle majeur dans l’intégration des olim français, puisque même si celui-ci a augmenté ces dernières années, il ne peut être comparé à celui des russes qui, depuis 1989, représente plus d’un million d’olim. Ainsi, parmi les interviewés, de nombreux migrants ont souligné la différence de traitement, de par la présence de russophones dans tous les cadres institutionnels, pouvant en cas de besoin venir en aide aux migrants non hébraïsants. La communauté russe, par sa taille, a pu également développer des écoles privées et des organisations d’entraide de tout genre à destination de ses membres. Toutefois, ce faible réseau associatif français peut s’expliquer également par l’habitude des migrants de France aux normes de l’Etat-providence, menant à compter davantage sur l’appui gouvernemental que sur une entraide solidaire, dans un pays où le système social est bien moins développé.
Pour ces migrants français, il s’agit également d’une alya composée principalement de Juifs selon la Halakha [73], faisant le choix de migrer en Israël pour des raisons religieuses ou sionistes. Leur sentiment d’intégration se joue par conséquence différemment des migrants russes, pour lesquels il dépend en grande partie de leur insertion professionnelle et de leur statut socioéconomique [74]. Toutefois, du fait de leur provenance d’un pays occidental, un éventuel retour dans leur pays d’origine reste toujours possible, permettant même, pour les plus jeunes, de concevoir l’alya comme une expérience non définitive. Danielle [75], qui a connu une forte mobilité avant sa migration en Israël l’explique ainsi : « (…) Donc, j’aime bien bouger, j’ai toujours bougé, tous les trois ans, j’ai bougé. Toute ma vie. Et là, en fait, c’est la plus longue période que j’ai, c’est ici. Donc… Donc, c’est vrai, pour moi, je trouvais ça, je trouvais ça un peu comme une phase de trois-quatre ans, ou plus mais, de me dire, je vais tenter l’expérience israélienne, ça me paraît sympa (…) ».
Enfin, il est possible de s’interroger sur la durabilité de cet accommodement de double allégeance. Peut-elle se maintenir dans le cadre d’une insertion sociale et professionnelle réussie ? Surtout, peut-elle s’entretenir sur plusieurs générations ? Cette référence identitaire n’est-elle pas destinée à devenir secondaire ? Ainsi, selon l’enquête réalisée en 2009, les enfants des migrants, dont l’installation est relativement récente, parlent entre eux plutôt en hébreu [76]. De même, les écarts importants démontrés dans cette étude entre les anciens et les nouveaux olim, déjà en termes de préférence linguistique, suggèrent quelque part les changements à venir. Néanmoins, dans le contexte actuel, cette éventualité est quelque peu retardée, déjà par la création d’un marché du travail parallèle et par le maintien d’activités professionnelles dans le pays d’origine. Ce cheminement intégrateur n’est d’ailleurs pas un processus linéaire, et des allers retours entre les références identitaires peuvent avoir lieu. Ainsi, le récent essor de la culture française en Israël trouve ses sources autant dans l’attrait des migrants nouvellement installés, que de ceux ayant migré précédemment de France ou d’un pays francophone, ou encore de leurs enfants, pourtant bien souvent éloignés de la culture française, du moins en termes linguistiques. Une référence identitaire devenue secondaire, après plusieurs années d’intégration ou encore par le fossé générationnel, peut ainsi se voir réanimée face à une nouvelle vague de migrants ou de touristes du pays d’origine.
[1] Dominique Schnapper, Chantal Bordes-Benayoun, Raphaël Freddy, La condition juive en France : Latentation de l’entre-soi, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 3
[2] Rita Kastoryano, « Vers un nationalisme transnational : Redéfinir la nation, le nationalisme et le territoire », Revue française de science politique, Vol. 56, 2006, p. 535
[3] Alain Finkielkraut, Le Juif imaginaire, Paris, Seuil, 1980, passim.
[4] Ida Simon-Barouch, « Chapitre 14 : Israël » dans Les Juifs à Rennes : Etude ethnosociologique, Paris, L’Harmattan, p. 494
[i] Ibid., p. 495
[5] Dominique Schnapper, Chantal Bordes-Benayoun, Raphaël Freddy, Idem, p. 3
[6] Haïm Musicant, Directeur du CRIF, interviewé le 26 janvier 2012
[7] Rita Kastoryano, Idem, p. 540
[8] Roni Brauman, Alain Finkielkraut, « Le débat est possible (104 mn) », Akadem, avril 2007
[9] Franck Leibovici, « Esquisse d’une histoire des Français en Israël », Vingtième siècle, Revue d’histoire, n° 78, p. 16
[10] Ibid.
[11] Guy Di Meo, « L’identité : une médiation essentielle du rapport espace / société », Géocarrefour, vol. 77 n° - 2, 2002, p. 178
[12] Cette notion illustre l’hybridité de cette position d’« entre-deux », ni d’ici, ni de là-bas, des personnes se considérant comme relevant d’une diaspora.
[13] François Laplantine, « Anthropologie des systèmes de représentations de la maladie : de quelques recherches menées dans la France contemporaine réexaminées à la lumière d’une expérience brésilienne », dans Les Représentations sociales, Jodelet F. (dir.), Paris, PUF, 1989, p. 278
[14] Francisca Sirna, « L’enquête biographique : réflexions sur la méthode », dans Enquêter auprès des migrants : Le chercheur et son terrain, Aggoun Atmane (dir.), Paris, L’harmattan (coll. Logiques sociales), 2009, p. 14
[15] Miram Ben-Rafael, « The French preposition in contact with Hebrew », dans Prepositions in their Syntactic, Semantic and Pragmatic Context, Feigenbaum Susanne et Kurzon Dennis (dir.), Amsterdam, John Benjamins, 2002, p. 212
[16] David Roche, ancien président de l’Agence Juive pour la France et l’Europe, cité par Jérémy Sebbane, « Le début d’une grande Alyah ? Les Juifs de France ‘’montés’’ en Israël depuis 2000 », Archives juives, n° 41, 2008/2, p. 97
[17] Ibid.
[18] Linda Basch, Nina Glick Schiller and Cristina Szanton Blanc, Nations Unbound : Transnational Projects, Postcolonial Predicaments and Deterritorialized Nation-States, New York, Gordon and Breach, 1994
[19] Eliezer Ben-Rafael, Yitzhak Sternberg, Joan Levy, La communauté franco-israélienne : composition, disposition et structuration, Services culturels de l’Ambassade de France en Israël, le Consulat général de France à Tel-Aviv et l’Université de Tel-Aviv, mars 2009, p. 46
[20] Ibid.
[21] Il s’agit du concept de « Dual homeness » de Nina Glick Schiller, Linda Basch, and Cristina Blanc-Szanton, Towards a Transnational Perspective on Migration : Race, Class, Ethnicity, and Nationalism Reconsidered, New York, New York Academy of Sciences, 1992, citées par Eliezer Ben-Rafael, Yitzhak Sternberg, Joan Levy, Idem, p. 50
[22] Israël Pupko, « Multi-local Aliyah : Placing Two Feet in Two Places », The Jewish People Policy Planning Institute, 2009, p. 9
[i] Alya, alioth au pl. : terme désignant toute migration d’une personne juive vers Israël dans le cadre de la loi du Retour. Ce terme est avant tout idéologique puisqu’il signifie « monter » en hébreu et dénote ainsi la démarche à suivre. Un Ole, olim au pl. signifient ainsi un migrant juif en Israël.
[23] L’alya en groupe a été initiée au départ par des associations d’olim français, puis par les structures gouvernementales israéliennes, afin de recréer l’environnement diasporique sur le sol israélien.
[24] Cécilia Gabizon, Johan Weisz, OPA sur les Juifs de France : Enquête sur un exode programmé 2000-2005, Paris, Bernard Grasset & Fasquelle, 2006, p. 208-209
[25] Hana, interviewée en octobre 2011, est une migrante de France retraitée âgée de 74 ans. Veuve, elle a migré seule en 2004 de Nice pour rejoindre sa fille et son frère. Elle vit à Netanya, une ville côtière où est concentrée une forte communauté francophone.
[26] Lisa Anteby, « Post-sionisme et Aliyah », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, n° 3, 1998, p. 21
[27] Al-Haj Majid, « Attitudes et orientation des immigrants soviétiques : l’émergence d’un nouveau groupe ethnique en Israël », Revue européenne de migrations internationales, vol. 12 n° 3, Nouveaux visages de l’immigration en Israël, 1996, p. 148
[28] Lisa Anteby, Idem, p. 25
[29] Al-Haj Majid, Idem, p. 148
[30] Martine Cohen, « Laïcité et minorités religieuses : de nouvelles questions », CCE Air France, mai 2007, p. 5
[31] Gabriel Sheffer, Israeli-Jewish Diaspora Relations : The Need for Substantial Changes, Policy Paper, Jerusalem, The Van Leer Jerusalem Institute, 2007, p. 38
[32] Lucile Endelstein, « Religion, transformation des quartiers populaires et recomposition des identités diasporiques. Le renouveau du judaïsme orthodoxe à Paris », Espace populations sociétés, 2006/1, p. 93
[33] Ida Simon-Barouch, Idem, p. 490
[34] Cette phrase revenait bien souvent par différents interviewés, ayant migré de France vers Israël et dont le lien à la religion est plus ou moins fort.
[35] Ephraïm Fino Edery, responsable du projet Na’ale France, lycée en Israël à destination des migrants pour la réalisation d’un baccalauréat en hébreu, interviewé le 25 janvier 2011 (héb.).
[36] Ce terme désigne ceux qui ne se définissent ni comme religieux, ni comme laïcs. Ils pratiquent, de manière sélective, une partie des commandements, le plus souvent par respect des héritages familiaux ou communautaires.
[37] Nathan, un ole de France traditionnaliste, interviewé en octobre 2011. Il est arrivé en Israël en 1999, à l’âge de 27 ans, pour rejoindre sa compagne, avec laquelle il s’est marié depuis. Il est aujourd’hui père de trois enfants et réside à Tel Mund, une petite ville au centre du pays où résident peu de Francophones. Informaticien de profession, il est bien intégré en Israël.
[38] Alfred Schutz, L’étranger : un essai de psychologie sociale ; suivi de L’homme qui rentre au pays (traduction par B. Bégout), Paris, Éd. Allia, 2003, p. 24-26
[39] Catherine Nicault, « L’utopie sioniste du « nouveau juif » et la jeunesse juive dans la France de l’après-guerre. Contribution à l’histoire de l’Alyah française », Les Cahiers de la Shoah, n° 5, 2001/1, passim.
[40] Emmanuel, un ole de France, interviewé en octobre 2011. Il est devenu religieux avant son arrivée en Israël et a migré en 2007 pour rejoindre sa femme, provenant de France également. Choisissant ensemble la voie de la religion, ils ont trois enfants et résident à Jérusalem, dans un relatif confort matériel.
[41] Central bureau of Statistics, “Immigrants by selected last country of residence and first locality of residence in Israel”, 2000-2012
[42] “Immigrants, by period of immigration, country of birth and last country of residence”, 1948-2011
[43] Franck Leibovici, Idem, p. 6
[44] Cette confusion n’est malheureusement pas imaginaire, puisque l’antisionisme peut être un antisémitisme déguisé, n’étant pas banni de la société. De même, une nouvelle forme d’antisémitisme a vu le jour en France, important le conflit israélo-palestinien sur le sol français. Néanmoins, confondre chaque acte ou parole antisioniste avec de l’antisémitisme permet de taire toute critique envers Israël.
[45] Jérémy Sebbane, Idem, p. 93
[46] Hana, Idem.
[47] Goy : ce terme signifie en hébreu un membre d’un peuple non-juif.
[48] Ephraïm Fino Edery, Idem.
[49] Pierre Birnbaum, « Un modèle d’intégration (31 mn) », Akadem, Mai 2008
[50] Henri Goldman, « Sionisme : un étendard ou un épouvantail ? », Mouvements, 2004/3 n°33-34, p. 28
[51] Cité par Dimitri Nicolaïdis, Patrick Simon, Gilbert Wasserman, « Sionisme et diaspora : Les Juifs de France et Israël. Table ronde avec Esther Benbassa, Théo Klein, Patrick Klugman et Dominique Vidal », Mouvements, n°- 33/34, mai-août 2004, Dossier : Le sionisme est-il mort ?, p. 112
[52] Henri Goldman, Idem, p. 23
[53] B. Yehoshua Avraham et Charles Zarka Yves, « Dialogue sur le sionisme et le sens de l’Etat des juifs », Cités, 2011/3 n° 47-48, p. 28
[54] Avner Ben Amos, « La mémoire nationale », dans L’Etat d’Israël, Dieckhoff Alain (dir.), Paris, Editions Fayard, 2008, p. 84
[55] Catherine Nicault, Idem, p. 112
[56] Selon Alain Dieckhoff, le post-sionisme peut être appréhendé selon trois différentes dimensions. Premièrement, en tant que fait social – dans une rupture avec le modèle antérieur, de par l’orientation libérale de son économie, l’essor des revendications particulières et l’insertion du pays dans la mondialisation. Deuxièmement, en tant qu’approche historiographique – dans une lecture renouvelée des « nouveaux historiens » de l’histoire du sionisme et de la création de l’Etat, revisitant depuis la fin des années 1980 les interprétations officielles. Et troisièmement, en tant que contre-idéologie – critiquant les pratiques passées et présentes du sionisme. A. Dieckhoff, The Invention of a Nation, New York, Columbia University Press, 2001, p. 273-281, cité par Denis Charbit, « Qu’est-ce qu’une nation post-sioniste ? », Controverses, n°- 3, 2006, p. 89-90
[57] Nathan, Idem.
[58] Guy Di Meo, Idem, p. 176
[59] Ibid., p. 175
[60] Edgar Morin, L’esprit du temps. Essai sur la culture de masse. Paris, Grasset, 1962, passim.
[61] Eliezer Ben-Rafael, Yitzhak Sternberg, Joan Levy, Idem, p. 38-39
[62] Dominique Schnapper, Chantal Bordes-Benayoun, Raphaël Freddy, Idem, p. 64-65
[63] Eliezer Ben-Rafael, « Diaspora », Sociopedia.isa, Tel-Aviv University, 2010.
[64] Anita Shapira, « Judaism and Israeliness : a History Sight », dans Religion and Nationalism in Israel and the Middle East, Horowitz Neri (dir.), Tel-Aviv, Am Oved, 2002, p. 202 (héb.)
[65] Gildas Simon, « Migrations, la spatialisation du regard », Revue européenne des migrations internationales, vol. 22 - n° 2, 2006, p. 5
[66] Eliezer Ben-Rafael, Idem.
[67] Marco Martiniello, « Transnationalisme et Immigration », Les mots de l’immigration, Ecarts d’identité, n°- 111/200, 2007, p. 77
[68] Eliezer Ben-Rafael, Yitzhak Sternberg, Joan Levy, Idem, p. 46
[69] Stéphane, ole de France sioniste-religieux, installé en Israël depuis 1998 à Jérusalem et interviewé en octobre 2011. Médecin pré-retraité, il a ses enfants, ainsi que ses petits-enfants, en Israël.
[70] Régine Azria, « L’Etat d’Israël et la diaspora : une relation complexe » dans L’Etat d’Israël, Dieckhoff Alain (dir.), Idem, p. 346
[71] Uri Ram, « Mémoire et identité : sociologie du débat des historiens en Israël », dans L’Historiographie israélienne aujourd’hui, Heymann Florence et Abitbol Michel (dir.), CNRS Editions, Paris, 1998, p. 197-231
[72] Oren Tolédano, directeur chargé de l’alya au sein de l’Agence juive en France, interviewé le 16 mai 2011 (héb.).
[73] Halakha : Ensemble des préceptes et des commandements de la Loi religieuse juive dans son acceptation orthodoxe, selon lesquels est juif « toute personne née d’une mère juive ou convertie au judaïsme selon la Halakha et n’appartenant pas à une autre religion ».
[74] Elazar Leshem, « The immigration from the former USSR and the secular-religious conflict in the Israeli society » dans From Russia to Israel : Identity and culture in transition, Hakibbutz Hameuchad, Tel-Aviv, 2001, p. 132
[75] Danielle, une ola de France âgée de 35 ans arrivée en Israël en 2004 pour rejoindre son mari israélien. Elle a aujourd’hui une fille âgée de trois ans et elle exerce, en tant que libérale, dans le conseil en entrepreneuriat. Elle vit à Tel-Aviv, dans un quartier où résident peu de Francophones. A la période de l’entretien, en octobre 2011, elle vit avec son conjoint de grandes difficultés financières, qui la mènent à ressentir une réelle « paupérisation », selon ses propres termes.
[76] Eliezer Ben-Rafael, Yitzhak Sternberg, Joan Levy, Idem, p. 14
Raviv Noga , « “Juifs“ en France et “Français“ en Israël : la construction identitaire au miroir de l’autre », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Juifs-en-France-et-Francais-en (Consulté le 21 novembre 2024).