Cet article traite des occurrences des verbes de remémoration dans les textes autobiographiques. Nous nous proposons de démontrer que la construction des histoires personnelles est structurée, en fonction de la stratégie autobiographique adoptée, par des verbes de remémoration (dénotant le processus de remémorisation) accompagnés ou non d’autres marqueurs temporels ou spatiaux. Dans l’autobiographie chez Gide, ces verbes de remémoration sont aptes à délimiter les espaces sémantiques du présent et du passé, de même qu’ils peuvent accompagner, en tant que formes grammaticalisées, le discours autobiographique. En revanche, dans l’autobiographie chez Sarraute, les verbes de remémoration, accompagnés d’éléments temporels et spatiaux de type transparent ou opaque, contribuent, à l’aide d’une confusion temporelle et spatiale, à relier l’identité passée à celle vécue dans le présent.
Mots-clés : autobiographie, Gide, Sarraute, verbes de remémoration, marqueurs énonciatifs transparents et opaques
This paper is concerned with some occurrences of verbs denoting the remembering process in autobiographical texts. Our purpose is to show that the construction of personal histories are structured, depending on the autobiographical strategy adopted, by verbs refering to the processes of rememoration, accompanied or not, by other spatial and temporal markers. In Gide’s Autobiography, the above verbs are suitable to delimit the semantic spaces of present and past times, likewise, they can also accompany, as grammaticalized forms, the autobiographical discourse. By contrast, in Sarraute’s Autobiography, the above verbs accompanied by transparent as opaque types of spatial and temporal markers, by means of a spatial and temporal confusion between present and past times, can link up present and past identities.
Keywords : autobiography, Gide, Sarraute, verbs denoting the remembering process, transparent and opaque enunciative markers
Si on part des définitions classiques [1] de l’autobiographie, il peut sembler hasardeux de considérer ce genre comme une écriture qui oscille entre le régime fictionnel et le régime factuel. Pour Genette (2004) le récit factuel équivaut à un récit ayant une réalité qui lui est extérieure, tandis que le récit fictif est un récit inventé. De ce point de vue, l’autobiographie est bien un récit factuel s’appuyant sur des éléments d’une réalité extérieure, en revanche, les souvenirs dont elle s’insipire, présentent une double nature : même s’ils constituent le fondement de la reconstruction du vécu, n’étant jamais en état pur, ils subissent des transformations (ajouts, effacements, modifications) souvent involontaires. Peut-on parler, dans ce cas, de la fictionnalisation de l’autobiographie ? La réponse apportée par Lejeune risque de paraître très provocante pour ceux qui s’attendent à un projet régi par le pacte autobiographique : « […] existe-t-il dans le langage autre chose que de la « fiction » ? Tout langage est partagé, tout récit est une construction. Ce qui distingue la fiction de son contraire, et donne au mot un sens, c’est la liberté d’inventer, opposée au projet (naïf, certes – mais la vie elle-même est naïve) de dire la vérité. » (Lejeune, 2005) Et Lejeune ne s’arrête pas à l’extension du concept de « fiction » : « Au contact de la fiction, le journal s’étiole, s’évanouit, ou fait une crise d’urticaire. Les autobiographies, les biographies, les livres d’histoire sont immunisés, ou contaminés, ils ont la fiction dans le sang. » (Lejeune, 2005)
C’est la question des verbes de remémoration qui sera l’objet principal de cette étude. Par verbes de remémoration, on entendra ici les formes verbales dénotant le processus de remémoration (je me souviens, je me rappelle, je crois, etc.). Les verbes de remémoration ont ceci de particulier qu’ils témoignent de la prise en compte de la dimension fictive ou imaginaire de l’autobiographie en faisant appel au travail de remémoration au cours duquel la reconstruction des souvenirs subit inévitablement des distorsions par l’introduction d’éléments imaginaires dans le récit de soi. Dans cet article, nous nous proposerons d’étudier en particulier le rôle énonciatif des verbes de remémoration, employés seuls ou combinés avec d’autres marqueurs énonciatifs temporels ou spatiaux, à partir de deux corpus littéraires, Si le grain ne meurt de Gide et Enfance de Sarraute. Nous avons porté notre choix sur ces deux textes pour mettre en évidence les divergences des stratégies autobiographiques qui proposent deux voies différentes pour l’évocation du vécu et pour l’introduction de l’imaginaire. Le premier texte correspond à la définition classique du genre [2] (rétrospection, souci de vérité, identité de l’auteur, du narrateur et du personnage, distance entre le temps des événements racontés et le temps de la narration), tandis que l’autre texte, tout en respectant globalement les règles du genre (texte en prose, rétrospection, identité de l’auteur, du narrateur et du personnage) s’écarte des normes par l’effacement de la distance entre le temps des événements racontés et le temps de la narration, par l’introduction d’un dialogisme intérieur et par la fusion de la rétrospection et de l’instrospection. La comparaison d’une autobiographie classique et d’une Nouvelle Autobiographie [3] présentant des techniques narratives fondamentalement divergentes, nous permettra de mesurer l’ampleur des questions relatives aux procédés de reconstruction des souvenirs.
Dans la première partie, nous nous intéresserons à l’analyse de la stratégie autobiographique chez Gide, en proposant une approche sémantique et discursive pour catégoriser les occurrences des verbes de remémoration dans Si le grain ne meurt. Dans la deuxième partie, nous tenterons de comparer les deux stratégies autobiographiques et de montrer quelles sont les conséquences énonciatives du bouleversement des stratégies autobiographiques conventionnelles chez Sarraute, à partir d’exemples de cooccurrences des verbes de remémoration et des adverbes déictiques « maintenant » et « ici ». Cette deuxième partie nous permettra de réfléchir sur le rôle des marqueurs temporels et spatiaux, de type opaque ou transparent, dans la reconstruction des souvenirs.
Les différents types de verbes de remémoration dans cette première partie correspondent à la stratégie autobiographique propre à l’écriture gidienne qui est principalement subordonnée au travail de la remémoration basée sur l’effort de la reconstruction et de la réinterprétation des épisodes du passé. C’est ce qui peut expliquer l’emploi majoritaire de l’imparfait comme temps de la narration représentant une attitude qui, pour se souvenir, a recours surtout aux images dont la description remplace souvent le récit proprement dit. Et c’est ce qui explique aussi le grand nombre de verbes de remémoration, qui, tout en séparant deux univers, traduisent la difficulté ou parfois l’impossibilité de la reconstruction des souvenirs. Sans nul doute la notion de verbes de remémoration rend compte de phénomènes variés. On est donc incité à recourir à une catégorisation plus satisfaisante. Par verbes de remémoration proprement dits (je me souviens, je me rappelle, etc), on entendra ici les formes verbales qui dénotent au sens propre le processus de remémoration. Les verbes épistémiques (je crois, je pense), ne dénotant le processus de remémoration que dans certains contextes seront appelés verbes de remémoration occasionnels.
D’une part, les verbes de remémoration (proprements dits et occasionnels) fonctionnent dans l’autobiographie chez Gide comme des marqueurs énonciatifs ayant pour fonction de séparer les espaces sémantiques [4] MAINTENANT et ALORS. D’autre part, certains verbes de remémoration occasionnels se comportent comme des marqueurs discursifs propositionnels (Andersen, 2007) [5] ayant pour fonction de modaliser l’énoncé auquel ils sont liés, et d’apporter des éléments interactionnels qui permettent d’impliquer le lecteur dans la narration.
Nous nous proposerons donc, dans cette partie, d’examiner les occurrences des verbes de remémoration selon des fonctions sémantique et discursive, notamment, nous les traiterons en tant marqueurs d’univers de discours (Adam, 1990) et marqueurs discursifs propositionnels.
Les verbes de remémoration ont ceci de particulier qu’ils peuvent assumer le rôle des marqueurs d’univers de discours. Les marqueurs d’univers de discours, d’après Adam (Adam, 1990), délimitent des espaces sémantiques différents, en attribuant l’univers créé à une part du moi de l’énonciateur. Dans les textes autobiographiques, ce sont les verbes (ou expressions) de remémoration proprement dits (« je me souviens, je me rappelle, le souvenir que j’ai gardé de +N ») qui, par nature, sont les plus aptes à marquer la distance entre les espaces MAINTENANT et ALORS. Cette distinction des espaces sémantiques correspond, du point de vue poétique, à des traits qui composent l’écriture autobiographique : il s’agit notamment d’une perspective double (alternance de la perspective du présent et du passé) (Raymond, 1962), ou au va-et-vient (Milly, 1992), aller et retour (Touzin, 1993) entre le présent et le passé.
Observons les exemples [1] et [2] dans lesquels l’espace MAINTENANT exprimé par « je me souviens » et « je ne me souviens guère » s’oppose à l’espace ALORS désigné par un verbe à l’imparfait et au plus-que-parfait et accompagné, en outre, d’adverbes temporels tels que « alors » ou « au lendemain de » :
Dans les exemples [2] et [3], on a affaire à une autre classe de verbes qui fonctionnent aussi comme des marqueurs d’univers de discours : il s’agit des verbes épistémiques « je pense » et « je crois » (verbes de remémoration occasionnels).
Ces verbes sont porteurs d’un sens différent dans la mesure où ils ont trait non pas à l’incertitude de la remémoration mais plutôt à l’évaluation d’un fait du passé. Il s’agit, en fait, de deux processus mentaux différents : grâce à l’emploi des verbes de remémoration proprement dits « je me rappelle » et « je me souviens » (à la forme négative aussi), c’est le caractère reconstruit de tout souvenir qui est mis en valeur [6]. En effet, c’est cette deuxième particularité qui explique le choix des verbes épistémiques (verbes de remémoration occasionnels) « je pense » et « je crois » dans le texte de Gide où leur fonction, outre celle de la remémoration, est de témoigner d’une évaluation selon le vrai ou le faux. Il s’ensuit que ces verbes traduisent la subjectivité de l’autobiographe, la difficulté ou l’impossibilité même de la reconstruction de ses souvenirs dans le premier cas, et la volonté de l’interprétation (ou évaluation) des bribes de souvenirs dans le deuxième cas.
On aura vu que les verbes (ou expressions) de remémoration en tant que marqueurs d’univers de discours n’ont pas besoin, en principe, d’autres éléments pour séparer les deux univers. Ainsi, dans l’exemple [2], la combinaison d’un verbe de remémoration (« je me souviens fort bien ») et d’ un adverbe temporel (« alors ») semble redondante. L’emploi redondant de ces deux formes n’est justifié que si on l’oppose à la proposition suivante formée de « je pense » + « aujourd’hui ». On peut voir que cette proposition est en contraste avec la proposition juxtaposée comportant un verbe à l’imparfait (« je restais ») et un complément circonstanciel (« en ce temps ») qui relèguent le procès à l’univers ALORS.
Les exemples [1] à [3] ont ceci de particulier qu’ils véhiculent la valeur sémantique pleine de la remémoration (« je me souviens, je me rappelle ») ou de la pensée (« je pense, je crois ») et du point de vue syntaxique, ils se trouvent dans un structure en que-phrase (Blanche-Benveniste & Willems, 2007) ou en antéposition (Andersen, 2007). La description syntaxique, que nous ne nous proposons pas d’appliquer ici avec rigueur, nous aide à délimiter les différentes occurences des verbes étudiés et de les opposer aux exemples [11] à [15], qui expriment d’autres valeurs qu’une élasticité sémantique (Blanche-Benveniste & Willems, 2007) permet de dériver des sémantismes forts. Ces verbes, indépendamment du contenu remémoré, expriment le fait que l’assertion sur laquelle ils portent présente un degré de validation limitée : les formes verbales « je crois » de ces exemples servent à relativiser le contenu exprimé par les propositions auxquelles elles sont pragmatiquement liées. En général, ces formes verbales, appelées marqueurs discursifs propositionnels (Andersen) ou verbes recteurs faibles (Blanche-Benveniste) ne constituent ni la principale ni la subordonnée mais elles sont insérées ou ajoutées comme des adverbes de phrase (Schneider, 2007). Ces éléments périphériques, n’étant pas liés à la phrase hôte, peuvent être supprimés sans la modification de l’acceptabilité de l’énoncé.
Dans certains cas, ces verbes recteurs faibles constituent un exemple de grammaticalisation (voire de pragmaticalisation) (Blanche-Benveniste & Willems, 2007) et, tout en changeant de catégorie, ils passeraient à la classe des adverbiaux pour occuper une fonction discursive et interactionnelle.
On notera, avant toute chose, que cet emploi particulier a été observé dans des corpus de la langue parlée. Andersen (2007) introduit la notion de marqueurs discursifs propositionnels pour décrire des formes à la première personne (« je crois, je pense, je trouve ») et des formes à la deuxième personne de l’indicatif (« tu sais, tu vois, tu comprends ») et quelques formes à l’impératif (« écoute »). Les exemples sous [4] (Andersen, 2007) illustrent cet emploi oral :
[4b] non mais qu’est-ce que c’est comme bois c’est ça du bois des îles je crois/
[4c] oui : je crois on fait toutes le même constat eh…
Ces exemples nous montrent que les marqueurs discursifs propositionnels (à la première personne de l’indicatif) sont acceptés aussi bien dans une position en incise, interposés ou postposés comme dans [4a] et [4b] que dans une position antéposée sans « que » [4c].
Est-il pertinent d’appliquer une partie de ces résultats à notre corpus pour expliquer le rôle que ces verbes jouent dans la structuration du texte autobiographique ? On voit au premier abord que toutes les occurrences ne s’observent pas dans des textes écrits, en fait, il n’y a aucune occurrence dans notre corpus autobiographique de la position antéposée sans « que » (voir [4c]). En revanche, les propositions verbales « je crois » et « je pense » des exemples [5] à [9] sont semblables à des adverbes de phrase qui expriment différents degrés de validité. Dans ces cas, les propositions verbales « je crois » et « je pense » (dont nous n’avons trouvé qu’une occurrence sous [8]], les formes avec « je crois » étant beaucoup plus fréquentes) pourraient se remplacer facilement par les adverbes « peut-être, sans (aucun) doute » (sans passer tout de même à la catégorie des adverbiaux) :
Il nous semble que ces propositions sont employées ici sous une forme presque figée, invariable, pouvant régir d’autres membres de la phrase (Andersen, 2007). Elles sont, en plus, optionnelles sur le plan syntaxique : leur absence n’entraîne pas d’agrammaticalité (Dostie & Pusch, 2007). Dans cette optique, ces propositions grammaticalisées pourraient être considérées comme des marqueurs discursifs ayant pour fonction de modaliser l’énoncé auquel elles sont pragmatiquement liées. On a vu qu’elles sont normalement acceptées dans la position classique de l’incise (interposition ou postposition) où au lieu d’exprimer la valeur sémantique pleine véhiculée par le verbe, tout comme les adverbes modalisateurs, elles traduisent la subjectivité du locuteur. En fait, ces formes verbales ont un contenu sémantique réduit, elles ne font que décrire l’attitude du locuteur et elles se comportent comme des marqueurs modaux signalant la fiabilité (Andersen, 2007) de l’énoncé. On est même tenté de supposer un certain dialogisme sous-jacent : à l’aide de ces emplois de je crois, le lecteur est sollicité pour partager les hésitations du narrateur qui, en s’appuyant sur sa complicité, semble l’impliquer dans la narration. Cette explication peut être appuyée aussi par l’exemple [9] où on trouve un élément métadiscursif (« j’ai dit ») accompagné d’une locution adverbiale (« n’est-ce pas ») qui a la valeur d’une demande de confirmation [7].
Les verbes de remémoration, en tant que marqueurs d’univers de discours et marqueurs discursifs propositionnels, illustrent on ne peut mieux le caractère fictionnel/imaginatif de l’écriture autobiographique. Ils permettent d’introduire des souvenirs, qui selon Bartlett (Schacter, 1999 : 115), sont des reconstructions imaginatives des événements passés. Ainsi, il n’y a pas de représentation unique stockée en mémoire, au contraire, les expériences passées sont reconstruites et souvent déformées. Bien que la construction de notre autobiographie ressemble à un puzzle formé d’une multitude d’éléments factuels (Schacter, 1999 : 117), nous retenons la signification générale de nos expériences, même si nous nous trompons sur de nombreux aspects particuliers. Dans cette optique, le souvenir, aussi bien factuel qu’imaginatif, forme le noyau de notre identité personnelle.
La Nouvelle Autobiographie, contrairement aux textes autobiographiques classiques (basés sur le principe de la présentation de l’évolution de la personnalité, de la rétrospection, et de la distance entre le temps des événements racontés et le temps de la narration) est centrée sur le travail d’écriture qui, à partir de quelques bribes et fragments, tente de fabriquer un texte plutôt discontinu, qui, grâce à une fusion des techniques de rétrospection et d’introspection, favorise le surgissement des souvenirs anciennement enfouis. Par conséquent, l’univers du passé (l’histoire racontée) et l’univers du présent (l’acte de raconter) sont souvent confondus et le moi devient plus complexe. On assiste, dans ce cas, à une scission du moi actuel en deux instances qui dialoguent : l’une raconte l’histoire du moi passé, l’autre a pour rôle d’assumer l’acte de corriger, de soutenir, d’interroger, de contredire ou de critiquer. Comme l’acte de raconter est de plus en plus pénétré d’incertitudes, la recherche de l’expression (accumulation des synonymes, reformulations lexicales, etc) dominera toute l’écriture sarrautienne. Le sentiment d’incertitude est renforcé chez Sarraute par une poétique de l’inachevé et du vide qui s’observe grâce à l’emploi fréquent des points de suspension et au grand nombre d’espaces blancs.
L’autobiographie de Sarraute est basée donc non seulement sur la complexité des voix, sur une écriture de l’inachevé mais aussi sur la recherche de la sensation. L’écriture sarrautienne se heurte constamment à la « fugitivité et l’instantanéité sensorielles » (Boué, 1997) qui sont incompatibles avec la « fixité et la linéarité langagières » (Boué, 1997 : 10). Selon Sarraute : « C’est cette lutte continuelle entre la sensation qu’il faut conserver telle qu’elle est, qu’il faut faire entrer dans les mots qui la figent, des mots qui la déforment, des mots qui la grossissent, c’est cette lutte continuelle entre la force du langage qui entraîne et détruit la sensation, et la sensation qui, elle détruit le langage. » [8] La rencontre entre sensation et langage peut rappeler l’écriture proustienne, cependant, Sarraute n’emprunte pas les mêmes voies d’expression : alors que la Recherche du temps perdu exploite les souvenirs sensoriels emmagasinés par la mémoire, Sarraute refuse la médiation d’une mémoire retravaillée qui « figerait la sensation en une temporalité passée » [9]. En fait, on assiste à un télescopage des temporalités différentes, qui est assuré par la dilatation de l’espace énonciatif fondé sur la tripartition « je-ici-maintenant ».
La triade « je-ici-maintenant » est considérée habituellement comme un ensemble d’éléments transparents [10] n’ayant qu’un seul référent possible, ce qui veut dire qu’il y a un seul « je » par énonciation (celui qui parle), un seul « maintenant » (le moment où l’on parle), et un seul « ici » (le lieu où l’on parle). Chez Sarraute cette transparence tend à disparaître au profit de l’opacité des marqueurs énonciatifs (Perret, 1996 : 61). Résultat : la notion de personne devient plus complexe et les référents ne sont plus identifiables du fait de leur énonciation.
L’extrait suivant [10] fournit l’exemple du dialogue entre les « je » discursifs du moi du narrateur :
- Il a dû y en avoir pourtant…Il avait été brutal…
- C’est sûr. Mais elle s’est probablement très vite effacée, ce que je parviens à retrouver, c’est surtout une impression de délivrance… […]
- Il n’est pas possible que tu l’aies perçu ainsi sur le moment….
- Évidemment. Cela ne pouvait m’apparaître tel que je le vois à présent, quand je m’oblige à cet effort… dont je n’étais pas capable… quand j’essaie de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher, de dégager ce qui est resté là, enfoui (Sarraute, 2004 : 78-79).
A partir de cet extrait, on remarquera que la transparence des marqueurs énonciatifs se manifeste surtout dans les passages où le narrateur essaie de reconstituer le passé en se servant de verbes de remémoration tels que « je le revois », « je m’efforce de reconstituer », « je parviens à retrouver », « je ne retrouve pas ». Le « je » discursif du narrateur est employé avec un présent actuel accompagné d’un adverbe déictique comme « à présent », « maintenant ». Par contre, la désignation du moi est plus complexe : le moi est divisé en deux instances énonciatives. On peut en effet observer ici un dialogue entre un « je » et un « tu ». On trouve un marqueur discursif propositionnel à la deuxième personne (« Tu sais bien ») : son rôle est d’assurer au locuteur de quitter « le cadre propositionnel pour communiquer une attitude relationnelle à son interlocuteur, pour faire appel à sa participation (passive) au dialogue » (Andersen, 2007 : 19). « Tu sais bien » indique aussi que ce qui est dit fait partie de ce que sait l’interlocuteur (seconde instance énonciative du moi) : il s’agit d’un savoir commun partagé.
Outre les passages constitués de verbes de remémoration au présent actuel combinés avec un « je » discursif, on trouve des occurrences de présents décalés par rapport à leur énonciation (Perret, 1996). On voit que le présent historique, qui représente le temps des événements de façon à donner l’illusion de la contemporanéité (Perret, 1996), introduit un autre espace sémantique qui appartient à l’univers ALORS. Par conséquent, les éléments déictiques (« je-ici-maintenant ») qui l’accompagnent, seront décalés, à leur tour, par rapport au temps de l’énonciation pour devenir non ou faux-déictiques [11].
Dans les exemples suivants, les verbes de remémoration employés comme des marqueurs d’univers de discours, tout comme chez Gide, ont pour fonction de délimiter les espaces sémantiques MAINTENANT et ALORS. Toutefois, comme dans l’exemple [10], les verbes de remémoration n’apparaisent pas qu’en dialogue, mais sont entourés de diverses formes du passé, aussi serait-il intéressant d’examiner leur cotexte (environnement linguistique immédiat) temporel varié.
- Quelqu’un avait dit, tu te rappelles, qu’elle avait parfois les yeux d’une chatte sauvage…
- Et sur quel ton ! …comme si c’était une de ses qualités les plus charmantes. Mais moi en ce temps-là, je n’avais jamais vu de chats sauvages, je n’avais observé au jardin d’acclimatation que les yeux des panthères ou des tigres. C’est eux que Véra me rappelait (Sarraute, 2004 : 129).
Dans l’exemple [11], le présent historique s’emploie d’une façon alternée avec un temps du passé (plus-que-parfait) combiné avec un marqueur d’univers de discours relatif à l’espace sémantique ALORS (« en ce temps-là »). Cette alternance des temps et l’emploi du verbe de remémoration en dialogue a pour effet une vision simultanée des faits des deux univers respectifs, ce qu’on ne rencontre pas chez Gide.
Dans l’exemple [12] « je ne me rappelle pas » est non seulement accompagné d’adverbes modalisateurs (« peut-être »), de points de suspension (signaux de l’incertitude liée à la reconstruction des souvenirs), mais il est entouré de temps du passé (passé composé, imparfait, plus-que-parfait) représentant l’espace sémantique ALORS pour aboutir, progressivement, par l’intermédiaire d’un futur simple faux-déictique, à l’univers MAINTENANT du dialogue.
- C’est cette habitude de ne jamais ouvrir aussitôt ce genre de paquets et d’attendre pour examiner à loisir ce qu’ils renferment qui peut expliquer ton manque de repartie, ton « esprit d’escalier » (Sarraute, 2004 : 87-88).
Outre les exemples cités, où on assite, grâce à une vision simultanée des univers MAINTENANT et ALORS (et AUPARAVANT), à une dilatation des espaces énonciatifs, le verbe de remémoration est accompagné d’adverbes temporels (« maintenant ») faux-déictiques s’opposant à d’autres adverbes (« autrefois » + imparfait) désignant un passé situé à une couche temporelle encore plus éloignée de la temporalité de l’univers ALORS.
Observons le texte [13] :
- De la rancune, de la réprobation…osons le dire…du mépris. - Mais je n’appelle pas cela ainsi. Je ne donne à cela aucun nom, je sens confusément que c’est là, en lui, enfoui, comprimé…je ne veux surtout pas que cela se mette à bouger, que cela vienne affleurer… Mon père lui-même, quand il le faut vraiment, désigne ma mère par le nom du lieu qu’elle habite : « As-tu écrit à Pétersbourg ? » « Tu as une lettre de Pétersbourg. » Les mots « ta mère » qu’il employait autrefois, maintenant, je ne sais pourquoi, ne peuvent plus lui passer les lèvres (Sarraute, 2004 : 115).
Dans le texte [13], l’opacité temporelle est encore plus marquée que dans les passages observés jusqu’ici : l’adverbe « maintenant » déplacé [12] est combiné avec une proposition verbale (« je ne sais pourquoi ») contenant un verbe au présent à valeur imprécise : un présent historique ou un verbe de remémoration au présent actuel. Dans cette optique, il devient impossible de localiser temporellement le procès, ce qui implique la confusion des instances énonciatives du moi. La même remarque peut se faire à propos du verbe « je sens » dont l’interprétation reste ambivalente : il peut aussi bien se situer au niveau de l’espace sémantique ALORS qu’au niveau de l’univers MAINTENANT, dans ce dernier cas, il se comporte comme un verbe de remémoration (occasionnel). Ces verbes de perception et de volonté intériorisés (Jouve, 1992) (« je sens », « je ne veux surtout pas »), en effaçant la distance avec le passé, sont aptes à conserver la sensation telle qu’elle apparaît pour la première fois. Ce qui est encore intéressant dans ce passage, c’est la désignation de l’espace : on le voit, Pétersbourg, par un emploi métonymique, désigne une personne, selon le point de vue du père, et en même temps, il permet aussi de localiser temporellement le procès, Pétersbourg faisant partie de la couche temporelle représentée par l’adverbe « autrefois ».
On aura vu que l’écriture sarrautienne s’opère par un télescopage des temporalités différentes et une confusion des représentations temporelles et spatiales. Avec l’apparition de « ici » combiné avec un présent historique, on retrouve la même forme de dilatation de l’espace énonciatif que dans le cas de l’adverbe temporel « maintenant ».
Ce procédé s’observe dans les textes [14] et [15].
Dans les textes [14] et [15], les verbes au présent (« je ne sais pourquoi » et « il me semble ») sont accompagnés d’adverbes spatiaux « ici ». Comme dans les exemples précédents, leur localisation temporelle reste ambiguë : ils peuvent être aussi bien déictiques (dans ce cas, ils remplissent la fonction du verbe de remémoration) que décalés par rapport à leur énonciation. L’alternance d’un indicateur spatial (« ici ») avec un indicateur temporel (« autrefois ») dans [15] provoque une certaine confusion des représentations temporelles et spatiales : « ici », qui est l’indicateur spatial d’une première couche temporelle, est opposé à « autrefois » qui est l’indicateur temporel d’une couche éloignée de l’univers ALORS. On ne saurait trop insister sur ce point : dans cette seule phrase (« Ici il n’est pas comme autrefois…il est distant, fermé »), on peut observer un mélange de deux procédés, notamment, le télescopage des temporalités différentes et la confusion des représentations temporelles et spatiales.
Le dernier exemple [16] qui relate la rencontre avec la mère absente depuis des années, représente une configuration particulière de temporalités et de spatialités :
Elle est à demi étendue sur son lit et moi je suis assise sur une chaise devant elle, il fait extrêmement chaud, elle a baissé sa robe de chambre sur ses épaules, un peu trop, elle s’est trop dénudée, et cela me choque un peu, et puis je me rappelle que ce sont des choses qui là-bas, en Russie, ne choquent pas comme ici…je nous revois toutes deux nues, parmi d’autres corps nus de femmes et d’enfants se mouvant dans une épaisse vapeur chaude, autrefois à Pétersbourg, quand j’étais avec elle à la « bania ».
Nous restons là l’une face de l’autre, nous nous regardons, je ne sais pas quoi dire et je vois que maman ne sait pas très bien quoi dire non plus… (Sarraute, 2004 : 224-225)
On peut observer ici que les éléments faux- déictiques (« ici, je ») combinés avec le présent historique sont déplacés et s’opposent parallèlement à des indicateurs spatiaux (« là-bas ») et temporels (« autrefois »). Ces deux indicateurs sont renforcés par des noms géographiques (« Russie », « Pétersbourg ») qui assurent la localisation aussi bien spatiale que temporelle. A tout cela s’ajoute dans cet extrait l’apparition de l’ilot textuel (Perret, 1996) « bania », un mot dont l’énonciateur se distancie pour signaler que ce terme ne lui appartient plus, mais fait partie d’une époque entièrement révolue.
L’écriture autobiographique sarrautienne réside donc dans la confusion des perspectives temporelles et des représentations spatiales. Cette nouvelle stratégie trouve son origine dans les réflexions métalinguistiques des prédécesseurs, notamment dans celles de Gide et de Rousseau.
Citons un passage pris dans l’autobiographie chez Gide : « Roger Martin du Gard, à qui je donne à lire ces Mémoires, leur reproche de ne jamais dire assez, et de laisser le lecteur sur sa soif. Mon intention pourtant a toujours été de tout dire. Mais il est un degré dans la confidence que l’on ne peut dépasser sans artifice, sans se forcer ; et je cherche surtout le naturel. […] le plus gênant c’est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit. Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. » (Gide, 1999 : 280). De ce passage, il ressort que Gide affronte, en principe, les questions conventionnelles de l’écriture autobiographique (recherche de l’exhaustivité et de la vérité), mais en même temps, il est déjà conscient de la difficulté qu’une telle entreprise peut avoir. Autrement dit, on ne peut raconter qu’à travers le langage, mais le langage s’avère parfois incapable de reproduire la complexité des expériences vécues si bien que l’écriture peut devenir artificielle, forcée ou simpliste.
Tandis que Gide insiste sur l’insuffisance du langage à résoudre la conflit entre le simultané et le successif, (« le plus gênant c’est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse ») Rousseau se heurte à l’impossibilité de verbaliser les souvenirs diffus : « […] comment dire ce qui était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même ? » (Rousseau, 1968 : 265-366). Ces doutes préparent en quelque sorte la stratégie autobiographique de la Nouvelle Autobiographie, et en particulier d’Enfance, où pour échapper aux pièges du langage, Sarraute tente de présenter ses souvenirs en même temps qu’ils apparaissent par une confusion des espaces sémantiques MAINTENANT et ALORS (et AUPARAVANT). Et pour ce faire, elle fait un télescopage des temporalités et des spatialités en alternant des présents de l’énonciation, des présents historiques, des adverbes déictiques et faux-déictiques, et des noms propres.
Ainsi, le rôle principal des verbes de remémoration combinés avec des marqueurs énonciatifs temporels et spatiaux est non pas de délimiter des espaces sémantiques comme on a vu dans l’autobiographie chez Gide, mais au contraire, de les rendre opaques et d’assurer ainsi le flux entre sensations, souvenirs et écriture pour retrouver la continuité de l’identité reconstruite. On peut conclure de ce dernier point que, malgré la diversité de leur mode de présentation, il existe une intégrité fondamentale des souvenirs autobiographiques, ce qui permet à l’autobiographe de donner un sens au récit de sa vie, en formant, grâce à son imagination « ses mythes personnels » (Schacter , 1999 : 117). L’analyse parallèle des deux œuvres nous a aussi permis d’élargir la réflexion sur le rôle d’autrui dans la construction de l’identité. Nous avons vu que les marqueurs discursifs propositionnels (en particulier « je crois ») chez Gide, ayant aussi une fonction interactionnelle, étaient susceptibles d’assurer un certain dialogisme même au sein d’une écriture traditionnellement monophonique. Par contre, chez Sarraute, le lecteur complice disparaît au profit d’un moi complexe qui se tend, en effet, un miroir intériorisé.
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[1] . L’autobiographie depuis Rousseau se base sur un récit d’enfance qui essaie de présenter la personnalité dans son développement et respecte, pour l’essentiel, la chronologie des faits. Voir par exemple Lejeune : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » (P. Lejeune, « Le pacte autobiographique », Paris, Seuil, 1975, p. 14.)
[2] . voir aussi M.-M. Touzin, L’écriture autobiographique, Paris, Bertrand.Lacoste, 1993.
[3] . Selon Robbe-Grillet, la Nouvelle Autobiographie « fixerait en somme son attention sur le travail même opéré à partir de fragments et de manques, plutôt que sur la description exhaustive et véridique de tel ou tel élément du passé ». (A. Robbe-Grillet, Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi in M. Contat et P. Lejeune (dir), L’auteur et le manuscrit, Paris, PUF, 1991, p. 37-50.) C’est sur ce point que les stratégies autobiographiques classiques et novatrices divergent, ainsi que l’observe très justement Lejeune : « C’est qu’Enfance est une œuvre de compromis, ou, disons plutôt, de fusion et de synthèse entre l’acte autobiographique classique et un nouveau réalisme psychologique fondé essentiellement sur le travail de la voix (oralité et sous-conversation). » (P. Lejeune, Nouveau roman et retour à l’autobiographie in M. Contat et P. Lejeune (dir), L’auteur et le manuscrit, Paris, PUF, 1991, p. 64.)
[4] . Cf. J.-M. Adam, Éléments de linguistique textuelle, Liège, Mardaga, 1990. La catégorie des espaces sémantiques (ou des univers) correspond à l’un des plans d’organisation textuelle établis par J.-M. Adam. Elle renvoie aux phénomènes de prise en charge et de polyphonie.
[5] . Andersen introduit ici la catégorie des marqueurs discursifs propositionnels pour décrire certaines formes verbales (comme « je pense, je crois ») presque figées, au contenu sémantique réduit, ayant pour fonction de modaliser l’énoncé auquel elles sont pragmatiquement liées.
[6] . L’explication de cet emploi évaluatif s’appuie sur des recherches effectuées depuis des dizaines d’années dans le domaine de la pychologie de la mémoire. Ces recherches ont montré que nous n’avions pas de stocks préfabriqués pour nos souvenirs, les souvenirs réapparaissent lors d’un travail de reconstruction et de réinterprétation. Cf. D.-L. Schacter, A la recherche de la mémoire. Le passé, l’esprit et le cerveau, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1999 ; M. Conway et M. Ross, « Remembering one’s own past. The construction of personal histories » in E.T.Higgins et R.M. Sorrrentino (dir.) Handbook of motivation and cognition. Foundations of social behavior, New York, The Guilford Press, 1986, p. 122-144.
[7] . « N’est-ce pas » s’emploie pour appeler l’acquiescement de l’interlocuteur à ce qui vient d’être dit.
[8] . Sarraute, citée par R. Boué, Nathalie Sarraute. La sensation en quête de parole, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 10.
[9] . Ibid, p. 23.
[10] . voir aussi « embrayeurs saturés/complets/transparents » M. Perret, L’énonciation en grammaire du texte, Paris, Nathan, 1996, p. 61.
[11] . J.-M. Adam distingue, d’une part, un je, un ici, un maintenant déictiques situés dans la situation d’énonciation-remémoration, d’autre part, un je, un ici, un maintenant non ou faux-déictiques situés dans le monde non-acuel du récit de souvenir. J.-M. Adam, Le style dans la langue.Une reconception de la stylistique, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1997, p. 193.
[12] . Pour le déplacement des déictiques, nous renvoyons à J.-M Adam, Le style dans la langue. Une reconception de la stylistique, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1997, p. 185-211.
Bors Edit, « « Le souvenir que j’ai gardé d’elle … » Variations des verbes de remémoration dans les textes autobiographiques », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Le-souvenir-que-j-ai-garde-d-elle (Consulté le 31 octobre 2024).