L’identité est une des notions phares des sciences humaines et sociales dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Cependant, ses usages multiples en font une notion parfois floue. Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication invite à redéfinir certains de ses principes et certaines notions. Celle d’avatar, souvent mobilisée par les chercheurs, ne rend pas compte de la multiplicité et de la complexité des phénomènes observables et du poids des dispositifs dans les pratiques des utilisateurs. Le terme personnage-joueur va permettre de comprendre que c’est dans le lien qui unit le personnage à son joueur que se jouent les relations entre les différents acteurs sociaux. La notion de Roleplay, conçue comme une stratégie identitaire, aide à définir la nature particulière de ce lien.
Mots-clefs : Stratégies identitaires, MMORPG, Personnage-joueur, Roleplay, Avatar
The notions of Player-Character and Role-Playing for studying identity in MMORPGs
The concept of identity has had a tremendous success during the second half of the twentieth century. But its various definitions make its use blurry at times. The development of information and communication technologies invites us to redefine some principles and notions. The notion of avatar, often used by researchers, does not explain the multiplicity and the complexity of the phenomena that one can observe, nor the effect of the apparatus on the practices of its users. The term Player-Character shows that the relations between social actors cannot be understood without taking into account the links that players build with their characters. The Role-Playing, as an identification strategy, helps to define the specific nature of this link.
Key Words : Identification strategy, MMORPG, Player-character, Roleplay, Avatar
Jacques Henriot, Sous Couleur de Jouer [1]
Introduit dans les années 50, le concept d’identité apparaît dans les sciences humaines et sociales comme un des concepts incontournables de la recherche dans la seconde moitié du XXe siècle. Il a séduit et conquis de nombreuses disciplines qui en ont toutes donné une voire plusieurs définitions [2]. De plus, les développements des technologies de l’information et de la communication et des réseaux au début du XXIe siècle lui ont apporté de nouveaux questionnements [3]. L’identité est devenue un concept « doux » (ou mou) qui perd en précision ce qu’il gagne en élasticité. Rogers Brubaker a proposé de sortir de cette tendance en utilisant d’autres termes plus appropriés aux phénomènes que le chercheur souhaite mettre en lumière [4]. En proposant une réflexion autour de plusieurs notions convoquées dans les études sur l’identité dans les jeux vidéo et les réseaux numériques, celles d’« avatar » et de « personnage », c’est une même ambition qui m’habitera dans cet article. Je m’appuierai sur une méthodologie qui associe une approche anthropologique utilisant une méthode ethnographique, l’observation participante de longue durée et des entretiens, avec l’analyse de contenus médiatiques permettant de relever les discours autour des productions culturelles étudiées. Dans un premier temps, je souhaite montrer que l’utilisation d’un terme unique peut nuire à la compréhension de phénomènes aussi divers que ceux qui se déroulent dans les mondes du jeu vidéo : l’utilisation du terme « avatar » pose problème lorsqu’il s’agit de désigner l’ensemble des phénomènes observables. Dans un second temps, je montrerai ce que peuvent apporter les notions de personnage-joueur et de Roleplay pour l’étude de l’identité dans des activités liées aux jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs. Mais tout d’abord, il est nécessaire d’effectuer un bref rappel sur la notion d’identité et son utilisation dans les sciences sociales.
« La notion d’identité est une de ces notions qui, depuis un certain temps, fait l’objet de réflexions interdisciplinaires. Elle est centrale en sociologie, en psychologie sociale, en anthropologie, en sémiologie, en analyse du discours et chacune de ces disciplines la définit d’une façon qui lui est propre. Cette notion est liée à la question du sujet qui est elle-même définie différemment selon ces disciplines, et selon les époques. » [5] Elle a donc connu de nombreuses acceptions et a fait l’objet de beaucoup d’emprunts. Au même titre que la notion de culture, chacune de ses utilisations mérite que le chercheur précise ses intentions et ses objectifs lorsqu’il emploie ce terme afin de délimiter précisément sa propre approche. Rogers Brubaker met en garde, « le constructivisme « doux » autorise une prolifération des « identités ». Mais tandis qu’elles prolifèrent, le terme perd ses facultés analytiques. Si l’identité est partout, elle n’est nulle part. » [6]
Étymologiquement le terme identité est formé sur le latin idem désignant « le même » et de la dérivation par le suffixe -ité, dont il est dit que « d’un point de vue sémantique, -ité construit des noms de propriété dont le sens est globalement paraphrasable par ’fait, qualité d’être A’ : productivité = ’fait d’être productif’. » [7] Le terme « identité » devrait donc représenter le fait ou la qualité d’être le même. Cela fait écho à la réflexion de Paul Ricœur qui parle d’identité en termes de « mêmeté » [8]. Celle-ci s’établit dans une relation au temps qui lui donne sa « permanence » et son « caractère » [9]. « Chaque habitude ainsi contractée, acquise et devenue disposition durable, constitue un trait – un trait de caractère, précisément –, c’est-à-dire un signe distinctif à quoi on reconnaît une personne, on la réidentifie comme étant la même, le caractère n’étant pas autre chose que l’ensemble des signes distinctifs. » [10] Un acteur social évolue, il change, mais il est malgré tout reconnu comme le même acteur social. « Par cette stabilité empruntée aux habitudes et aux identifications acquises, autrement dit aux dispositions, le caractère assure à la fois l’identité numérique, l’identité qualitative, la continuité ininterrompue dans le changement et finalement la permanence dans le temps qui définissent la mêmeté. » [11]
L’identité est le produit d’une co-construction entre un acteur social et les autres acteurs par divers processus d’identification. Elle s’appuie sur un certain nombre de « marqueurs », de « traits » ou « composantes » mobilisés selon la situation, tels qu’un nom, des caractéristiques physiques ou morales et bien d’autres, et elle permet la reconnaissance de soi par autrui. Elle peut donc se définir comme « une structure polymorphe dont les éléments constitutifs sont les aspects psychologiques et sociaux en rapport à la situation relationnelle à un moment donné, d’un agent social (individu ou groupe) comme acteur social » [12].
« Le polymorphisme de cette structure apparaît clairement lorsque les éléments, ou ’marqueurs’ ou ’identials’ pertinents dans une situation relationnelle donnée, disparaissent au profit d’autres éléments quand la situation se modifie. » [13] L’un des problèmes majeurs posé par l’étude de l’identité est alors de savoir si un acteur social a une ou plusieurs identités en fonction des situations. Problème qu’on retrouve notamment dans l’emploi de l’image de « facettes » [14] qui compare l’identité à un polyèdre dont on présente une face à la fois, ou encore dans la notion de « rôles » chez Erving Goffman qui dépendent des « scènes » sociales dans lesquelles les acteurs sont engagés. Cette impasse définitoire vient précisément de la multiplicité des utilisations du terme suivant que le chercheur adopte une approche sociale et situationnelle ou psychologique et individuelle. Elle peut être surmontée en voyant l’identité comme un ensemble multidimensionel, « un tout structuré plus ou moins cohérent et fonctionnel » [15] qui cherche à articuler ces deux approches.
Ce qui va nous intéresser ici sera d’étudier comment ce tout se constitue et comment les acteurs sociaux le rendent cohérent par les « stratégies identitaires » qu’ils mettent en place et qui sont définies comme des « procédures mises en œuvres (de façon consciente ou inconsciente) par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une, ou des, finalités (définies explicitement ou se situant au niveau de l’inconscient), procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est-à-dire en fonction des différentes déterminations (socio-historiques, culturelles, psychologiques) de cette situation. » [16] Ces stratégies ont des finalités et permettent aussi à l’acteur de se situer dans des catégories par des relations d’appartenance. La reconnaissance opère alors pour déterminer si plusieurs acteurs sociaux, individus ou groupes, appartiennent au même ensemble. Pour cela, Rogers Brubaker propose, entre autres, l’emploi des syntagmes « autocompréhension » et « localisation sociale » [17]. L’identité sert alors à donner un « sens » [18] à l’acteur social, pour lui-même et pour les autres, aussi bien en termes de définition que de direction, ainsi qu’à caractériser les comportements et les interactions des acteurs les uns envers les autres.
Le chercheur doit être vigilent aux manières dont les acteurs sociaux se définissent et font sens d’eux-mêmes et des autres dans la façon dont ils s’attribuent des identités. Le langage qu’ils utilisent pour se designer renseigne le chercheur sur les processus d’identification. « Les objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences sociales se fondent sur les objets de pensée construits par la pensée courante de l’homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables et s’y référant. Ainsi, les constructions utilisées par le chercheur en sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions au deuxième degré, notamment des constructions de constructions édifiées par les acteurs sur la scène sociale dont l’homme de science observe le comportement et essaie de l’expliquer tout en respectant les règles de procédure de sa science. » [19] On note deux choses importantes dans le programme dressé par Alfred Schütz que j’adopterai ici. Tout d’abord, il y a un monde social que le chercheur étudie et à propos duquel les acteurs construisent leurs systèmes de significations. Puis, dans le champ spécifique qui est le sien, le chercheur construit ses propres objets de pensée à partir de ceux qu’il observe. Pour étudier les stratégies identitaires mises en place par les acteurs, le chercheur en sciences humaines et sociales va analyser les significations que ces derniers produisent, notamment à travers le langage. « Son champ d’observation, le monde social, n’est pas essentiellement un monde sans structure. Il a une signification particulière et une structure pertinente pour les êtres humains qui y vivent, qui y pensent et qui y agissent. » [20] Le chercheur doit donc faire particulièrement attention à la manière dont il restitue les phénomènes qu’il examine sans pour autant tomber dans les surinterprétations, et veiller aux termes qui vont designer au plus juste ces phénomènes. Cette démarche, déjà exprimée dans un précédent article, marque une volonté de décloisonner la recherche du champ réducteur de l’intellectualisme auquel elle est parfois cantonnée et une volonté d’ouverture vers les acteurs sociaux eux-mêmes [21]. Je prêterai une attention particulière à la façon dont ces derniers se désignent eux-mêmes ou désignent les autres dans leurs activités de jeu et sur les réseaux numériques. Mon approche peut être qualifiée de compréhensive, elle ne suppose pas pour autant une totale liberté des acteurs mais essaie de les envisager dans leurs contextes et en fonction des ressources disponibles. D’autres approches théoriques seraient possibles mais je ne pourrai pas toutes les aborder par manque de place. J’en évoquerai certaines à la fin de cet article afin d’ouvrir la discussion.
Les identités numériques
Quid alors de la notion d’identité lorsque l’on tente de l’appliquer à l’étude des nouvelles technologies ? Si l’on reprend les éléments proposés plus haut, l’identité numérique permet la reconnaissance de l’acteur social. Elle évolue dans le temps ou suivant les situations, en se basant sur un certain nombre de marqueurs. Les stratégies identitaires vont donc s’adapter aux différents dispositifs auxquels les acteurs participent. Ici, le dispositif est entendu comme un ensemble qui réunit à la fois un système ou une structure technique, ses participants, les discours qui entourent leurs pratiques et le tout situé dans un contexte socioculturel, historique et économique global. Faire la différence entre les notions d’ « avatar » et de « personnage », et plus spécifiquement « personnage-joueur », permet d’appréhender les activités qui prennent place sur la toile et dans les jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs.
Les chercheurs utilisent souvent la notion d’« avatar » pour parler de l’identité dans les mondes numériques et les jeux vidéo. Ceux qui l’emploient prennent soin de préciser l’origine sanskrite du terme, ainsi que son apparition dans le domaine du numérique (via la littérature de science fiction [22] puis son utilisation récente au cinéma dans le film de James Cameron). On peut citer Étienne Pereny et Étienne Armand Amato, qui ont proposé d’évaluer la portée heuristique de la notion d’« avatar » [23] pour l’étude d’un large ensemble de dispositifs numériques « hypermédias » et « cybermédias », ou Fanny Georges, qui propose une tripartition entre « avatar marionnette », « avatar masque » et « avatar-mouvement » [24] pour rendre compte des phénomènes observés dans les mondes du jeu vidéo. Nous verrons à plusieurs reprises dans cet article les limites des approches de ces auteurs, desquelles mon point de vue diverge. Mon argument principal sera que l’emploi de cette notion « fourre-tout » [25] pose problème lorsqu’il s’agit de parler de l’ensemble des phénomènes d’identification qui prennent place dans ces mondes, d’autant plus que le terme est porteur d’une certaine idéologie qui risque de fausser leur compréhension. Comme R. Brubaker avec la notion d’identité, il s’agit de se méfier de la prolifération des « avatars ». Cette terminologie pose par ailleurs le problème des pratiques langagières réelles des joueurs que ces auteurs évoquent peu. L’apport d’É. Pereny et É. A. Amato reste important pour l’historique du terme et pour la discussion qu’ils développent sur les déterminants propres à l’environnement dans lequel les représentations numériques de l’acteur évoluent [26].
Premier problème : dans son acception originelle, en sanskrit, « Avatâra » signifie la « descente » du dieu Vishnu sur terre [27]. On y trouve l’idée d’un monde céleste, sacré, d’où viendrait un être supérieur qui prend une forme acceptable pour évoluer dans le monde des humains. C’est toute une idéologie qui risque d’être transposée à l’étude des nouvelles technologies et des jeux vidéo et qui traduit une forme de supériorité du monde physique, matériel, « réel » diront certains, sur les mondes fictionnels numériques. É. Pereny et É. A. Amato prolongent cette pensée lorsqu’ils parlent « d’incarnation temporaire de type magique » [28]. Méfions-nous de l’usage de termes relatifs au sacré, à la transcendance et à l’ésotérisme pour qualifier des usages et des pratiques liées aux technologies. Dans un autre registre, celui de l’histoire des religions, on se rappellera des débats qu’ont pu engendrer les abus de références ésotériques de Mircea Eliade [29]. Les liens entre jeu et rituels magiques mériteraient une étude approfondie [30] mais ne peuvent pas se faire sur la base de l’utilisation du terme « avatar » tel qu’on l’observe depuis quelques décennies, bien entendu. Le piège étant, comme nous le verrons plus bas, que le discours de certains acteurs, notamment du monde de l’industrie, invite à la confusion. L’idée d’incarnation est d’autant plus problématique si l’on suit les réflexions de Jacques Henriot qui définit le jouer comme une pratique de l’entre-deux : « la distance qui se crée et se maintient entre le joueur et son jeu » [31]. Plus important encore, ces dérives risquent surtout de limiter la compréhension des phénomènes communicationnels observés à un modèle provenant d’un autre champ, souvent sans discuter sa réelle pertinence pour l’objet d’étude. Le joueur serait le dieu alors que son « avatar » numérique ne serait qu’un fragment, une incarnation, une partie, ou une version amoindrie de la personne qui le contrôle. Or, cela ne permet pas de penser la spécificité des environnements numériques comme des espaces légitimes de communication et leur rôle au sein de la société puisqu’ils sont d’emblée qualifiés par des termes dont la connotation est réductrice. Cette vision se retrouve dans le lexique du site Jeuxonline :
« Avatar
du terme sanscrit ’Avatara’ qui désigne originalement les incarnations terrestres de la divinité Vishnu dans la philosophie hindouiste. Par extension en matière informatique, l’avatar désigne l’incarnation numérique d’un individu dans un monde virtuel (on parlera aussi de ’personnage’).
Voir aussi : ’La notion d’avatar dans les MMORPG’ »
Dans le discours des jeux en ligne, l’« avatar » est un équivalent du personnage contrôlé par le joueur. Cependant, bien qu’on la retrouve ailleurs, cette appellation ne correspond pas aux observations que j’ai pu faire au cours de plusieurs années de pratique de jeux vidéo et de jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs (MMORPG* [32]). Ceci nous amène à notre deuxième problème : le terme « avatar » apparaît dans d’autres dispositifs. L’exemple typique où le terme est employé, après Habitat dans lequel il apparaît pour la première fois, est Second Life :
« Second Life est une communauté entièrement créée par ses résidents. Rejoignez le monde virtuel en 3D le plus grand d’Internet ! » [33]
Ici, ce n’est pas le terme de jeu qui est employé, mais celui de « monde virtuel » dont les utilisateurs sont des « résidents ». La définition de l’avatar donnée sur le site internet est la suivante :
Vous avez probablement entendu le terme « avatar » dans la bouche d’un ami, dans les news, ou vu le terme sur le Web. Par exemple, James Cameron a réalisé un film appelé « Avatar » et un show télévisé animé très populaire, « Avatar, The Last Airbender. » Mais qu’est-ce qu’un avatar dans Second Life exactement ? Dans le monde virtuel, un avatar est un personnage numérique que vous pouvez créer et personnaliser. C’est vous, en 3D. Vous pouvez créer un avatar qui vous ressemble ou inventer une nouvelle identité. La seule limite est votre imagination. Que souhaitez-vous être ? » [34]
Dans cette définition, un lien est établi entre différentes productions culturelles auquel se rajoute la spécificité de Second Life. Ce dispositif propose aux utilisateurs de créer un avatar qui leur ressemble et accompagne sa proposition d’une image d’une jeune fille à côté de son avatar qui reproduit très fidèlement ses traits, couleur de cheveux, lunettes, vêtements, accessoires, même métier, et dont seuls le nom et le lieu de résidence diffèrent [35]. On crée alors l’illusion d’une véritable transposition de l’utilisateur vers le monde numérique. Mais qu’il ressemble à l’utilisateur ou non, « C’est vous, en 3D » affirment les concepteurs. Il y a donc derrière la notion d’« avatar » un discours qui promeut une forme de transfert ou de transposition de l’utilisateur vers le dispositif à travers sa propre représentation. Cela rappelle effectivement le film de James Cameron où l’esprit du héros, Jake Sully, est transféré entièrement dans le corps de son avatar à plusieurs reprises avant d’y être transposé de manière définitive à la fin du film. On retrouve la confusion évoquée précédemment entre phénomène ludique ou communicationnel médiatisé technologiquement, et incarnation magique. Refaire l’historique de l’usage des termes tel que le proposent É. A. Amato et É. Pereny est important mais n’est pas suffisant. Encore faut-il se distancier de l’usage qu’en font les acteurs pour en discerner les enjeux, au risque de ne faire que reprendre, sans l’expliquer, un discours qui circule notamment parmi les industriels et les fabricants de productions culturelles, et dont les adoptions par les usagers sont variées. Pour cela, la méthode proposée pour cet article permet de compléter l’analyse de documents et les lectures scientifiques à vocations historique et documentaire afin d’éviter une confusion entre le discours des industriels et les pratiques des acteurs.
Pour mieux comprendre cela, il faut sortir du champ des mondes virtuels et interroger des dispositifs voisins. Le terme « avatar » est utilisé sur de nombreux forums, blogs et sites internet, ou encore dans des logiciels de messagerie instantanée comme Skype, pour désigner l’image qui accompagne le pseudonyme de l’utilisateur. Gravatar - Globally Recognized Avatars, par exemple, propose aux utilisateurs un service unifié d’hébergement d’images :
« Un Avatar Universellement Reconnu
Votre Gravatar est une image qui vous suit d’un site à l’autre, apparaissant à côté de votre nom quand vous postez un commentaire ou un message sur un blog. Les avatars aident à l’identification de vos messages sur les blogs et les forums du web, alors pourquoi pas sur n’importe quel site ? » [36]
Dans ce cas, la notion d’avatar (ou de Gravatar), en tant qu’image unique, est attachée à l’utilisateur puisqu’elle « suit » l’utilisateur « d’un site à l’autre ». On retrouve l’idée de « continuité ininterrompue » dont parle Paul Ricœur dans le profil de la personne qui se reconnaît grâce à la « permanence » de ce « trait ».
Dans son article, Fanny Georges met en garde : « l’avatar serait aujourd’hui en voie de disparition […] L’objet de substitution s’efface pour laisser place au geste (par exemple, Angry Birds sur écran tactile). L’avatar s’enfouit dans le corps qui reprend sa place de représentation de la personne. » [37] Contrairement à ce que dit l’auteur, la place du geste dans les jeux vidéo n’est pas un phénomène récent. On peut remonter au développement des jeux d’arcade, par exemple aux jeux de tir comme Desert Gun (1977) où l’utilisateur manipule une arme factice, réplique de fusil, et sans personnage le représentant à l’écran. C’est le cas également du NES Zapper, un pistolet optique pour la console NES, connu notamment grâce au jeu Duck Hunt (1985) et Wild Gunman (qui apparaît sous forme de borne d’arcade dans le film Retour vers le futur 2), ou plus tard dans des dispositifs comme les tapis de danse, la EyeToy de Sony pour Playsation 2, la manette de la Wii, aujourd’hui la Kinect de Microsoft et tout autre dispositif similaire. Les tentatives de provoquer une plus grande immersion par la simulation qui engage le corps et les sens du joueur tout entier dans le dispositif de jeu ne datent donc pas d’hier. Mais il est certain que les développements techniques récents en matière d’interface tactile ont ouvert la voie à de nouvelles possibilités d’interactions avec les dispositifs de jeu.
On peut citer d’autres exemples où les pratiques langagières ne rencontrent pas la notion d’« avatar ». Dans les jeux mettant en scène des personnages connus, comme Mario ou Lara Croft, on ne parle pas d’avatar, mais on désigne le personnage par son nom. Les jeux de combat proposent un « écran de sélection de personnage ». Dans les jeux de course automobile, si le joueur peut bien s’imaginer au volant d’un bolide, il ne se sent pas incarner le véhicule, mais éventuellement son conducteur, d’autant plus s’il utilise des contrôleurs de jeu comme un volant et des pédales ; on peut alors se demander où se trouve exactement l’« avatar ». Dans les jeux de foot, le joueur va contrôler tous les membres d’une équipe avec, en général, une priorité sur le personnage qui possède le ballon [38]. Le choix du joueur porte sur l’équipe avec laquelle il souhaite jouer et, à la question d’un joueur à un autre : « Tu prends qui ? » la réponse pourra être le nom d’une équipe comme par exemple « La Juve » pour la Juventus de Turin ou « L’Ajax » pour l’équipe d’Amsterdam.
Dans des cas comme ceux-ci, la notion d’ « avatar » ne suffit plus à rendre compte de la diversité des expériences et des phénomènes observables, ni du poids des dispositifs dans les pratiques des utilisateurs. De même, elle ne suffit pas à expliquer le chevauchement de cadre qui s’opère entre le monde physique et les représentations du monde numérique fictionnel. Contrairement à ce qu’affirment É. A. Amato et É. Pereny, je pense qu’il est nécessaire de limiter l’usage de cette notion aux situations où elle s’avère représentative des phénomènes étudiés. Enfin, la notion d’ « avatar » ne rend pas compte des « stratégies identitaires » des acteurs qui passent par les formes langagières employées. Voyons à donc à présent en quoi la notion de « personnage », que l’on retrouve dans les jeux de rôle papier, a pu être importante pour le développement des MMORPG et comment celle-ci se retrouve au cœur des pratiques des joueurs.
Trois points sont récurrents pour définir les jeux en ligne massivement multi-joueurs, ils ne sont accessibles qu’en ligne, leurs univers sont persistants, c’est-à-dire qu’ils sont accessibles en permanence et qu’ils évoluent constamment même lorsque les joueurs ne sont pas connectés, et ils réunissent un grand nombre d’utilisateurs [39]. Jusque ici, rien ne permet de différencier des dispositifs comme Second Life et World Of Warcraft par exemple. Les MMORPG forment un sous-genre des MMOG*, même s’ils en représentent la branche la plus connue :
« MMORPG
Acronyme de l’expression anglaise ’Massively Multiplayer Online Role Playing Games’, signifiant ’jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs’. Les MMORPG suivent les mêmes principes que les MMOG (voir ce terme), incluant une notion de ’jeu de rôle’.
Dans le cadre d’un MMORPG, le joueur est censé incarner un personnage doté d’une personnalité et jouer le rôle du personnage dans le monde virtuel. » [40]
La précision qui est apportée ici et qui fait la spécificité des MMORPG est révélatrice de la filiation avec les jeux de rôle papier, leurs mécanismes et leurs univers. Ce loisir trouve ses origines dans les jeux de stratégie de guerre [41]. Des éléments de fantasy empruntés en grande partie à l’œuvre de J. R. R. Tolkien sont intégrés au jeu, le nombre de troupes représentées par les figurines est diminué jusqu’à l’unité, c’est-à-dire qu’une figurine représentera un seul personnage, et enfin, un arbitre-narrateur sera présent pour mener le jeu. Ces changements sont dus à Dave Anderson et Gary Gygax, considérés comme les pères fondateurs du jeu de rôle avec Donjons et Dragons. Dans une interview citée par Olivier Caïra, Gary Gygax dit : « Presque tous les ingrédients du jeu de rôle étaient déjà dans les jeux de figurines militaires, surtout joués en campagne. Le saut fut de passer d’un joueur dirigeant plusieurs figurines dont un « commandant » à un jeu où il jouait uniquement ce personnage » [42]. Pour le concepteur, l’avènement du jeu de rôle repose donc principalement sur le fait que chaque joueur incarnera un seul personnage à la fois, ce qui est la contrepartie d’une augmentation et d’une complexification des actions qu’une figurine peut accomplir. Le terme utilisé dans les premières versions du jeu de rôle Dungeons and Dragons est bien « Character » en anglais, « Personnage » [43] en français, et se retrouve dans les éditions suivantes, ce que É. A. Amato et É. Pereny ne précisent pas, rattachant ces figures à la notion d’« avatar ».
De même, dans les manuels ou les sites internet officiels de jeux tels que World Of Warcraft [44], Age Of Conan et Dark Age Of Camelot, on retrouve le terme de « personnage » et non celui d’« avatar ». Dans la pratique, lorsqu’un joueur dispose de plusieurs personnages et souhaite participer à une activité de groupe, il posera la question « Quel perso tu veux que je prenne ? » ou « Tu veux que je prenne qui pour ce soir ? », qui implique que la personne à qui il s’adresse connaisse bien ses différents personnages et les possibilités de chacun. Il arrive aussi que certains joueurs changent de personnage au cours d’une soirée en fonction des besoins du groupe, mais un joueur joue normalement un personnage à la fois.
S’il désirait en jouer plusieurs en même temps, il lui faudrait disposer de plusieurs comptes et éventuellement de plusieurs PC. Il s’agit dans ce cas de pratiques rares voire marginales qu’on trouve plutôt chez les Hardcore gamer en recherche d’efficacité [45].
Enfin, le terme « personnage » fait référence à d’autres types de fiction comme la littérature ou le théâtre dont le jeu de rôle se rapproche. Dans la première édition de Dungeons and Dragons, on trouve le passage suivant : « Qu’est-ce que ’jouer un rôle’ ? Ceci est un jeu de rôle. Cela signifie que vous allez agir comme un acteur, en imaginant que vous êtes quelqu’un d’autre, et en prétendant que vous êtes ce personnage. » [46] C’est donc la référence au jeu d’acteur et non à l’incarnation divine qui prédomine. Le terme personnage peut alors permettre d’aider à distinguer les mondes numériques où la part fictionnelle est plus importante de ceux où les représentations essaient de rester fidèles à l’utilisateur. La notion de Roleplay, qui signifie littéralement « jouer un rôle » et implique un mode de relation guidant l’interaction, prend ici son sens dans le degré de fictionnalité des pratiques, comme nous le verrons plus bas, et qui peut permettre de faire une distinction entre les MMORPG et les autres « mondes numériques » comme Second Life. Le terme « avatar », lui, renvoie à l’idée de transposition évoquée précédemment, la part de fiction y est moins présente.
L’usage du terme personnage-joueur (PJ) est courant dans les jeux de rôle papier ; elle est la traduction du terme anglais player-character (PC) et sert à désigner l’entité duale formée du joueur et de son personnage dans une partie de jeu de rôle par opposition au terme personnage-non-joueur (PNJ) ou non-playable-character (NPC) qui sert à désigner les personnages et monstres incarnés par le maître de jeu. Si l’on retrouve bien le terme « PNJ » dans les MMORPG, celui de personnage-joueur semble relativement absent alors que les termes « personnage » et « joueur » sont couramment utilisés. Encore une fois, les dispositifs ludiques formatent les pratiques des utilisateurs. Couplée à la notion de Roleplay, celle de personnage-joueur peut cependant permettre une mise en lumière des pratiques et des « stratégies identitaires » qui prennent place dans ces jeux.
Le plus souvent, le joueur s’exprime à la première personne ou se voit adresser la parole à la deuxième personne alors qu’il s’agit d’évoquer les actions de son personnage à l’écran. Voici une phrase prononcée sur le chat vocal de ma guilde : « Tu sautes ici et il y a un mur invisible sur lequel tu peux marcher. » Le premier personnage-joueur dit au second de faire sauter son personnage à un endroit spécifique. Le joueur ne saute pas devant son écran, mais il actionne des boutons sur son clavier et sa souris et c’est le personnage qui, en réaction, saute pour ensuite marcher sur un mur invisible. La notion de personnage-joueur prend ici tout son sens, puisque les différents personnages-joueurs sont capables de reconnaître à coup sûr à quel cadre il est fait référence lorsqu’ils s’adressent les uns aux autres. Il y a donc une « feintise ludique partagée » [47] entre les différents acteurs, c’est-à-dire une connaissance commune aux acteurs sur le statut et le cadre des interactions dans lesquelles ils s’engagent. Cela permet aussi de repenser certains traits des définitions canoniques du jeu comme son aspect « limité » [48] selon Johan Huizinga ou le caractère « séparé » [49] de la vie courante de Roger Caillois.
Deux autres exemples entendus sur le chat vocal de ma guilde avant un raid* : 1) « Je suis à Kara-Korum, j’arrive. » Dans cette phrase, le joueur signale que son personnage se trouve dans une province assez éloignée de là où se trouve le reste du groupe, « Kara Korum », mais qu’il va les rejoindre. En citant le nom de cette zone, il permet aux autres joueurs de comprendre qu’il parle de son personnage tout en s’exprimant à la première personne. 2) « je viens de rentrer, je mange un truc et j’arrive. » Ici au contraire, le joueur signale qu’il vient de rentrer chez lui et qu’il souhaite manger. Son personnage n’est pas encore en ligne. On suppose donc à juste titre qu’il va connecter son personnage en jeu après cela. Dans un cas comme dans l’autre, les joueurs sont capables de reconnaître les « indices de fictionnalité » [50] qui leur indiquent avec le même syntagme, « j’arrive », que dans un cas le joueur va déplacer son personnage et dans l’autre qu’il va se connecter au jeu.
Le pseudonyme joue un rôle important dans l’identification des « personnages-joueurs » et plus encore lorsque les joueurs ont plusieurs personnages. Prenons un exemple : deux personnages-joueurs, dont les personnages présents à l’écran s’appellent Sentanza et Torkam, appartiennent à la même guilde et rejoignent les autres membres pour participer à une activité de groupe. Sentanza remarque que Torkam, dont le personnage principal s’appelle Cobra, a une nouvelle cape et s’adresse à lui sur le chat vocal en disant : « Elle est classe ta cape Cobra, tu l’as trouvée où ? » Ce à quoi Torkam répond, toujours en vocal : « C’est celle de la nativité. » Dans cet exemple, les joueurs passent facilement d’un cadre à un autre et pourtant cela ne crée pas de confusion. Le joueur de Sentanza s’adresse au joueur de Torkam en l’appelant, non pas par le nom de son personnage présent à l’écran, ni même par son prénom In Real Life* (IRL), mais par le nom de son personnage principal, Cobra, qu’on ne voit pas à ce moment-là. Il n’y a pas de confusion car les référents sont partagés par l’ensemble des joueurs. Enfin, lorsque Torkam/Cobra parle de la « nativité », il se base sur des connaissances communes pour faire référence à un lieu qui présente des défis spécifiques et qui permet de récolter des récompenses particulières.
Lors de rencontres IRL, les joueurs s’interpellent le plus souvent par le nom de leur personnage ou pseudonyme sans que cela ne soit gênant, au contraire [51]. Souvent les personnes ne connaissent simplement pas les prénoms ou noms des joueurs. Certains marqueurs identitaires sont transposables et agissent comme des ressources disponibles afin de signifier l’appartenance à une communauté et se rattacher au cadre spécifique du jeu. Il est d’ailleurs plus intriguant d’entendre des joueurs s’appeler par leurs prénoms IRL car cela marque une « familiarité » qui semble sortir du cadre du jeu.
Pour étudier les phénomènes sociaux et communicationnels au sein de ces mondes numériques, il faut prendre en compte les relations qui s’établissent entre les différents acteurs. En cela, penser l’« avatar » ne suffit pas, car pour deux individus, les relations se multiplient entre joueurs et personnages et dépendent, non seulement des relations qu’entretiennent les joueurs avec leurs propres personnages, mais aussi des relations qu’entretiennent les joueurs entre eux, les personnages entre eux et les joueurs avec les personnages des autres, comme le montre le fait qu’un joueur appelle un autre joueur par le nom de son « main » (terme anglais désignant le personnage principal) alors qu’il est connecté avec un « reroll » (terme anglais désignant le personnage secondaire) pour parler aussi bien de choses qui se déroulent dans le jeu qu’en dehors du jeu. Cela pose aussi la question des pseudonymes récurrents et de la volonté des utilisateurs de garder le même marqueur identitaire lorsqu’ils passent d’un dispositif à l’autre, comme dans le cas du « Gravatar ».
Ces rapports complexes peuvent également être mis en lumière lorsqu’on observe les relations entre « personnages-joueurs » masculins et féminins. Une joueuse de World Of Warcraft me confiait, lorsque l’on parlait de l’aide que peuvent obtenir les joueuses : « J’ai pas besoin d’aller en IRL, il suffisait de dire que j’étais une fille et quelques minutes sur TS pour me faire rush tout ce que je voulais sur WoW :D ». Elle explique ici qu’il suffisait qu’elle aille sur un salon de discussion vocal, TeamSpeak (TS), pour qu’elle obtienne de l’aide très rapidement (« rush »), sur le jeu World Of Warcraft. Le smiley montre qu’elle est consciente de ce phénomène, qu’elle en jouait et que c’était presque trop simple. Les connaissances dont disposent les joueurs les uns sur les autres vont définir les actions qu’ils entreprennent en jeu et cela peut être encore plus subtil. Jouant moi-même un personnage féminin, j’ai plusieurs fois fait l’expérience de rencontrer des personnages-joueurs masculins qui se sont montrés particulièrement gentils, prévenants et généreux avec moi. Ils n’avaient pas moyen de savoir que c’était un homme qui contrôlait la petite archère blonde qu’ils étaient en train d’aider. J’usais d’une stratégie d’ « instrumentalisation de l’identité assignée », c’est-à-dire, « un mode d’acceptation de l’identité prescrite très différent de l’intériorisation car les acteurs ont une conscience plus claire de la nature sociale et assignée, de leur identité. » [52] Dans mon cas, le rôle du personnage que j’endosse et l’anonymat qui l’accompagne me permettent de jouer des relations sociales qui se tissent sur le terrain numérique. C’est un fait reconnu parmi les joueurs que nombreux sont ceux qui agissent en fonction du personnage qu’ils voient, et cela fait l’objet de beaucoup d’humour. Une blague courante est le fait d’imaginer la réaction d’un joueur masculin lorsqu’il découvre sur un chat vocal que derrière la jeune et jolie magicienne qu’il a draguée ou avec qui il a fait du Roleplay à tendance sexuelle, appelé « RPQ » par les joueurs, se cache un homme avec une voix très grave (en général il est grand, costaud et barbu pour rajouter à l’imaginaire stéréotypé qui circule parmi les joueurs). Ne pas révéler d’informations sur soi en tant que joueur peut faire partie du jeu et peut signifier que l’on souhaite garder une distance avec les autres joueurs. Des relations complexes se nouent entre personnages et joueurs en fonction des connaissances dont disposent les uns à propos des autres et elles peuvent aussi évoluer au cours du temps.
La relation qui se tisse entre le joueur et ses personnages est au cœur des stratégies identitaires qui se jouent dans MMORPG, l’incarnation du personnage par son joueur pouvant prendre des formes variées. Certains chercheurs défendent une définition puriste du Roleplay allant jusqu’à dire qu’il est impossible de le pratiquer dans les MMORPG [53]. Je proposerai ici une approche plus nuancée qui permet de comprendre des pratiques intermédiaires qui prennent place dans ces dispositifs dont la structure est différente du jeu sur table mais aussi, il faut l’admettre, où le Roleplay puriste n’est pas forcément encouragé.
Chez Roger Caillois, l’incarnation du personnage est la mimicry, définie comme « devenir soi-même un personnage illusoire et se conduire en conséquence » [54]. On la retrouve dans la notion de Roleplay dans les jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs comme le souligne Delphine Grellier. Pour cet auteur, le Roleplay « consiste à s’exprimer au style direct au nom du personnage, en faisant usage de voix et de tons adéquats permettant d’accentuer la crédibilité et la cohérence de l’interprétation. La pratique du Roleplay n’est pas obligatoire et laissée au libre choix du joueur ; elle est cependant adoptée par la majorité des joueurs, et mise en avant comme un facteur de bonne qualité de jeu » [55]. Dans le lexique de Jeuxonline, nous en trouvons la définition suivante :
« Roleplay
Terme anglais signifiant littéralement ’Jouer un rôle’. Le ’Roleplay’ désigne le fait d’incarner un personnage et d’agir comme le personnage (et non le joueur) le ferait. Le ’Roleplay’ peut prendre des formes diverses (depuis le fait de s’exprimer en vieux français dans un MMORPG médiéval fantastique, jusqu’au fait de respecter les principes de la classe du personnage). »
La notion de Roleplay renvoie bien à l’idée d’incarnation du personnage. Le joueur lui donne une forme de consistance et de cohérence en rapport à l’univers de jeu grâce à différentes stratégies de langage et d’action. Le Roleplay se définit donc comme une modalité d’engagement dans le jeu au cours de laquelle l’interaction entre plusieurs personnages-joueurs s’articule autour du pôle fictionnel. Jouer de manière Roleplay signifie donc un rapprochement du pôle personnage sur l’axe personnage-joueur et une distanciation du pôle joueur.
Le terme personnage-joueur, couplé à la notion de Roleplay, permet la mise en avant du lien qui existe entre les deux pôles de cet ensemble. Ni totalement d’un côté, ni totalement de l’autre, c’est une négociation constante du personnage-joueur avec lui-même et avec les autres personnages-joueurs afin de définir sa place dans le dispositif et dans la communauté des utilisateurs. On rejoint ici Jacques Henriot qui définit l’« attitude ludique » comme n’étant ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors du jeu. « Le jouer, dans son essence (c’est-à-dire : selon l’idée que l’on s’en fait), tient à la marge du jeu, à la distance qui se crée et se maintient entre le joueur et son jeu, entre ce qu’il est et ce qu’il fait, entre le sujet et le verbe de l’énonciation : ’je joue’. La mesure de cet intervalle définit les limites du jouer, l’espace où il a lieu. » [56]. Travailler autour de la notion de Roleplay permet alors de définir les espaces de jeu et les pratiques qui y prennent place.
Pratiquant l’observation participante pour mes travaux de thèse, je me trouve moi-même dans la situation de personnage-joueur. Lors d’une quête saisonnière*, j’ai pu acquérir un vêtement particulier qui était une robe assez courte. Lorsque les autres joueurs ont remarqué cette tenue, cela m’a valu quelques remarques grivoises sur le chat vocal, alors qu’ils savaient très bien eux-mêmes que c’était un joueur et non une joueuse qui manipulait le personnage ; cela ajoutait un niveau supplémentaire à l’humour. J’en ai joué et cela a fini par me créer une réputation de « coquine ». Chaque opportunité était propice à de nouvelles blagues, souvent récurrentes. Ainsi, lorsque je me connectais, on me disait que j’avais manqué à tel ou tel personnage-joueur masculin. Et lorsque je changeais de tenue, certains le remarquaient et disaient : « Ah tiens, tu n’as pas ta petite robe aujourd’hui. » Il y a ici un jeu entre pôle « documentaire » [57], le fait que je sois un homme en dehors du cadre de l’univers numérique, et pôle « fictionnel » [58], le fait que je joue un personnage féminin, sans qu’il y ait pour autant confusion. Il existe un niveau intermédiaire d’incarnation où le personnage-joueur, sans aller jusqu’au Roleplay total, se présente d’une certaine façon aux autres personnages-joueurs, le choix d’une tenue pouvant constituer un exemple parmi d’autres dans ces stratégies. Il s’agit bien d’une forme de « présentation de soi » et de stratégie identitaire visant à influencer le regard de l’autre.
Au-delà de la structure ludique, c’est dans le rapport que le joueur entretient avec son personnage que se construisent les relations sociales avec tous les autres personnages-joueurs. Cela confirme que l’identité et les stratégies mises en place dans sa construction sont déterminantes pour l’action et les significations dans le cadre d’activités ludiques menées par les acteurs.
Comme souligné dans la première partie de cet article, l’identité d’un acteur social s’établit sur la base de marqueurs, ou composantes, mobilisés lors de divers processus d’identification. Chaque dispositif fait appel à des marqueurs particuliers et peut en proposer de nouveaux. Pour l’étude des jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs, il faut, dans un premier temps, lister ceux qui interviennent dans les stratégies identitaires d’un personnage-joueur. Sans entrer dans le détail, ni vouloir être exhaustif, voici une liste de composantes qui peuvent être explorées :
1. Celles liées au joueur : nom, âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, réseaux sociaux et jeux pratiqués, etc.
2. Les méta-composantes choisies avant l’entrée en jeu : le jeu, la langue, le serveur*.
3. Celles de création de personnage : le royaume ou la faction, la race ou le peuple d’appartenance, la classe, le nom du personnage, son sexe et son apparence physique.
4. Celles du vécu du personnage-joueur : l’expérience et le niveau, l’équipement, la région où il se trouve, les quêtes en cours, la guilde d’appartenance, le groupe avec lequel il joue, ses heures de connexion.
Il sera ensuite nécessaire d’étudier les relations qui existent entre ces composantes. Par exemple, dans le jeu Dark Age Of Camelot, le choix du royaume détermine les races jouables qui elles-mêmes déterminent les classes jouables. Mais le choix ne s’opérera pas forcément dans cet ordre. La classe de personnage définit les actions qu’un personnage-joueur peut entreprendre. Il choisira alors sa classe en fonction de ses goûts , ce qui orientera le choix de sa race et de son royaume. De plus, le niveau du personnage limite souvent les régions où il peut se rendre, les quêtes qu’il peut accomplir et les ennemis qu’il peut affronter. La guilde à laquelle le personnage-joueur appartient détermine les groupes avec lesquels il joue. Le serveur joue un rôle dans le choix de la guilde du personnage-joueur, mais l’inverse est possible aussi. Lorsque des joueurs, qui ont appartenu à la même guilde sur un jeu donné, décident d’investir ensemble un nouveau jeu, c’est l’appartenance à la guilde qui motive le choix du serveur sur le nouveau jeu. L’étude des liens entre la personnalité des joueurs et leur action en jeu à un niveau plus individuel et subjectif, en fonction d’un certain nombre de traits de caractères, peut aussi faire l’objet d’approches psychologiques comme celle de Nick Yee et al. [59].
J’aimerais terminer en insistant sur un point particulier, celui du changement. Comme mentionné au début de cet article, l’identité est mouvante en fonction des situations et dans le temps. Un des pivots des jeux de rôle, qu’ils soient sur table, en jeux vidéo ou MMORPG, est la progression du personnage. Celle-ci est le plus souvent marquée par le niveau du personnage et des compétences qui évoluent avec le temps grâce à l’expérience accumulée. Les concepteurs de jeu peuvent imaginer des systèmes de progression alternatifs, sans niveaux chiffrés par exemple, mais il n’en reste pas moins que le personnage doit évoluer, ne serait-ce que face aux situations qu’il rencontre. Le personnage-joueur change tout en gardant continuité et cohérence. C’est l’« identité narrative » que Paul Ricœur définit comme une construction qui « peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie » [60]. Ainsi, la structure ludique prévoit une évolution qui permet de garder un niveau de jouabilité suffisant pour maintenir l’intérêt du joueur tout en permettant à ce dernier de se reconnaître dans les activités qu’il accomplit. Le dispositif de jeu participe ainsi à maintenir la cohérence de l’histoire personnelle du personnage-joueur dans le temps.
C’est dans le rapport que le joueur entretient avec son(ses) personnage(s) que se jouent plus largement les interactions sociales qui prennent place au sein des jeux de rôle en ligne massivement multi-joueurs. L’un comme l’autre ne disparaissent jamais totalement, et même lorsque l’utilisateur tente de s’effacer derrière sa représentation, cela constitue une « stratégie identitaire » à part entière. Enfin, plus qu’une réflexion autour de l’identité, cela permet d’ouvrir une réflexion sur la notion de jeu elle-même.
Dans les vastes champs que constituent les études sur l’identité, il aurait été possible de développer davantage certains aspects abordés ici. D’autres approches de l’identité et du sujet sont envisageables, comme la sociologie de l’agent proposée par Pierre Bourdieu, qui permet d’envisager l’action sans tomber dans le déterminisme complet ni dans la liberté totale du sujet [61]. Néanmoins, à partir des réflexions posées ici qui prennent comme point d’appui les stratégies de langage et d’action des utilisateurs, le chercheur peut développer des analyses à la fois plus représentatives des pratiques observables des acteurs et du poids des dispositifs dans ces pratiques.
[1] J. Henriot, Sous couleur de jouer, Paris, José Corti, 1989, p. 156.
[2] A. Muchielli, L’identité, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.
[3] L. Floridi, « The informational nature of personal identity », Minds & Machines, 21(4), 2011, p. 549-566 ; P. Schmoll, « Les Je en ligne », in La Société Terminale 1. Communautés virtuelles, P. Schmoll (dir.), Strasbourg, Néothèque, 2011, p. 113-135.
[4] R. Brubaker, « Au delà de l’ ’identité’ », Actes de la recherche en sciences sociales, 139, 2001/3.
[5] P. Charaudeau, « Pour une interdisciplinarité ’focalisée’ dans les sciences humaines et sociales », Questions de communication, 17, 2010, p. 195-222.
[6] R. Brubaker, op. cit., p. 66.
[7] N. Grabar, G. Dal, B. Fradin et al., « Productivité quantitative des suffixations par -ité et -Able dans un corpus journalistique moderne », in Mertens P., C. Fairon, A. Dister & P. Watrin (eds), TALN 2006, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2006, [En ligne]. http://perso.limsi.fr/  ;pz/FTPapiers/Grabar_TALN2006.pdf (consulté le 16 mars 2012).
[8] P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil,1990, p. 168.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 146.
[11] Ibid., p. 147.
[12] C. Camilleri, J. Kastersztein, E.-M. Lipiansky et al., Stratégies identitaires, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 28.
[13] Ibid., p. 28.
[14] J.-C. Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Hachette littérature, 2005, p. 128.
[15] C. Camilleri, et al., op. cit., p. 23.
[16] Ibid., p. 24.
[17] R. Brubaker, op. cit., p. 77.
[18] P. Ricœur, op. cit., 1990, p. 168.
[19] A. Schütz, Le chercheur et le Quotidien, Paris, Klincksieck, p. 11.
[20] Ibid., p. 10.
[21] L. Di Filippo, « Plus qu’un retour aux enquêtés, construire des ponts par l’observation participante : étude d’une communauté en ligne », ¿ Interrogations ?, 13, 2011, p. 33-50, [En ligne]. http://revue-interrogations.org/art&hellip ; (consulté le 10 novembre 2012).
[22] F. Georges, « Avatars et identité », Les jeux vidéo. Quand Jouer c’est communiquer, Hermès, 62, 2012, p. 33-40.
[23] É. A. Amato, É. Pereny, « L’heuristique de l’avatar : polarité et fondamentaux des hypermédias et des cybermédias », Revue des interactions humaines médiatisées, 11 (1), 2010, p. 87-115, [En ligne]. http://europia.org/RIHM/V11N1/RIHM1&hellip ; (consulté le 10 octobre 2012).
[24] Ibid.
[25] É. A. Amato, É. Pereny, op. cit., p. 89.
[26] N’ayant pas la place de développer cette discussion ici, je renvoie le lecteur aux travaux de ces auteurs, disponibles en ligne.
[27] P. Schmoll, « La texture sociale du virtuel », in La Société Terminale 1. Communautés virtuelles, P. Schmoll (dir.), Strasbourg, Néothèque, 2011, p. 87.
[28] É. A. Amato, É. Pereny, op. cit., p. 92.
[29] Voir notamment D. Dubuisson, Mythologies du XXe siècle. Dumézil, Levi-strauss, Eliade. 2e édition revue et augmentée, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008. Et plus particulièrement les chapitres sur Mircea Eliade.
[30] Cela passerait par une mise au point des travaux de Huizinga et des abus de la notion de cercle magique, comme a commencé à le faire Eric Zimmerman en revenant sur ses propres travaux. Voir E. Zimmermann, « Jerked Around by the Magic Circle - Clearing the Air Ten Years Later », Gamasutra, 2012, [En ligne]. http://www.gamasutra.com/view/featu&hellip ; (consulté le 1er juillet 2012). Puis tenter une définition du rite contemporain à partir des travaux de Martine Segalen et notamment son ouvrage Rites et rituels contemporains, qui part de définitions classiques du rite en sociologie et en anthropologie.
[31] J. Henriot, op. cit., p. 149.
[32] Pour tous les termes signalés par un *, le lecteur peut se référer au lexique en fin d’article.
[33] Second Life, [En ligne]. http://secondlife.com/?lang=fr-FR (consulté le 8 mai 2012).
[34] Second Life, [En ligne]. http://secondlife.com/whatis/avatar&hellip ; (consultée le 6 mars 2012).
[35] Ibid.
[36] Gravatar – Globally recognized avatar, [En ligne]. http://fr.gravatar.com/ (consulté le 8 mai 2012).
[37] Ibid.
[38] Une exception que l’on peut citer ici étant World Cup sur NES où le joueur incarne le capitaine de l’équipe.
[39] P. Schmoll, « Jeux sans fin et société ludique », Colloque scientifique Le jeu vidéo, au croisement du social, de l’art et de la culture, 10-12 juin 2009, Limoges.
[40] Jeuxonline, [En ligne]. http://www.jeuxonline.info/lexique/&hellip ; (consulté le 16 mars 2010).
[41] O. Caïra, Jeux de rôle : les forges de la fiction, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 16-17.
[42] G. Gygax, Interview publiée dans Casus Belli, NS n°29, déc. 2004 – jan. 2005, p. 18, cité par Caïra O., Op. Cit., p. 17.
[43] Je me réfère ici au Manuel du joueur (Players Manual) de la boîte rouge de la première édition de Dungeons and Dragons éditée par TSR en 1984.
[44] World Of Warcraft, Guide du débutant, [En ligne]. http://eu.battle.net/wow/fr/game/guide/ (consulté le 18 mai 2012).
[45] T. L. Taylor, Play between Worlds, Cambridge/London, MIT Press, 2006, p. 79.
[46] « What is “role playing” ? This is a role-playing game. That means that you will be like an actor, imagining that you are someone else, and pretending to be that character. », Traduction de l’auteur dans le corps du texte. Dungeons and Dragons Players Manual, Lake Geneva, WI, TSR Inc, 1984, p. 2.
[47] J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999, p. 149.
[48] J. Huizinga, Homo Ludens, Paris, Gallimard, 1951, p. 10.
[49] R. Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967, p. 43.
[50] O. Caïra, Définir la fiction. Du roman au jeu d’échec, Paris, EHESS, 2011, p. 179-207.
[51] T. L. Taylor, op. cit., p. 4.
[52] C. Camilleri, et al., op. cit., p. 69.
[53] E. Maccallum-stewart, J. Parsler, « Role-play vs. Gameplay : the difficulties of Playing a role in World Of Warcraft », in H. G. Corneliussen, J. Walker Rettberg, Digital Culture, Play, and Identity, Cambridge/London, MIT Press, 2008, p. 225-246.
[54] R. Caillois, op. cit., p. 61.
[55] D. Grellier, « Simulation Ludique, un cas particulier de jeu : analyse des jeux de simulation de rôle au regard de la théorie de Roger Caillois », Klesis, septembre 2007, p. 108.
[56] J. Henriot, op. cit., p.149.
[57] O. Caïra, op. cit., 2011, p. 171.
[58] Ibid.
[59] N. Yee et al., « Introverted Elves & Concientious Gnomes : The Expression of Personnality in world of Warcraft », actes du colloque CHI 2011, 7-12 mai 2011, p. 753-762, [En ligne]. http://www.nickyee.com/pubs/Yee%20%&hellip ; (consulté le 10 octobre 2012).
[60] P. Ricœur, op. cit., 1990, p. 168.
[61] C. Chauviré, O. Fontaine, Le vocabulaire de Bourdieu, Paris, Ellipses, 2003.
Di Filippo Laurent, « Les notions de personnage-joueur et Roleplay pour l’étude de l’identité dans les MMORPG », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Les-notions-de-personnage-joueur (Consulté le 22 décembre 2024).