L’École de Chicago constitue un courant de pensée qui a marqué durablement la sociologie américaine ainsi que la sociologie française. Si nombre de leurs ouvrages demeurent encore non traduits, le regard sociologique qu’Albion Small, William Isaac Thomas, Florian Znaniecki, Robert Ezra Park ou encore Ernest Burgess posent sur la réalité sociale inspire les sociologues contemporains, en particulier ceux qui s’inscrivent dans les paradigmes interactionniste et ethnométhodologiste.
Notre intention est tout d’abord de présenter les auteurs-clés de ce qu’il est préférable de nommer la tradition socio-anthropologique de Chicago, le terme d’« École de Chicago » apparaissant comme une construction rétrospective. Enfin, la généalogie de cette tradition nous permettra ensuite d’apprécier la diversité de ses racines intellectuelles et idéologiques, qui nous conduisent bien au-delà des sciences sociales.
La genèse institutionnelle de la « tradition de Chicago » [1] correspond à la formation d’une première génération de sociologues rassemblés rétrospectivement sous l’étiquette d’École de Chicago. Nous pouvons délimiter cette génération fondatrice à partir de quelques auteurs et dates clés.
En 1890, Albion Small publie Introduction to the Science of Sociology [2]. Il devient le premier directeur du département de science sociale et anthropologie de l’université de Chicago, fondé en 1892 [3], et le restera jusqu’en 1924. Il publie en 1894, avec George Vincent, An Introduction of the Study of Society [4], qui constitue un ouvrage de référence pour les premiers étudiants formés au sein de ce département. Il fonde en 1895 l’American Journal of Sociology (il en est le rédacteur en chef jusqu’en 1925) et contribue à la création de l’American Sociological Society (fondée en 1905, elle est rebaptisée American Sociological Association depuis 1935). On peut ainsi rapprocher Albion Small d’Émile Durkheim dans le rôle déterminant que les deux ont joué dans l’institutionnalisation de la sociologie au sein de leur État.
Seconde figure clé : William Isaac Thomas. En 1895, il devient assistant en sociologie à l’université de Chicago et soutient son doctorat l’année suivante, sous la direction d’Albion Small et de Charles Henderson. Il devra toutefois attendre 1910 pour être nommé professeur. Entre 1918 et 1920, il publie avec Florian Znaniecki les cinq volumes de ce qui constitue un classique de la sociologie empirique effectuée sur la base de matériaux biographique et ethnographique : Le Paysan polonais en Europe et en Amérique [5]. William Isaac Thomas est aussi l’auteur d’un théorème, qui porte désormais son nom : ’If men define situations as real, they are real in their consequences’ [6] (« Si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences »).
C’est sur l’initiative de William Isaac Thomas que Robert Ezra Park est recruté, en 1914. Ce dernier publie avec Ernest Burgess Introduction of the Science of Sociology [7] en 1921, autre référence incontournable pour toute une génération d’étudiants. Considérant la ville comme un véritable laboratoire de recherche, Ezra Park et Ernest Burgess sont considérés comme les pères fondateurs de l’écologie sociale, notamment à travers la publication, avec Roderick McKenzie, de The City [8].
Nous pouvons aussi souligner les contributions que Nels Anderson [9], Frederic Trasher [10] ou encore Louis Wirth [11] apportent aux recherches sociologiques monographiques. Leur recours à la technique d’enquête de l’observation participante fera toute la notoriété de l’École de Chicago, non sans être contestée ultérieurement. En effet, il s’avère que parmi les quarante-deux thèses soutenues en sociologie à l’université de Chicago entre 1915 et 1950, deux seulement mobilisent l’observation participante complète (où le chercheur est immergé à temps plein dans la communauté étudiée) ; le doctorant est impliqué dans un rôle à temps partiel dans six thèses, et sept utilisent des formes variées d’observation. Ainsi, les deux tiers des thèses soutenues ne mobilisent aucunement l’observation : « Les chercheurs de Chicago ont curieusement fait peu d’observations directes sur le terrain, préférant se fonder sur des récits d’individus qui rapportent leurs propres pratiques sociales dans la communauté considérée, en utilisant pour cela des questionnaires, des interviews, ou des histoires de vie » [12].
Pendant environ quarante ans, l’université de Chicago constitue un des pôles dominants de la sociologie américaine. En témoigne par exemple la succession de plusieurs de ses professeurs à la tête de l’American Sociological Society : Albion Small en est le président en 1912-1913 ; Charles Horton Cooley en 1918 ; Robert Ezra Park en 1925 ; William Isaac Thomas en 1927 ; Ernest Burgess en 1934. Mais le départ à la retraite de Robert Ezra Park, en 1934, marque la fin de cycle de cette génération fondatrice de la tradition socio-anthropologique de Chicago. La valeur scientifique de la sociologie qualitative prônée par l’École de Chicago est remise en question, à l’inverse de la sociologie quantitative d’une part (celle élaborée autour de Paul Lazarsfeld, érigeant la production et l’analyse de données statistiques comme le socle de la scientificité de la sociologie) et de l’épistémologie de la sociologie d’autre part (à travers les contributions de Talcott Parsons, qui marquent l’essor du fonctionnalisme, et de son élève, Robert Merton, adepte d’un fonctionnalisme « de moyenne portée » [13]). Le centre de gravité de la sociologie américaine ne se trouve alors plus à l’Université de Chicago mais plutôt sur la côte Est, du côté des universités d’Harvard (à Cambridge, où enseigne Talcott Parsons et où Robert Merton a été étudiant) et de Columbia (à New York, où enseignent Paul Lazarsfled et Robert Merton).
Comme bien des appellations qu’on accole à un ensemble de chercheurs, le terme d’« École de Chicago » apparaît comme une construction rétrospective, dans le sens où les sociologues ainsi rassemblés ne s’identifiaient pas comme tels au moment de leurs publications et enseignements. Les contributions d’Andrew Abbott [14], Christian Topalov [15] et Romain Pudal [16] nous incitent à prendre du recul avec l’évidence de cette étiquette.
Andrew Abbott nous indique que ce n’est qu’au début des années 1950 qu’apparaît la formule d’« École de Chicago », soit environ cinquante ans après sa supposée genèse, à une époque où le département de sociologie de l’Université de Chicago ne dispose plus du tout du même rayonnement. En effet, toute la génération fondatrice est soit décédée (Park, Small, Thomas ; Wirth décède en 1952), soit en retraite ou en fin de carrière universitaire (Anderson, Burgess, Trasher, Znaniecki, etc.). Le département de sociologie est le terrain de confrontations entre sociologues ’qualitativistes’ (fidèles à la tradition de Chicago) et ’quantitativistes’ (démarche méthodologique devenue dominante aux États-Unis). C’est alors que, afin de répondre à la demande de clarification émanant du chancelier de l’université, un séminaire est mis en place au sein du département durant l’année 1951-1952, posant au cœur de la réflexion l’identité paradigmatique des sociologues de l’université de Chicago, cherchant donc à déterminer quelle(s) sociologie(s) ils élaborent et défendent. Se trouve ainsi interrogée la manière dont chacun s’inscrit ou non dans l’héritage théorique et méthodologique de la tradition de Chicago et, à partir de là, l’identité de ceux qui peuvent prétendre au statut de digne héritier : « Ainsi, ce fut l’administration qui, la première, regarda Chicago comme quelque chose qui était moins que l’ensemble de la discipline, comme un paradigme spécifique (et daté) […] Ainsi, les débats du séminaire portent sur la création non pas de la seconde école de Chicago, mais de la première. Alors que son époque touchait à sa fin, les survivants essayèrent de la définir pour eux-mêmes » [17]. En résumé, comme le soutient Christian Topalov, « c’est dans ces interactions dont l’issue n’était en rien fixée à l’avance qu’apparut ’l’école de Chicago’ » [18].
Toutefois, s’il faut manier avec une extrême précaution l’étiquette d’École de Chicago, cela ne doit pas dissimuler pour autant ’l’air de famille’ qui existe entre les principales contributions de cette génération fondatrice d’une tradition sociologique. Un noyau dur transparaît, constitué de prises de position fondamentales concernant l’importance de l’empiricité, la valorisation de la démarche de recherche qualitative et leur volonté de fonder et défendre le caractère scientifique de la [leur] sociologie. Alain Coulon [19] désigne ainsi deux ’adversaires’ aux principaux représentants de l’École de Chicago :
Les figures du philosophe et du journaliste d’enquête tendent donc à être rejetées, au bénéfice de celle du scientifique. De même, on retrouve une inclination partagée sur l’étude des processus sociaux, à l’échelle des interactions. Enfin, les difficultés propres au mode de vie urbain (concernant le voisinage, la délinquance, la marginalité…) constituent le questionnement de départ de nombreuses recherches.
Un ’air de famille’ est donc repérable parmi les différents sociologues que nous réunissons rétrospectivement sous l’étiquette d’École de Chicago. Mais, comme dans toute famille, peut-on avancer, l’unité (en l’occurrence paradigmatique) de l’École de Chicago est en partie de façade. Des failles, des tensions, des positions ambivalentes, bref, des mouvements instituants traversent et bouleversent le département. Ainsi en est-il de ce qui s’apparente pourtant comme le cœur de la tradition socio-anthropologique de Chicago : la démarche de recherche qualitative. En effet, si l’approche quantitative des faits sociaux est sévèrement combattue par Robert Ezra Park [20], Ernest Burgess en témoigne tout son intérêt, soutenant que « les méthodes des statistiques et de l’étude de cas n’entrent pas en conflit entre elles » [21]. Et Jean-Michel Chapoulie nous révèle que la figure fondatrice de cette tradition, Albion Small, tenta plusieurs fois d’introduire l’enseignement de la statistique dans le projet pédagogique du département. Moyennant quoi, « l’orientation spécifique vers le travail de terrain […] qui devait s’affirmer plus tard n’était nullement inscrite dans l’orientation d’origine. Par contre, l’orientation vers une approche résolument empirique semble s’être imposée immédiatement… » [22].
Parler d’air de famille, plutôt que d’identité, nous permet donc de reconnaître à la fois les forces d’attraction qui attirent ces sociologues (e.g. une approche empirique et pragmatique des faits sociaux) et les inclinations singulières qui nous permettent de les dissocier, et parfois même de les opposer (e.g. l’usage de la statistique). Vigilance quant à l’usage de cette étiquette à laquelle nous invite Herbert Blumer (auteur de l’appellation d’« interactionnisme symbolique »), dans l’extrait suivant d’une lettre adressée au sociologue Rudolf Haerle : « Il y avait, c’est vrai, une grande unité de pensée entre des gens comme Thomas, Park, Burgess, Faris et, plus tard, Wirth, Hughes et moi-même. Mais il y avait beaucoup, beaucoup de lignes de clivages intellectuels qui sont ignorées par les chercheurs qui tendent actuellement à développer l’idée d’une sociologie de Chicago » [23]. Or, c’est notamment en s’intéressant aux racines intellectuelles et idéologiques de la tradition socio-anthropologique de Chicago que nous pouvons en extraire à la fois l’unité de pensée et les principales lignes de clivage.
Les études menées par les sociologues de l’université de Chicago se concentrent sur leur propre ville. Nous sommes alors à la fin du XIXe siècle et Chicago connaît une véritable explosion démographique, générée par plusieurs flux migratoires : l’un, interne au territoire américain, se caractérise par l’afflux de migrants ruraux du Middle West (notamment des Noirs fuyant le racisme sudiste) ; l’autre est international et se caractérise par l’afflux d’immigrés, eux aussi principalement ruraux et issus du continent européen (notamment d’Allemagne, d’Irlande, d’Italie, de Pologne). Ainsi, « en 1900, plus de la moitié de la population de Chicago était née en dehors d’Amérique » [24]. Chicago passe de moins de cinq mille habitants en 1840 à plus d’un million en 1890, et à plus de trois millions et demi en 1930. Cette forte croissance démographique, dont la régulation s’avère complexe, de même que celle du travail ouvrier alors dans un contexte de forte industrialisation, génère des processus de paupérisation, notamment au sein de la population immigrée. Cela peut se traduire par des actions collectives revendicatives et de protestation. Des émeutes éclatent, de même que des grèves ouvrières générales.
C’est dans ce contexte d’explosion démographique, liée aux mouvements migratoires, de forte industrialisation et de paupérisation que le département de science sociale et anthropologie est créé, en proposant à ses étudiants des activités d’enseignement et de recherche associant les deux disciplines. Dès son ouverture, ce département valorise la recherche empirique. En témoigne la possibilité dont disposent les enseignants de se décharger totalement de leur enseignement afin de se consacrer à leur travail de recherche.
Cela dit, les premiers enseignements dénotent aussi l’influence de la philosophie, et plus précisément de la philosophie pragmatique, qui est notamment introduite dans les enseignements d’Albion Small. Parmi les auteurs de référence du directeur du département, nous retrouvons certes la sociologie allemande (il a fait des études à Berlin, où il rencontre parmi les étudiants un certain Georg Simmel), mais aussi le sociologue pragmatiste Charles Cooley, les philosophes et psychologues William James et John Dewey (son collègue, qui intègre l’Université de Chicago en 1894 et devient le directeur du département de philosophie, de psychologie et d’éducation), ainsi que le philosophe et psychologue George Herbert Mead, professeur de psychologie à l’Université de Chicago, considéré comme le père fondateur de la psychologie sociale et un des précurseurs de l’interactionnisme symbolique. Alain Coulon insiste d’ailleurs sur le fait que « les étudiants du département de sociologie étaient encouragés à suivre les cours de Dewey ou de Mead en psychologie sociale » [25].
Ainsi, force est de constater que le développement de la sociologie au sein de l’université de Chicago se réalise dans un esprit pluridisciplinaire, en associant tout d’abord la sociologie et l’anthropologie : Edward Sapir et Robert Redfield y enseignent, tandis que William Thomas, dont les premières publications s’inscrivent dans le champ de l’ethnologie, de la psychologie et de la biologie, essaiera, en vain, de recruter Frank Boas. C’est d’ailleurs en intégrant l’anthropologie culturelle de Frank Boas que William Thomas s’émancipe du biologisme, alors d’usage dans l’étude des relations entre les races et les genres, et expliquant les différences de comportement par les instincts plutôt que l’environnement des individus. Il est important de noter que Frank Boas constitue aux États-Unis, au tournant du XXe siècle, « l’adversaire le plus radical des analyses, encore largement répandues dans les sciences sociales, qui cherchent dans les différentes entre races l’explication des différences de comportement entre populations présentes aux Etats-Unis » [26].
Mais il nous semble tout aussi fondamental de souligner que l’esprit pluridisciplinaire des sociologues de l’École de Chicago transparaît aussi par leur intérêt pour la psychologie sociale, la philosophie ou encore les sciences de l’éducation, avec le pragmatisme en guise de paradigme transdisciplinaire. Philosophie de l’action, le pragmatisme constitue assurément l’une des racines de l’École de Chicago. Le philosophe pragmatiste refuse en quelques sortes de demeurer dans sa tour d’ivoire, de se poser des questions sur l’essence de la vie, des choses ou des concepts, en étant totalement déconnecté de la réalité telle que les individus se la représentent, la perçoivent et la conçoivent. Il est donc critique vis-à-vis des philosophes intellectualistes, indifférents au vécu des individus, à leurs expériences, et se cantonnant à des activités de contemplation. Au contraire, le philosophe pragmatiste enracine sa quête de vérité dans l’action et interroge les effets de sa pensée sur la pratique, en se posant la question de son utilité, de sa capacité à résoudre des problèmes, à donner satisfaction, à manifester un intérêt pratique. En ce sens, c’est une « philosophie de l’intervention sociale » [27] : la connaissance est au service de l’action et le philosophe est impliqué dans la réalité quotidienne, visant le changement social. C’est pourquoi plusieurs philosophes pragmatiques, comme John Dewey et George Herbert Mead, ont participé aux mouvements de réforme sociale.
Georges Herbert Mead s’est beaucoup investi dans des actions sociales et décline trois principes d’action à la réforme sociale : « 1. Une approche empirique plutôt qu’utopique des problèmes sociaux. 2. Une réflexion scientifique sur cette approche, de façon à découvrir des lois permettant des actions plus efficaces. 3. Une vision optimiste de la nature humaine, fondamentalement sociale » [28]. De son côté, John Dewey va notamment s’impliquer sur le terrain de l’éducation. Face aux difficultés pédagogiques que rencontrent alors les enseignants, il élabore une pédagogie fondée sur sa réflexion philosophique, en dépassant en l’occurrence le dualisme opposant la conception traditionnelle de l’éducation, centrée sur le programme, et sa conception romantique, centrée sur l’enfant [29].
Le pragmatisme s’évertue donc à apporter une meilleure vision des choses, en mettant au travail et à l’épreuve la pensée philosophique. S’il est critique vis-à-vis des philosophies intellectualistes, il ne récuse aucunement la nécessité de la pensée mais lui donne une signification et une direction qui la fait tendre vers l’action, comme Émile Bréhier le précise parfaitement concernant le cas de John Dewey : « Dewey est très loin de ramener ni même de subordonner la pensée à l’action ; il montre au contraire que la pensée est une phase indispensable de l’action lorsqu’elle est complexe et en progrès, et, par-là, son pragmatisme réhabilite la pensée, loin de la sacrifier » [30].
Autre influence notable dans la pensée sociologique fondatrice de l’École de Chicago, le darwinisme social. La pluridisciplinarité met ici en dialogue les sciences sociales avec le naturalisme de Charles Darwin, i.e. son étude consacrée à l’évolution des espèces à travers la sélection par l’environnement des individus les plus adaptés. C’est l’œuvre du philosophe Herbert Spencer qui sert de trait d’union et auquel se réfèrent de nombreux sociologues américains, à commencer par William Sumner, Charles Cooley et Albion Small. Ainsi, « H. Spencer applique le schème de l’évolution biologique à la psychologie et à la sociologie. Les lois de la structure sociale et de la transformation sociale sont les mêmes que les lois de la nature. Le principe de survie des plus aptes (survival of the fittest) est emprunté à l’Essai sur le principe de population de Malthus […] » [31]. La lutte pour l’existence constitue donc une loi de la nature qui conditionne les rapports sociaux, et les définit comme étant avant tout structurés par une compétition qui a pour enjeu la survie de l’individu au sein de son environnement social, à travers notamment l’accès et le contrôle des ressources de son territoire (d’ordre économique, culturelle, technique…). On retrouve ici la représentation d’une collectivité humaine conçue comme un « champ de forces en interaction » [32].
Enfin, nous pouvons associer à l’influence du pragmatisme sur la pensée fondatrice de l’École de Chicago celle de la pensée chrétienne. Des liens manifestes existent entre le département de sociologie et celui de théologie au sein de l’université de Chicago. On peut aussi relever qu’Albion Small a effectué des études de théologie et a été un pasteur « président d’une petite université baptiste du Maine » [33], tandis que le père de William Thomas est pasteur (ce qui laisse entrevoir une influence socialisatrice sur le sociologue). Or, « ces liens avec le protestantisme sont importants pour comprendre pourquoi une partie des premiers sociologies de l’École de Chicago avaient une inclination pour le travail social et pour les réformes sociales teintées de charité chrétienne » [34]. Certes, au fur et à mesure de son essor, l’École de Chicago va prendre ses distances avec l’humanisme chrétien, quand bien même ses populations d’étude demeurent prioritairement des personnes marginales, pauvres ou délinquantes. La scientificité et la neutralité qu’elle revendique sont de fait incompatibles avec les valeurs chrétiennes affichées par nombre de travailleurs et réformateurs sociaux. Ainsi, tout d’abord sociologie humaniste, imprégnée de valeurs religieuses, l’École de Chicago s’engage peu à peu dans une tendance scientiste, au sein de laquelle l’esprit de recherche s’impose sur le désir d’action sociale.
À travers cette fiche technique, nous avons notamment essayé de combattre quelques idées reçues relatives à la tradition socio-anthropologique de Chicago, concernant la place réelle qu’y prend l’observation participante mais aussi la philosophie ou encore la religion. Mais ce que nous soutenons avant tout, c’est que l’École de Chicago ne s’est pas constituée de façon autonome, dans le sens où elle serait a priori son propre fondement. Au contraire, sa singularité provient de l’articulation et la confrontation de divers héritages, plus ou moins explicités et assumés.
Ici se préfigure l’élaboration d’une sociologie clinique de la sociologie, interrogeant non pas l’histoire de la tradition socio-anthropologique de Chicago mais le rapport que les sociologues contemporains entretiennent avec cette tradition. Car si les racines de cette pensée sociologique peuvent agir comme des repères, des fondements, elles peuvent aussi constituer un fardeau, une dette symbolique, faisant retour à l’insu des enseignants chercheurs, sous la forme du retour du refoulé et parfois même de l’hallucination, lorsque se trouvent forclos des signifiants tels que « philosophie », « évolutionnisme » ou « christianisme ».
• Céfaï Daniel, « Le naturalisme dans la sociologie américaine au tournant du siècle. La genèse de la perspective de l’École de Chicago », Revue du MAUSS, n°17, 2001/1, pp. 261-274
• Chapoulie Jean-Michel, La tradition sociologique de Chicago : 1892-1961, Paris, Éditions du Seuil, 2001
• Coulon Alain, L’Ecole de Chicago, Paris, P.U.F, 2004
• Guth Suzie (dir.), Modernité de Robert Ezra Park : les concepts de l’École de Chicago, Paris, L’Harmattan, 2008
• Thomas William Isaac et Znaniecki Florian, Fondation de la sociologie américaine. Morceaux choisis, Paris, L’Harmattan, 2000
• Topalov Christian, « Écrire l’histoire des sociologues de Chicago », Genèses, n°51, Belin, 2003
[1] J-M Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago : 1892-1961, Paris, Éditions du Seuil, 2001.
[2] A. Small, Introduction to the Science of Sociology, Waterville, the Mail office of Colby University, 1890.
[3] Ce n’est qu’en 1929 que la sociologie et l’anthropologie formeront deux départements séparés. La tradition de Chicago repose donc, institutionnellement, sur un socle socio-anthropologique, et non pas exclusivement sociologique.
[4] A. Small & G. Vincent, An Introduction of the Study of Society, New York, American Books, 1894. On peut aussi noter la publication par Albion Small d’un autre ouvrage de référence en sociologie générale : General Sociology (Chicago, University of Chicago Press, 1905).
[5] W. I. Thomas & F. Znaniecki, Le Paysan polonais en Europe et en Amérique : récit de vie d’un migrant [1918-1920], Paris, Nathan Université, 1998. À noter que la traduction française de cet ouvrage n’est que partielle.
[6] W.I. Thomas & D.S. Thomas, The Child in America : Behavior Problems and Programs, New York, Knopf, 1928, pp. 571-572. Ce théorème traite de la problématique de la « définition de la situation », explorée par Thomas dès 1923 dans The Unadjusted Girl with Cases and Standpoint for Behavior Analysis (Boston, Little Brown and Company, 1923).
[7] R. Park & E. Burgess, Introduction of the Science of Sociology, Chicago, University of Chicago Press, 1921.
[8] R. Park, E. Burgess & R. McKenzie, The City, Chicago, University of Chicago Press, 1925.
[9] N. Anderson, The Hobo : The Sociology of the Homeless Man, Chicago, University of Chicago Press, 1923.
[10] F. Trasher, The Gang : A Study of 1,313 Gangs in Chicago, Chicago, University of Chicago Press, 1927.
[11] L. Wirth, The Ghetto, Chicago, University of Chicago Press, 1928.
[12] A. Coulon, L’École de Chicago, Paris, P.U.F, 2004, p. 111. Nous renvoyons aussi à ce propos à l’article de Jennifer Platt, « La première vague de l’école de sociologie de Chicago. Le mythe des données de première main » dans D. Cefaï (dir.), L’enquête de terrain, Paris, Editions La Découverte, 2003, pp. 139-146.
[13] Si telle est la traduction française (R. K. Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Plon, 1965), Robert Merton parle de ’middle-range theories’ (Social Theory and Social Structure, New York, Free press, 1949).
[14] A. Abbott, Department and Discipline : Chicago Sociology at One Hundred, Chicago, University of Chicago Press,1999.
[15] C. Topalov, « Écrire l’histoire des sociologues de Chicago », Genèses, n°51, Belin, 2003, pp. 147-159.
[16] R. Pudal, « ‘‘Sur la réification des collectifs’’ : à propos de l’école de Chicago », Cahiers internationaux de sociologie, 2005/2, n° 119, pp. 367-376.
[17] A. Abbott, Department and Discipline : Chicago Sociology at One Hundred, op. cit., p. 41 et p. 63.
[18] C. Topalov, « Écrire l’histoire des sociologues de Chicago », op. cit., p. 155.
[19] A. Coulon, L’École de Chicago, op. cit., 2004.
[20] Robert Ezra Park « avait un dédain profond pour les méthodes quantitatives et (il) considérait que les statisticiens ne connaissaient jamais réellement le phénomène qu’ils étudiaient » (A. Coulon, L’École de Chicago, op. cit., p. 116).
[21] E. Burgess, « Statistics and Case studies as methods of sociological research », Sociology and social research, n°12, 1927, p. 120.
[22] J-M. Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago : 1892-1961, op. cit., p. 48.
[23] Cette lettre, datant du 29 juin 1984, est publiée dans l’article de R. K. Haerle « Wiiliam Isaac Thomas and the Helen Culver Fund for race psychology : The Beginnings of Scientific Sociology at the University of Chicago, 1910-1913 », Journal of the History of the Behavorial Sciences, 27 (1), 1991, pp. 21-41. Cité par J-M Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago : 1892-1961, op. cit., p. 11.
[24] A. Coulon, L’École de Chicago, op. cit., p. 5.
[25] Idem, p. 11.
[26] J-M. Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago : 1892-1961, op. cit., p. 63.
[27] A. Coulon, L’École de Chicago, op. cit., pp. 12-13.
[28] J. Cosnier, « Mead George Herbert (1863-1931) » dans J. Barus-Michel, E. Enriquez et A. Lévy (dir.), Vocabulaire de psychosociologie. Positions et références, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2006, p. 522.
[29] R. B. Westbrook, « John Dewey (1859-1952) », Perspectives, revue trimestrielle d’éducation comparée, Paris, UNESCO, vol. XXIII, n° 1-2, 1993, pp. 277-293.
[30] É. Bréhier, Histoire de la philosophie. III. XIXe-XXe siècles, Paris, P.U.F., 1989, p. 911.
[31] D. Céfaï, « Le naturalisme dans la sociologie américaine au tournant du siècle. La genèse de la perspective de l’École de Chicago », Revue du MAUSS, n°17, 2001/1, p. 262.
[32] Idem, pp. 264-265.
[33] J-M. Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago : 1892-1961, op. cit., p. 38.
[34] A. Coulon, L’École de Chicago, op. cit., p. 17.
Fugier Pascal, « La tradition socio-anthropologique de Chicago », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-tradition-socio-anthropologique (Consulté le 9 décembre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747