La sociologie clinique s’intéresse à la dimension existentielle des phénomènes sociaux, dans une approche compréhensive à l’articulation du social et du psychique. L’attention se porte sur le sens donné par les sujets à l’action et sur les mécanismes conscients et inconscients qui guident ou inhibent celle-ci. Dans cette perspective, le vécu émotionnel lié au travail est interprété, au-delà de chaque situation singulière, comme un révélateur des processus à l’œuvre au sein des organisations (entreprises privées ou publiques, associations, coopératives, services publics…), et notamment des contradictions qui les traversent. Les travaux menés dans d’autres champs disciplinaires vont dans ce sens, voyant dans l’expérience subjective individuelle l’expression de telles problématiques organisationnelles [i]. Il s’agit alors d’entendre l’expression de ces problématiques, sans les renvoyer à la subjectivité de la personne mais en s’intéressant aux processus sociaux.
Un dispositif d’approche clinique des organisations, l’organidrame (organiscope dans sa dimension d’intervention) conçu par V. de Gaulejac, a été développé à cette fin au sein du Laboratoire de Changement Social (Université Paris Diderot) et de l’Institut International de Sociologie Clinique. Dispositif d’implication et de distanciation, il vise à permettre aux participants d’un groupe relativement restreint [1] de comprendre la complexité des organisations à partir de l’exploration collective de leur ressenti à l’issue de jeux de rôles. La parole et les corps sont au cœur de ce dispositif.
Cette présentation s’appuie sur notre pratique dans un cadre pédagogique et dans un cadre d’implication et de recherche. Nous avons improvisé dans deux jeux de rôles et observé une vingtaine de scènes de 2010 à 2012, telles que : gestion interne d’un épisode de harcèlement sexuel dans une entreprise publique ; rush dans un restaurant ; non-prise en charge d’un travailleur handicapé dans une entreprise cotée ; réunion d’équipe dans un centre d’hébergement ; entretiens d’évaluation dans un cabinet conseil ; évaluation d’étudiants à l’université ; accueil d’une nouvelle recrue dans une administration publique ; harcèlement moral dans une association.
Nous présenterons les fondements théoriques de l’organidrame, dispositif nourri par différents courants mobilisant l’improvisation théâtrale au service de la compréhension. Puis nous caractériserons son cadre méthodologique avant de nous intéresser à sa dimension plurielle, à la fois individuelle et collective. Enfin, nous soulignerons l’importance du groupe pour la création d’un espace de parole spécifique nécessaire au fonctionnement du dispositif.
L’organidrame « est un analyseur des difficultés propres de la personne dont on joue la situation et des processus organisationnels qui les produisent » [2]. Cet outil peut-être rattaché au sociodrame tel que mobilisé par M. Bonetti, J. Fraisse et V. de Gaulejac dans le cadre de séminaires « roman familial et trajectoire sociale » pour expérimenter des situations sociales concrètes dans le cadre de jeux de rôles [3]. Sa méthodologie et ses postulats théoriques s’inspirent du sociodrame et du psychodrame moréniens, développés par J.L. Moreno aux États-Unis dans les années 1930 [4], du théâtre forum [5] mis au point par A. Boal au Brésil dans les années 1960 puis diffusé en Europe, et du psychodrame émotionnel [6] développé et conceptualisé par M. Pagès en France dans les années 1980 (lui-même inspiré du psychodrame [7], des travaux de C. Rogers sur une approche existentielle et relationnelle en psychothérapie [8] et de W. Reich sur la problématisation des phénomènes corporels liés au psychisme [9]). Sa finalité l’inscrit dans la sociologie compréhensive : ni thérapeutique comme le sociodrame morénien et le psychodrame émotionnel (même s’il peut avoir des effets cathartiques pour certains participants), ni axé sur la recherche de solutions comme le théâtre forum, ce dispositif n’a pas pour visée directe le changement mais la compréhension des processus qui influent sur l’action.
L’organidrame explore une problématique théorique, celle de l’organisation comme système de médiation [10] et système sociomental, sociopsychique [11] et incorporé. M. Pagès mobilise la notion de système sociomental pour désigner des ensembles articulant trois processus se renforçant mutuellement : « la domination produit de la fantasmatisation et de l’inhibition corporelle, l’inhibition corporelle produit de la fantasmatisation et de la domination » [12]. L’objectif est d’interroger la complexité de la relation de l’individu à l’organisation à travers l’exploration des conflits rencontrés dans des situations concrètes, de la manière dont ils sont vécus du côté de l’éprouvé des sujets et de la logique de fonctionnement organisationnel. Cette exploration mobilise un référentiel théorique pluridisciplinaire, notamment : étude psychanalytique des groupes [13], psychopathologie du travail [14], clinique de l’activité [15], sciences sociales cliniques [16].
Comme le psychodrame psychanalytique, l’organidrame « requiert une triple implication, corporelle, émotionnelle et réflexive » et « s’ouvre d’un côté au langage du corps, de l’autre à celui de la pensée verbale » [17]. Les participants sont invités à mettre en scène des situations de travail qui ont produit un mal-être récurrent ou des conflits répétitifs dans l’organisation de travail, puis à échanger sur l’improvisation. Ce dispositif se base sur deux postulats épistémologiques : l’hypothèse selon laquelle la « communication émotionnelle […] constitue le socle indispensable de la communication discursive » [18] ; la validité de la « pensée par cas » [19]. L’exploration de situations singulières, de l’éprouvé au plus près de la subjectivité des acteurs, est considérée comme éclairant des processus socio-psychiques à portée plus générale [20]. À ce titre, la méthodologie prévoit qu’il n’est pas nécessaire que les scènes jouées soient communes à l’ensemble des membres du groupe. Le jeu de rôles intervient comme support d’accès à la dimension symbolique et à une réflexion dépassant le cas singulier grâce à la mise en place d’une triangulation (acteurs – scène – groupe) avec la régulation des intervenants.
L’organidrame déroule plusieurs séquences regroupées en trois principaux temps : préparation (présentation du dispositif, formation de sous-groupes, puis au sein de chacun d’entre eux évocation d’expériences individuelles au travail et choix d’une saynète), improvisation théâtrale et analyse (pour chaque saynète : jeu, description du vécu émotionnel et psychosomatique par les acteurs, réflexion de l’ensemble du groupe sur la scène jouée pour en comprendre la logique), résurgence (temps dédié à l’exploration des résonances - émotions, compréhensions, questions - suscitées par le dispositif chez les participants dans l’après-coup). L’improvisation théâtrale à partir de scènes vécues vise à montrer le lien entre les tensions et conflits rencontrés dans des situations concrètes, la manière dont ils sont vécus et la logique de fonctionnement organisationnel. L’analyse s’effectue à partir du vécu des acteurs dans la scène et de ce qu’ils en ont dit ; elle est récursive, reliant mécanismes objectifs et subjectifs afin de comprendre des contradictions fortes ; elle est co-construite dans la synchronicité, c’est-à-dire qu’elle mobilise les participants dans la formulation d’hypothèses au sein du groupe ; elle inclut le questionnement du non-questionnement. L’attention à la souffrance tend à occulter le questionnement du système qui peut contribuer à la produire ; il s’agit donc avec l’organidrame d’accéder à une compréhension qui dépasse le niveau singulier émotionnel et permet de questionner le niveau organisationnel voire socio-politique. Dans un contexte d’intervention psychosociologique, le dispositif peut se compléter à la demande des participants (employés volontaires issus de la même structure commanditaire) par la co-construction de préconisations touchant l’organisation de travail. Mobilisé dans une perspective de recherche, il peut faire l’objet d’une analyse diachronique, hors du groupe et dans l’après-coup.
Le contexte dans lequel s’inscrit la mobilisation de l’organidrame influe sur ses finalités et sur ses modalités de mise en œuvre. En contexte d’implication et de recherche, y compris pédagogique, il agit « par » le groupe, en mobilisant « les techniques de groupe au service de l’individu » (qui, fort de nouvelles pistes de compréhension, pourra éventuellement les mobiliser dans d’autres collectifs). Mobilisé en contexte d’intervention psychosociologique, il consistera en un travail « ’du’ groupe qui cherche une évolution groupale, laquelle aura secondairement et éventuellement conséquence sur l’évolution des personnes » [21]. Dans les deux cas, le groupe, constitué pour la mise en place du dispositif et disparaissant en tant que tel à son issue, est conçu comme « un instrument de travail » et non comme « fin ultime de la démarche ».
Au plan opératoire, les organidrames auxquels nous avons participé regroupaient 15 à 35 personnes, répartis en sous-ensembles de 5 à 8 participants, et étaient animés par deux intervenants. Les participants alternent les rôles, agissant en tant qu’acteurs d’une scène et spectateurs des autres. Généralement, un intervenant prend en charge la fonction d’animateur de l’exploration de l’éprouvé des acteurs suite à la mise en scène, le deuxième a le rôle d’observateur (ils échangent les rôles à la scène suivante). Les intervenants adoptent « une posture d’alliance participative non symétrique » [22] facilitant le déroulement des étapes du dispositif et régulant les tensions émotionnelles [23]. Tous, acteurs, spectateurs et intervenants (animateur et observateur), participent à la formulation d’hypothèses interprétatives. La taille relativement restreinte des groupes favorise la liberté d’expression et une qualité de l’écoute par l’attention à l’autre.
« La fiabilité et la fixité souple du cadre » [24] favorisent le travail d’élaboration psychique des éléments apportés dans le groupe (scène jouée, ressentis exprimés) en protégeant les participants. Le cadre se constitue de trois axes : volontariat (liberté pour chacun de dire ou de ne pas dire, de s’impliquer plus ou moins), travail sur les processus sociaux (et non accompagnement psychothérapeutique des individus), consigne selon laquelle la personne qui est porteuse de la situation ne joue pas son propre rôle [25]. À l’intérieur de ce cadre, le protocole est adaptable et adapté en fonction des groupes (composition, dynamique) et des conditions logistiques. Par exemple, la séquence de résurgence est mise en œuvre seulement si le cadre temporel permet de remettre dans le collectif l’exploration de l’éprouvé individuel dans l’après-coup, afin de le réinscrire dans une perspective psychosociale. Ou encore, la temporalité des différentes étapes peut être modifiée pour préserver ou restaurer la dynamique groupale. Nous avons ainsi observé une modification du protocole à la demande des participants dans un contexte pédagogique : suite à un jeu de rôles mettant en scène des personnages dans lesquels les intervenants pouvaient se reconnaître, un certain malaise s’était instauré entre ceux-ci et les participants ; afin de réduire le clivage au sein du groupe, la phase d’exploration de l’éprouvé a été menée simultanément à l’analyse et a mobilisé l’expression conjointe des acteurs et des spectateurs. Le rôle de l’animateur était alors de protéger les participants, en évitant les confusions entre acteurs et personnages, plutôt que d’accompagner directement l’exploration de l’éprouvé.
L’organidrame mobilise des individus regroupés au sein d’un groupe ne préexistant pas nécessairement à la mise en place du dispositif et répartis en sous-groupes. Groupe et individu dans l’organidrame sont appréhendés selon une perspective psychosociologique qui intègre les apports de la psychanalyse et de l’approche psychanalytique des groupes. La personne y est « considérée comme totalité ’bio-psycho-sociale’, en permanent mouvement dynamique, dans un rapport d’interdépendance constante avec l’environnement physique (nature) et sociétal » [26].
L’entité groupale apparaît particulièrement importante dans le fonctionnement du dispositif. « Qu’il soit envisagé comme une structure sociale, une entité psychique ou un espace transitionnel, le groupe comme objet suscite intérêt et débat parce qu’il est porteur d’une promesse de saisir la socialité en acte » [27]. L’approche psychanalytique des groupes restreints a mis en évidence l’existence d’une dynamique inconsciente des groupes. L’approche psychosociologique, qui s’intéresse en intervention à des « groupes institués, socioréels, considérés dans leur rapport aux organisations et aux institutions dans lesquelles ils inscrivent leur activité collective », a complété cette approche en soulignant l’importance de l’imaginaire des groupes « non seulement dans sa dimension intra- et interpsychique, mais aussi dans sa dimension sociale, car le groupe est considéré du point de vue de sa capacité à incarner, à mettre en chair et à jouer l’institution » [28]. La capacité des groupes à incarner l’institution en tant que forme sociale établie est mobilisée sur plusieurs niveaux dans le cadre de l’organidrame, avec notamment l’incarnation par le sous-groupe acteur de certaines normes de l’organisation de travail mise en scène (et de certaines normes sociétales, notamment comportementales) et l’incarnation par l’ensemble formé par les spectateurs et les intervenants de normes sociétales.
Dans sa réflexion sur le psychodrame émotionnel, M. Pagès souligne l’importance du collectif dans le travail émotionnel. Selon lui, le groupe intervient à la fois en tant que support de projection sur une « entité maternelle […] protectrice et menaçante », en tant qu’offre d’identifications latérales aux participants, et en tant qu’« instance sociale de contrôle […] [qui] symbolise la loi collective et délimite clairement l’espace de jeu » [29]. L’organidrame mobilise cette triple dimension. D’une part, les participants et intervenants constituent, pendant le temps de mise en œuvre du dispositif, un groupe (et différents sous-groupes) inscrit dans la même activité collective et donnant lieu à la formation d’alliances inconscientes, telles que le phénomène d’illusion groupale [30] qui donne aux participants le sentiment d’une protection. D’autre part, par les jeux de rôles, le dispositif favorise les mécanismes d’identification projective, à la fois entre participants du groupe et dans les rôles joués dans les saynètes des différents sous-groupes. À l’issue du jeu et de l’exploration de l’éprouvé des autres acteurs, il n’est pas rare qu’un ou plusieurs participants, acteurs ou spectateurs, indiquent se retrouver dans d’autres récits, en particulier au niveau émotionnel. Enfin, le groupe se pose comme instance sociale de contrôle en assurant le respect du cadre et la délimitation spatiotemporelle du jeu et en constituant une instance sociale réflexive. Les applaudissements, les commentaires des spectateurs sur la qualité du jeu de rôles à l’issue de celui-ci, et la focalisation de l’analyse sur la scène jouée et l’expression du ressenti permettent de soutenir le mouvement de distanciation des acteurs à l’égard de leur personnage et de questionner la relation entre scènes concrètes et fantasmatiques.
En présentant la notion de groupe dans son acception psychosociologique, A. Aymard souligne l’attention portée à la parole qui s’y expose. Le groupe est considéré comme « lieu de ’l’acheminement vers la parole’ », dans une symbiose entre parole et silence. La conjonction de l’écoute du groupe et de la parole des différents participants étayée par celle de l’animateur, fait de l’ensemble constitué pour l’organidrame un « lieu interrelationnel » où peut advenir « le passage de l’entre-deux à l’entre nous » [31]. Il offre aux participants un espace de parole spécifique, à la fois pluriel (groupe et sous-groupes), protégé (dans un ’entre-soi’, c’est-à-dire entre participants au sens large, intervenants inclus) et social (où le groupe incarne la société et ses normes). Cet espace et la parole qui s’y déploie évoluent avec les temps du dispositif. La phase préparatoire propose à chaque individu l’écoute de pairs au sein du sous-groupe et voit l’exposé d’éléments événementiels concrets ; elle a un rôle de ’sas’ spatial et temporel entre la consigne et le moment de jeu. Il y a déplacement des et entre les personnes autour d’un investissement commun : la concrétisation du jeu de rôles. Celui-ci est l’espace d’une parole plurielle, mobilisée par l’action et portée par les différents acteurs qui la donnent à entendre au groupe par l’improvisation. Puis l’exploration de l’éprouvé offre à chaque sujet-acteur un espace-temps individualisé, caractérisé par la conjonction de l’écoute attentive du groupe et l’étayage de l’animateur. Cette phase s’appuie sur une conception psychanalytique de l’écoute qui veut que « entendre, c’est attendre que le sujet prenne la parole dans le lieu où ça parle de lui : l’inconscient » [32]. Enfin, la phase d’analyse est l’espace de construction d’une parole du groupe, parole analytique et réflexive sur le jeu de rôles et l’exploration de l’éprouvé. La phase ultérieure de résurgences propose un espace complémentaire pouvant alterner écoute attentive de la parole individuelle et réflexion collective.
Les psychosociologues ont montré que la dynamique relationnelle est marquée par une tension entre mouvements de domination et d’alliance. Cette tension influe sur le fonctionnement du groupe constitué pour l’organidrame et en particulier sur la qualité de l’espace de parole et d’écoute entre individus. Elle vient souligner la précarité de l’équilibre acquis dans l’ensemble relationnel que forme le groupe, ensemble qui s’inscrit dans un déjà-là, celui des histoires des individus et de l’arrière-plan social dans lequel advient le groupe. Dans une perspective qui intègre les travaux de E. et M. Balint sur l’étude du contre-transfert dans les groupes [33], le dispositif de l’organidrame accorde une importance particulière à la « sécurisation » de l’espace de parole, en portant l’attention sur une prise de distance à l’égard du réactionnel afin de développer la dimension compréhensive. Le rôle de l’animateur est primordial dans cette sécurisation, à double titre : en favorisant des modalités d’expression et d’écoute qui encouragent une pluridimensionnalité des interprétations et en reconnaissant au groupe la capacité de faire un travail d’interprétation. L’animateur peut alors réguler les tensions au sein du groupe et celui-ci peut réguler l’animation, en particulier en cas de forte identification projective de l’animateur à la situation ou à des personnages mis en scène (identification qui entrave sa capacité à maintenir la posture d’écoute clinique nécessaire à l’accompagnement de l’élaboration des différents participants). Le groupe peut en effet intervenir comme gardien du cadre, en exprimant son ressenti et en questionnant ce qui se joue dans l’animation.
La rencontre de la parole de l’individu avec la parole d’autrui (autres participants ou/et intervenants) et son déploiement à travers un espace-temps structuré permettent l’évolution de la problématique considérée au sein du groupe : d’individuelle, elle devient organisationnelle, voire sociétale. Cette dynamique contribue au maintien de conditions d’écoute ’suffisamment bonnes’, en évitant la stigmatisation des acteurs dans leurs rôles et en préservant ainsi le cadre contenant du groupe nécessaire au fonctionnement du dispositif.
Le processus décrit par V. de Gaulejac à propos des récits de vie en groupe, autre dispositif collectif inscrit dans une perspective socioclinique [34], nous semble refléter celui mis en œuvre dans l’organidrame. En effet, l’organidrame « favorise la mise en relation de l’expression subjective et émotionnelle avec des éléments de réalité, extérieurs au sujet, par la confrontation avec la subjectivité des autres participants, la contextualisation de chaque histoire singulière [en l’occurrence l’attention portée au contexte montré par le jeu de rôles], la production collective d’hypothèses interprétatives, ou encore l’introduction d’éléments d’analyse sociologique [par les intervenants ou des participants] ». Le groupe y est essentiel. Il « aide à sortir de la confusion, à discuter de la validité des normes, à porter des jugements de valeur à partir du réel ». Ce ’réel’ du jeu de rôles constitue le support de la réflexion collective ; il est nourri des expériences des participants et supporte leurs projections identificatoires. Mais l’attention portée au réel n’est pas réduite au seul vécu du jeu de rôles. L’intégration des apports de la psychanalyse implique une « forme de présence à distance, dans l’appel au symbolique, présence réelle, effective et métaphorique » [35]. Le groupe sert de référent symbolique et analytique aux participants pour resituer le vécu personnel dans le jeu des déterminismes sociaux. L’organidrame, dispositif clinique à la fois intersubjectif et social, permet à une expérience socio-psycho-organisationnelle individuelle de s’inscrire dans une dimension collective par une approche compréhensive incitant au questionnement, préalable au changement potentiel dans les organisations.
[i] Cf. par exemple en psychologie : M. O’Moore, N. Crowley, « The clinical effects of workplace bullying : a critical look at personality using SEM », International Journal of Workplace Health Management, 4/1, 2011, pp. 67-83. À partir d’analyses psychométriques sur un échantillon de 100 personnes confrontées au harcèlement professionnel en Irlande, les auteurs concluent qu’il n’y a pas de types de personnalités plus susceptibles que d’autres de victimisation au travail et que la prévention doit se concentrer sur le niveau organisationnel.
[1] Un groupe dit « restreint » compte généralement de 3 à 20 membres ; l’organidrame mobilise habituellement de 15 à 35 participants.
[2] V. de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Paris, Seuil, 2011, p. 198.
[3] Cf. en particulier V. de Gaulejac, La névrose de classe [1987], Paris, Hommes et Groupes, 1999, pp. 283-289.
[4] Le sociodrame morénien met en scène les problèmes d’un groupe afin d’en favoriser une catharsis sociale. Sur Moreno, cf. notamment : A. Ancelin Schützenberger, « Moreno J. L. (18 mai 1889-14 mai 1974) », dans J. Barus-Michel, E. Enriquez, A. Levy (dir.), Vocabulaire de psychosociologie : Positions et références, Ramonville Saint-Agne, Éres, 2006, pp. 529-540.
[5] Le théâtre forum propose aux participants de jouer de courtes scènes issues du quotidien ; chacun des participants peut intervenir dans le jeu théâtral pour proposer des alternatives visant au changement. Cf. notamment : Y. Guerre, Le théâtre forum : pour une pédagogie de la citoyenneté, Paris, L’Harmattan, Savoir et formation, 2000.
[6] Le psychodrame émotionnel se centre sur le patient, l’expression émotive et son inhibition dans la scène jouée par des membres du groupe à partir de la situation apportée par le patient et avec lui. Le jeu est suivi d’un échange verbal et d’un travail d’analyse. Cf. M. Pagès, Trace ou Sens : le système émotionnel, Paris, Hommes et Groupes, 1986, pp. 167-211.
[7] Cf. notamment : A. Ancelin Schützenberger, Le psychodrame, Paris, Payot, Petite Bibliothèque Payot, 2008.
[8] A. de Peretti, « Rogers Carl (1902-1987) », dans J. Barus-Michel, E. Enriquez, A. Levy (dir.), Vocabulaire de psychosociologie : Positions et références, Ramonville Saint-Agne, Éres, 2006, pp. 541-552.
[9] M. Pagès, « Le matérialisme ambigu de Wilhelm Reich », dans J. Barus Michel et alii, Vocabulaire de psychosociologie, op. cit., pp. 81-106.
[10] La notion de système sociomental a été développée pour comprendre les liens entre les conflits vécus et les contradictions non médiatisées. Elle trouve son fondement théorique principal dans M. Pagès, V. de Gaulejac, D. Descendre, M. Bonetti, L’emprise de l’organisation [1979], Paris, Desclée de Brouwer, 2009
[11] Notion développée dans N. Aubert, V. de Gaulejac, Le coût de l’excellence, Paris, Seuil, 1991.
[12] M. Pagès, Trace ou sens, op. cit., p. 36.
[13] Cf. notamment : D. Anzieu, J.Y. Martin, La dynamique des groupes restreints [1968], Paris, PUF, Quadrige, 2007 ; R. Kaës, Les théories psychanalytiques du groupe [1999], Paris, PUF, 2011.
[14] Cf. notamment C. Dejours, Travail, usure mentale : essai de psychopathologie du travail [1980], Paris, Bayard, 2008.
[15] Cf. notamment Y. Clot, « Clinique du travail et clinique de l’activité », Nouvelle revue de psychosociologie 1/2006, pp. 165-177, [en ligne] www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2006-1-page-165.htm (consulté le 06 novembre 2012).
[16] Travaux en psychosociologie, psychologie sociale et sociologie cliniques en rapport au vécu organisationnel, menés notamment au sein du Laboratoire de changement social et que V. de Gaulejac a synthétisés dans Travail, les raisons de la colère, op. cit.
[17] C. Chabert, Didier Anzieu, Paris, PUF, 1996, p. 36.
[18] M. Pagès, Trace ou sens, op. cit., p. 166.
[19] J-C Passeron et J. Revel, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », dans Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, pp. 9-44.
[20] Àl’issue du jeu de rôles, l’acteur est invité à dire ce qu’il a ressenti, corporellement et affectivement, pendant le jeu. Il peut par exemple identifier la tension de sa machoire puis, invité à questionner les sources de cette tension, révéler la conjonction d’une colère rentrée et d’une inhibition de l’action, résultant en un sentiment d’impuissance. À partir de cet exposé, le participant et le public peuvent notamment étudier les conditions qui ont conduit l’acteur à refouler sa colère, comme celles qui ont présidé à la naissance de cette colère, en interrogeant le lien entre le ressenti et la scène jouée et les mécanismes à l’œuvre dans l’organisation qu’elle révèle.
[21] A. Aymard, « Groupes », dans J. Barus-Michel et alii, Vocabulaire de psychosociologie, op. cit., pp. 134-149.
[22] Idem, p. 140.
[23] Les intervenants régulent ainsi la violence potentielle du dispositif. Mais il arrive que l’animateur, pris dans une dynamique d’identification projective, se déplace. Le groupe peut alors intervenir comme instance régulatrice (cf. infra).
[24] Selon l’expression utilisée par C. Chabert pour caractériser l’approche du travail psychanalytique par D. Anzieu (C. Chabert, Didier Anzieu, op. cit., p. 17).
[25] Cette précaution vise à favoriser la distanciation entre acteur et individu. L’importance de cette consigne tient à la confusion entre émotions de l’acteur et émotions du personnage que peut générer le dispositif.
[26] A. Aymard, « Groupes », op. cit., p. 137.
[27] F. Giust-Desprairies, « La construction du monde dans les groupes institués », dans L’Imaginaire collectif, Toulouse, Erès, 2009, pp. 105-142, p. 116.
[28] Idem, p. 105.
[29] M. Pagès, Trace ou sens, op. cit., p. 173.
[30] Phénomène théorisé par D. Anzieu. Cf. notamment C. Chabert, Didier Anzieu, op. cit., p. 38.
[31] A. Aymard, « Groupes », op. cit., p. 148.
[32] Selon la formulation que A. Aymard a repris de D. Vasse, dans A. Aymar, « Groupes », op. cit., p. 143.
[33] Cf. notamment A. Aymard, « Groupes », op. cit., p. 146.
[34] Présenté notamment dans V. de Gaulejac, Les sources de la honte [1996], Paris, Desclée de Brouwer, Points, 2011, pp. 281-283.
[35] A. Aymard, « Groupes », op. cit., p. 148.
Vandevelde-Rougale Agnès, « L’organidrame ou organiscope : un dispositif clinique pour approcher la complexité des organisations », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-organidrame-ou-organiscope-un (Consulté le 21 novembre 2024).