On peut se demander s’il existe un intérêt, autre qu’historique, à présenter aujourd’hui Les héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Car, incontestablement, la population universitaire française actuelle est très loin de se réduire aux « héritiers », comme en témoigne les données issues de l’enquête emploi 2006 de l’INSEE. Ainsi, si on s’intéresse à la probabilité objective qu’à un enfant d’accéder à l’enseignement supérieur selon son origine sociale (se reporter au graphique pp. 14-15 et au tableau p. 138 de l’ouvrage), le ratio qui sépare les enfants dont le père est ouvrier de ceux dont le père appartient à la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures est passé de 42 pour l’année universitaire 1961-1962 à 3.9 pour l’année 2005-2006. Autrement dit, si, en 1961-1962, un fils de cadre supérieur a quarante deux fois plus de chances qu’un fils d’ouvrier d’entrer à l’université, en 2005-2006, un fils de cadre supérieur a quatre fois plus de chances qu’un fils d’ouvrier d’y entrer. Ce ratio révèle donc que l’élimination (et l’auto-élimination) des classes populaires des bancs de l’université demeure (le ratio est tout de même de quatre) mais avec nettement moins de prégnance qu’il y a 45 ans.
Cette comparaison statistique invalide-t-elle la valeur heuristique de cet ouvrage ? En 2008, Les Héritiers est-il un ouvrage de sociologie de l’éducation ou plutôt un ouvrage d’histoire de la sociologie (de l’éducation) ? Nous ne le pensons pas, et ce notamment pour les raisons suivantes :
- Les Héritiers présente bien d’autres graphiques et tableaux statistiques et les auteurs interrogent et croisent de nombreuses variables sociologiques avec celle de l’origine sociale : le genre, l’âge, le type de discipline universitaire, le type d’établissement supérieur, l’université, la trajectoire scolaire, les conditions d’existence, les attitudes devant l’école et la culture (le théâtre, la musique, la vie artistique, la participation à la vie syndicale, etc.) ou encore le réseau d’interconnaissances. Nous rappelons cela car cet ouvrage se révèle bien plus riche et complexe qu’il ne peut sembler a priori, eu égard à ce qui en est souvent dit dans les cours magistraux d’université… Le croisement de ces différentes variables dévoile ainsi des cumuls de handicaps (et à l’inverse des cumuls de ressources) et les auteurs révèlent alors qu’on a d’autant moins de chances d’intégrer un établissement prestigieux (grand établissement supérieur, ENS), une filière prestigieuse (médecine, droit, sciences) et d’obtenir un diplôme ouvrant la porte à une position sociale élevée qu’on est une femme, issue des classes populaires, provenant d’un milieu rural, ayant déjà redoublée, ne disposant pas d’un réseau de relations durables et entretenues [3], etc. De même, loin de se focaliser exclusivement sur des indicateurs de ce qui sera nommé dans d’ultérieures contributions le « capital culturel », Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron posent un diagnostic des conditions d’existence des étudiants, soit investissent aussi le terrain du « capital économique ». Cela notamment à travers les indicateurs du logement, de l’aide familiale et du recours à une activité professionnelle durant la scolarité supérieure. Par ailleurs, certains indicateurs sont réservés aux étudiants inscrits en philosophie et en sociologie (le travail en dehors des études, les études multiples, etc.), promotions construites en « type idéal de l’homo academicus en sa forme juvénile » (p. 65) par les auteurs, ce qui est plus que critiquable et limite, déjà à l’époque de l’enquête, certaines de leurs interprétations, puisque les auteurs ne se sont pas suffisamment arrêtes sur l’écart entre cet idéal-type et les étudiants inscrits dans les filières universitaires les moins littéraires ;
- Les Héritiers ne se réduit aucunement à un ouvrage statistique, focalisé sur l’objectivité des inégalités sociales face à la réussite scolaire. Il y est aussi beaucoup question de compréhension et plus précisément de la signification que peuvent avoir les études supérieures relativement à notre origine sociale et notre genre. Nous vous renvoyons ici aux passages consacrés à la perception de l’avenir scolaire, à l’ « image des études supérieures comme avenir ‘‘impossible’’, ‘‘possible’’ ou ‘‘normal’’ qui devient à son tour un déterminant des vocations scolaires » (p. 12). Mais nous pensons aussi au chapitre consacré à la question de l’unité de la population étudiante, puisque c’est « par la signification et la fonction symbolique qu’il confère, presque unanimement, à sa pratique [plus] que par l’unité de sa pratique » que l’étudiant se définit comme tel et parvient à intégrer le milieu étudiant ;
Mais, puisque le désir naît du manque, nous espérons avoir ainsi incité le désir de lire cet ouvrage, but premier de toute note de lecture… [4]
[1] Soit le capital scolaire reconnu comme une forme légitime de compétence professionnelle, garantissant et autorisant probablement son détenteur à occuper une position sociale favorisée.
[2] De nombreux compléments et nuances s’imposent bien évidemment à ce sujet (par exemple, il faudrait construire des échantillons non pas d’inscrits mais de diplômés, ce qui accroîtrait très certainement chaque ratio) mais ne peuvent pas trouver leur place dans ce type de contribution.
[3] À travers les questions relatives à l’interconnaissance dont dispose chaque étudiant se dessine déjà le concept du capital social.
[4] Parmi les notes de lecture de cet ouvrage disponibles sur internet, nous tenons à souligner la qualité de la fiche de lecture de Marlène Benquet (ENS-LSH), [en ligne] http://socio.ens-lsh.fr/cours/methodes/methodes_fiches_bourdieu_passeron_1964_benquet.php#_ftnref2
Fugier Pascal, « Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et leurs études », dans revue ¿ Interrogations ?, N°6. La santé au prisme des sciences humaines et sociales, juin 2008 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Pierre-Bourdieu-et-Jean-Claude (Consulté le 5 décembre 2024).