Le livre de Florent Schepens, tiré de sa propre thèse de doctorat, nous fait mieux connaître le monde souvent considéré comme a-social, a-culturel, qu’est celui des bûcherons. Car, dans la représentation commune, la forêt imposerait sa loi, emportant avec elle ceux qui la travaillent. Dans une perspective évolutionniste encore bien souvent prédominante pour classifier le monde, la forêt (et par elle le milieu rural) renvoie à la nature, au barbare, et la ville renvoie à la culture, au civilisé. Le lien est vite fait avec ces professionnels du bois, considérés eux aussi mythologiquement comme des « forces naturelles », sorte d’animaux peu raisonnés mais ayant la force (ou la folie) de vivre et de travailler dans ces espaces pensés comme hostiles à toute humanité.
Qui sont ces individus représentés dans le sens commun comme des sauvages, des « hommes des bois » ? Et, plus particulièrement, quelle est la réalité actuelle de leurs pratiques, de leur profession ? Et d’ailleurs, en quoi est ce une profession ? Loin de penser que ces représentations du bûcheron – barbare ne sont pas à interroger, l’auteur présente ainsi dans un même élan l’histoire de la pratique professionnelle, le marché du travail forestier, les représentations mythologiques (de la forêt, du sauvage, etc.), les mécanismes de transmission du métier, et les négociations du couple concernant l’avenir du fils (repreneur de l’exploitation ou non). Ainsi, on ne peut pas comprendre comment les modalités de transmission du métier s’effectuent sans questionner les multiples dimensions de ce sujet d’étude conduisant à une lecture proprement « socio-anthropologique ».
On nous rappelle d’abord qu’il ne faudrait pas parler aujourd’hui de « bûcheron » mais plutôt d’« entrepreneurs de travaux forestiers » (ETF). Sous cette appellation, on retrouve trois métiers ou trois pratiques professionnelles : débardeurs, bûcherons, sylviculteurs. L’étude se déroule en Franche-Comté, région la plus boisée de France. Florent Schepens nous montre bien comment la profession d’ETF s’est solidifiée dans les années 1980 à l’initiative de la Mutualité sociale agricole (MSA), créant ainsi les frontières institutionnelles à la base de l’existence de la profession. L’identité professionnelle de l’ETF commence là, par la fermeture du marché du travail, et par la mise en place de formations étatiquement reconnues.
Les risques professionnels, les ETF les côtoient sans cesse. L’identité même du métier repose d’ailleurs sur la capacité à travailler en toute sécurité. L’ETF « compétent » est celui qui sait travailler dans la forêt sans avoir d’accident. Mais cette formation pratique ne s’apprend pas ex nihilo. Il faut une lente initiation à la forêt, aux techniques de coupes, etc. Le corps se doit d’être viril, mais l’attitude prédominante est la responsabilité. Il s’agit de connaître la forêt d’une manière « professionnelle », ce que le profane ignore. Comment alors se façonne cette socialisation ?
En réalité, celle-ci n’est que la conséquence et le dernier acte d’un phénomène de désignation professionnelle. Le jeune qui peut apprendre dans la forêt n’est pas un individu quelconque qui pourrait apprendre ’sur le tas’ des savoirs prêts à lui être enseignés. Les ETF désignent un individu comme pouvant prendre sa suite dans le métier. Des travaux antérieurs sur la transmission de la profession d’agriculteur [1] permettaient de supposer que la profession se transmet de père en fils. Ici, l’auteur nous montre bien comment le métier ne se transmet pas familialement : le fils d’ETF ne sera pas nécessairement ETF lui-même, et ce pour diverses raisons (difficulté du travail, danger permanent, etc.) Néanmoins, si les pères étaient les seuls à devoir choisir l’avenir de leur enfant, sans doute la reproduction professionnelle se situerait elle dans la famille. Mais les femmes des ETF, qui sont aussi les mères des enfants, ne veulent pas les laisser entrer dans la forêt et se confronter à ses dangers. Et c’est là un des mérites des travaux de Florent Schepens d’avoir montré comment la transmission d’un patrimoine (matériel ou immatériel) n’est pas seulement aujourd’hui l’affaire du pater familias, mais bien l’objet d’une négociation de couple, les femmes ayant leur mot à dire sur le sujet de l’avenir de leurs enfants, elles ont le dernier mot.
Qui est alors repreneur de ces entreprises forestières ? Nous avons affaire ici à une désignation professionnelle d’un individu qui n’est pas de la famille pour succéder à ce poste d’indépendant. Le nouvel ETF, en formation, est lui-même le plus souvent fils d’indépendant, n’ayant pas pu reprendre le patrimoine de sa famille, retrouvant alors ici une nouvelle « place professionnelle » tout en jouissant d’un statut d’indépendant, perdu puis retrouvé.
L’auteur propose ici le terme de ’déshéritiers’ pour présenter ces nouveaux professionnels, qui n’ont en fait qu’un horizon de passage devant eux, ceux-ci ne transmettant jamais familialement de génération en génération cette place professionnelle, mais dirigeant leur enfant vers d’autres études, dans d’autres domaines socialement plus enviables. Le recrutement n’est donc pas familial mais ’quasi-familial’ ; le successeur ne sera pas du même sang. Mais la parenté professionnelle remplace ici la parenté biologique.
La place professionnelle revient à un ’quasi-enfant’. Comme chez les agriculteurs, la désignation étant effectuée, les savoirs peuvent alors être transmis. Mais comment des savoirs se transmettent-ils ? En réalité, c’est du travail qui se transmet, une place professionnelle à honorer ou à déserter. On juge l’enfant ’capable’, habilité à faire, mais c’est à lui de confirmer cette habilitation. Il passe alors diverses épreuves comme les premières coupes. Une étape indépassable de cette formation est l’insertion dans un collectif d’ETF, qui le fera reconnaître comme ’des leurs’, et qui le conduira alors à porter, s’il ne l’a pas refusé avant, l’identité d’ETF.
L’auteur apporte ainsi un nouvel éclairage sur les mécanismes de transmission professionnelle. Il démontre que, malgré le fait qu’il y ait pour ces jeunes enfants une ’place à prendre’, la transmission professionnelle n’agit pas comme un effet de reproduction à l’identique, d’une génération à une autre. Les stratégies familiales agissent fortement pour obliger l’enfant à quitter le monde forestier. Et c’est bien la femme de l’ETF qui joue ici un rôle perturbateur, rôle essentiel dans la compréhension de la non-transmission du métier.
Cette étude est aussi une démonstration de l’intérêt qu’il y a à penser les stratégies de reproduction professionnelle à partir de la théorie de la transmission d’une place professionnelle. Les savoirs ont beau être possédés, il faut aussi être ’pris’ ou acceptés par un donataire à cette place professionnelle : « Il s’agit d’avoir la bonne origine professionnelle, et non de posséder les savoirs forestiers, il s’agit d’être et non d’avoir. » (p.250) La compétence professionnelle tient de cet ’être’ là, on est compétent parce qu’on est (de la famille), et non pas parce qu’on a (les connaissances).
Notons enfin qu’en épilogue, une « histoire croisée des différents ETF » vient illustrer et éclairer le long et complexe processus de la transmission du métier, nous incitant à penser qu’il faut bel et bien saisir la biographie d’un individu et reconstruire le fil intergénérationnel (ici, sur trois générations), pour que l’on puisse comprendre comment se construisent les stratégies familiales de mobilité sociale, dans un contexte donné, pour une profession particulière.
[1] D. Jacques-Jouvenot Choix du successeur et transmission patrimoniale, Paris, L’harmattan, 1997.
Aubry François, « Florent Schepens, Hommes des bois ? Socio anthropologie d’un groupe professionnel », dans revue ¿ Interrogations ?, N°6. La santé au prisme des sciences humaines et sociales, juin 2008 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Florent-Schepens-Hommes-des-bois (Consulté le 21 novembre 2024).