Cet article décrit la façon dont les personnes qui sont atteintes d’une hépatite C ressentent la maladie et expriment leur expérience. La maladie et le traitement influencent non seulement le quotidien du malade atteint d’hépatite C, mais aussi son identité, la représentation qu’il a de soi et des autres, les non-malades. Il s’agit d’une identité, personnelle, de malade, mais aussi d’un sentiment d’appartenance à un groupe, celui des ’hépatants’. En effet, la formation de groupes associatifs de malades donne lieu à des sentiments d’appartenance à une certaine communauté, celle des malades ’hépatants’.
Mots-clés : Hépatites, Internet, Malades, Identité, Traitements.
This article describes the experience of people who have a hepatitis C, focusing on the manner they feel their disease and express their experiment. The disease and his treatment influence the daily life of people infected by the virus of hepatitis C and also their identity, the way they are considering themselves, and how they are considering the non-sick people. It means a personal identity, for a hill person, and also a belonging’s feeling to a group, the “hépatant” people. Indeed, the forming of sick persons’ associations gives a belonging’s feeling to a community : the community of ’hépatant’ (“hepatitimpressing people”).
Keywords : Hepatitis, Internet, Disease, Identity, Treatments
On assiste à une véritable épidémie d’hépatites dans le monde : 6% de la population mondiale a une hépatite. La plus fréquente est l’hépatite C, suivie de la B. Une hépatite est une inflammation qui perturbe le fonctionnement du foie. Si elle est provoquée par un virus, on parle d’hépatite virale. Il existe un vaccin uniquement contre les hépatites A et B. Aujourd’hui, l’hépatite C est très répandue. Quant aux hépatites D, E et G elles sont rares. Une très grande partie des personnes infectées n’ont pas été dépistées, notamment dans les pays les moins développés.
De nos jours, l’Internet est une importante source d’informations. Cela est valable pour les maladies, qui souvent donnent lieu à des forums de discussion pour les personnes concernées. L’accès à Internet se démocratise et les forums de discussion consacrés aux hépatites se multiplient. Ils ont servi de départ à cette recherche [1]. J’ai en effet commencé par chercher ce que les personnes atteintes d’une hépatite virale expriment au sujet du vécu de leur maladie sur les forums de discussion. Ce mode de communication permet de rester anonyme, ce qui amène les individus à s’exprimer librement sur leur vécu.
J’ai surtout utilisé un forum et une mailing liste comme source d’informations (Hepatites.net et Hep. & Cie), même si j’ai visité d’autres forums, comme celui de l’association SOS Hépatites. Ils se distinguent par leur forme et le nombre d’inscrits. La mailing liste consiste en un envoi de courriers électroniques à un groupe de personnes inscrites. Elle comprend habituellement moins de membres que le forum, qui est un site Internet fonctionnant comme place virtuelle où les personnes postent des messages et qui habituellement présente divers thèmes (par exemple, dans le cas du forum sur les hépatites, l’hépatite B, l’hépatite C, les co-infections, l’entourage, l’administration, etc.) La mailing liste Hep. & Cie a moins de 150 inscrits alors que le forum Hepatites.net en compte presque 2000. Ces deux sites Internet nous donnent donc un aperçu des réunions virtuelles de personnes qui s’y inscrivent et y participent.
J’ai également assisté aux Forums SOS Hépatites (il s’agit d’un symposium qui réunit patients, professionnels de la santé, activistes, etc., dans un endroit physique) de la Fédération SOS Hépatites, la principale association de malades en France, ce qui m’a permit d’élargir mes connaissances sur la maladie et son traitement, mes contacts avec des malades et des médecins, et de confirmer mes impressions et les conclusions formulées à partir de mon observation des témoignages sur Internet et de mes entretiens avec des personnes atteintes.
Cette étude a été menée entre 2003 et 2005. J’ai d’abord classé les informations recueillies sur Internet et tenté de les analyser. Puis, j’ai engagé le dialogue avec des membres de ces forums de discussion afin de mieux comprendre la réalité en question. J’ai réalisé des entretiens en face-à-face avec dix des membres des forums visités.
C’est à un membre de l’association SOS Hépatites que l’on doit l’invention du terme ’hépatant’, qui joue sur les mots, pour désigner les personnes engagées dans les associations de malades atteints d’une hépatite. Les personnes engagées dans la lutte contre la maladie sont, de par leur implication et leur action, méritoires et épatantes. Le terme s’est ensuite élargi aux personnes vivant avec une hépatite virale en général. Je reprends ce terme car les sujets qui font l’objet de mon étude y adhèrent.
J’ai rencontré et interrogé cinq femmes et cinq hommes. J’ai enregistré les entretiens avec l’accord des personnes interviewées. La confrontation des données recueillies a dévoilé des réalités partagées par un grand nombre de personnes, au-delà de la diversité des biographies, bien que mon objectif ne soit ici que celui de présenter des tendances et de mettre en évidence certains aspects du vécu de la maladie. Les citations des propos des personnes interrogées sont mises entre guillemets et en italique.
Il s’agit d’une enquêté ethnographique qui ne prétend pas être représentative de la population en général. Cela serait d’ailleurs impossible avec un échantillon de cette taille. Je m’appuie néanmoins aussi sur la littérature scientifique pour développer mon analyse et me réfèrerai à celle-ci tout au long du texte, Il s’agit donc également de formuler une synthèse de travaux qui traitent ce sujet en m’appuyant sur de nombreuses données, dont les miennes.
La santé est une valeur centrale de notre société. Il y a comme une obligation morale de se soigner, voire de ne pas être malade ou ne pas le montrer. Mais toutes les conditions ne sont pas toujours réunies pour y répondre, notamment parmi les personnes en situation socio-économique précaire [2]. Dans la pratique, l’accès aux soins pour tous n’est pas toujours assuré [3]. La charge contributive pour certains soins médicaux, la lourdeur des démarches administratives pour l’ouverture des droits et la difficulté des personnes les plus vulnérables à faire valoir leurs droits constituent autant de freins à l’accès aux soins [4]. Par exemple, certaines des personnes que j’ai rencontrées bénéficient d’une allocation d’invalidité, mais d’autres n’en ont pas, selon le type d’emploi qu’elles avaient avant d’être ou de se savoir malades. La maladie constitue donc un événement malheureux, du moins lors de son annonce (même si, comme nous le verrons plus loin, le malade peut par la suite modifier la signification de sa maladie).
Certains examens, comme la biopsie hépatique, sont douloureux. La biopsie est souvent source de souffrance et d’angoisse. Ces difficultés donnent parfois lieu à un sentiment d’héroïsme chez les patients qui ont enduré ces souffrances.
Les traitements sont également décrits comme pénibles. Plusieurs médicaments (interféron, analogues nucléosidiques, etc.) sont utilisés pour traiter l’hépatite B. Ils permettent de bloquer la multiplication du virus mais ne l’éliminent pas. Dans des cas plus graves, comme le stade de cancer, une transplantation hépatique est parfois nécessaire. Quant à l’hépatite C, un traitement qui peut éliminer le virus est disponible, mais il n’est pas toujours efficace. Son taux de succès dépend de certains facteurs, comme la co-infection avec un autre virus, la consommation d’alcool, l’âge, le moment où l’hépatite est détectée et le traitement engagé. Le succès du traitement dépend aussi de son vécu. En effet, des patients arrêtent le traitement avant son terme ou ne le suivent pas correctement (sautes de prises, changements fréquents des horaires de prise, etc.) en raison de sa pénibilité. Généralement, au fil des mois, les patients sont de plus en plus fatigués, ce qui ne favorise pas un suivi correct du traitement, qui doit se poursuivre, en général, durant douze mois.
Les effets indésirables des médicaments sont nombreux : fièvre, courbatures, maux de tête, fatigue, nausées, perte de poids, perte de cheveux, troubles du goût, troubles du sommeil, troubles psychologiques, troubles oculaires, sécheresse de la peau, réaction cutanée aux points d’injection, anorexie, neutropénie, etc. Des études montrent que 15% des patients qui entament un traitement ne le mènent pas à terme [5]. La fatigue est l’un des principaux effets secondaires du traitement. Elle est parfois persistante et est autant physique que mentale [6]. Une fatigue parfois invalidante, face à laquelle les hépatants ressentent un manque d’écoute. Les troubles de l’humeur et la dépression sont également fréquents parmi les patients sous traitement [7]. Des malades parlent du « côté autiste du traitement » pour décrire ce manque de force et d’envie de maintenir des relations avec les autres, voire une agressivité contre les autres et contre soi-même, qui peut aller jusqu’au suicide. Il est en outre certain que l’état de maladie, se savoir malade, nuit à l’équilibre psychologique.
Les malades ressentent souvent un manque d’écoute de la part des autres, à commencer par les médecins, même si les relations médecins-patients ont changé depuis l’apparition du VIH-sida, qui a donné lieu à une importante mobilisation de la part des malades, à leur empowerment. Dans la maladie chronique, le patient doit gérer sa maladie, c’est-à-dire s’administrer des soins, agir sur son corps, participer activement à son traitement, être auto-soignant. Certains malades acquièrent des connaissances médicales, créent des associations de malades pour faire entendre leur voix et deviennent des acteurs collectifs, des partenaires dans la gestion du système de santé [8].
Dans les représentations sociales, la bonne santé s’identifie à la norme, alors qu’être malade est un état considéré anormal. La maladie constitue une sorte de ‘déviance sociale’, car le malade peut échapper aux tâches, aux responsabilités, aux contraintes qui pèsent quotidiennement sur les bien-portants [9]. La notion de santé se mêle à celle de performance et de recherche d’excellence, dans cette société qui prône la performance, l’adaptation sous toutes ses formes et la santé comme valeur centrale. La maladie devient, dans ce contexte, désordre et faute et soulève des problèmes d’identité. Elle représente un malaise car elle est empreinte de stigmatisation [10].
Les maladies chroniques ne s’accompagnent pas toujours de symptômes directement visibles. Mais, en dépit de son manque de visibilité, sa survenue constitue souvent une rupture biographique qui implique des changements dans le mode de vie de l’individu devenu malade. Le malade doit parfois ajuster son mode de vie á la maladie, tout d’abord parce qu’il est astreint à des soins permanents. Se savoir malade peut aussi provoquer un changement dans la perception que la personne a d’elle-même, comme le montrent de nombreux travaux [11].
La stigmatisation de la maladie est déterminante pour la qualité de vie des personnes concernées. Certaines maladies chroniques, handicaps ou affections, disqualifient socialement les personnes qui en sont atteintes. Selon Goffman, dissimuler la maladie constitue la principale stratégie de gestion du stigmate. Mais cela devient difficile lorsque la personne n’a pas seulement des traits « discréditables » – ceux qui ceux qui ne sont pas immédiatement visibles par l’entourage et ne sont donc que potentiellement stigmatisables – mais aussi des traits « discrédités » – ceux immédiatement visibles qui produisent ou peuvent produire une réaction négative de la part de l’entourage [12]. En effet, j’ai pu constater que, dans le cas des personnes sous traitement de l’hépatite C, les effets secondaires des médicaments peuvent être responsables de la survenue de ces traits « discrédités », augmentant la visibilité de l’affection, le sentiment d’être malade et, par conséquent, celui d’incapacité. Cela peut décourager certains patients de s’engager dans le traitement. La stigmatisation des hépatants pouvant nuire à leur qualité de vie, ils font parfois le choix de ne pas révéler leur état de santé aux autres, même si cela peut se traduire par un obstacle à l’aide sociale et entraîner l’isolement, qui est un facteur aggravant pour l’état de santé [13].
L’incompréhension de l’entourage est aussi fréquemment mentionnée par les personnes interrogées. Elle tient surtout à son incapacité à prendre totalement conscience de la souffrance du malade au quotidien et sur le long terme, sa lassitude, la difficulté à soutenir un malade sur une longue durée et son sentiment d’incapacité à résoudre tous les problèmes que pose la maladie. Les malades ont alors le sentiment que seuls d’autres malades sont à même de les comprendre. C’est ce qui les amène à chercher des associations de malades et des forums de discussion sur Internet autour de la maladie qui les affecte.
L’appartenance à un groupe de malades ou à une association est une originalité de l’auto-soignant que devient le malade chronique. Le malade souhaite rompre l’isolement et cherche une similitude d’expériences, inconnues des autres (les bien-portants), qui engendre sympathie et compréhension entre malades qui vivent une expérience commune. En France, ces groupes tendent à se répandre [14].
L’interrogation sur l’origine de la maladie n’est jamais entièrement satisfaite par les réponses de la médecine. Le malade s’interroge sur le sens de sa maladie. Il a besoin de relier sa maladie à son environnement et à sa vie. Le malade se tourne alors vers les autres malades pour comprendre ce qui lui arrive. La maladie peut ainsi devenir l’occasion d’une introspection.
En Occident, la maladie signifie infériorité, diminution, humiliation. Elle est « maléfique » [15]. La souffrance du malade vient aussi de là. Il doit gérer la maladie, mais aussi gérer sa signification sociale. L’impact qu’a la maladie sur l’individu dépend de la signification qu’il lui attribue, dans le contexte social particulier qui est le sien.
Le mode de contamination, événement de son histoire personnelle, peut modeler la vision que l’individu a de sa maladie. Ainsi, certains malades contaminés par le VHC par transfusion sanguine mettent l’accent sur une identité de victimes qui les distinguerait des malades infectés à l’occasion d’usage de drogues, comme j’ai pu l’observer lors des Forums SOS Hépatites et comme cela m’a été décrit par des membres d’associations de malades.
La famille a souvent un rôle central dans la gestion des soins de santé et dans le soutien au malade. Lorsque le soutien social fait défaut, les associations apportent une aide considérable, fournissant des services sociaux et juridiques, de l’information sur la maladie et les traitements, un soutien émotionnel à travers, par exemple, des groupes de parole ou encore un lieu de sociabilité, d’occasions de rencontres et de détente [16]. Ces associations font preuve de l’importance du soutien émotionnel, psychologique, relationnel, social, voire matériel, dans la gestion de la maladie.
Des groupes de parole se forment autour de l’hépatite C, comme c’est le cas des forums de discussion sur Internet. Pour certains, le dialogue avec des personnes qui partagent l’expérience d’une même maladie peut être très bénéfique, permettant de lutter contre l’isolement et l’auto-stigmatisation et de ‘pacifier’ le rapport à la maladie. Néanmoins, comme le souligne Martine Bungener à propos de l’épidémie du VIH, les individus ne possèdent pas tous les mêmes capacités à mobiliser un réseau d’entraide. Les personnes socialement vulnérables sont à la fois les plus touchées par l’épidémie et les moins à même de lui faire face. Elles n’ont pas la même capacité que les personnes socialement aisées, pour chercher des informations, du soutien psychologique et/ou associatif [17]. De plus, malgré les aides sociales, la maladie est génératrice d’appauvrissement et l’accès au monde du travail des personnes atteintes reste problématique.
Par ailleurs, le soutien familial, quand il existe, n’est pas toujours facile à gérer. Aux prises avec un sentiment de culpabilité de ne pas bien aider, l’entourage a à son tour besoin de soutien pour lui-même. Cela peut d’ailleurs être un motif de maintien du secret autour de la maladie : la peur du malade d’être perçu et traité « comme un handicapé », qui peut entraîner un déni de la maladie, et la peur que l’entourage « ne tienne pas le coup », c’est-à-dire qu’il ne soit pas en mesure d’apporter un soutien à long terme au malade. L’entourage peut ne pas supporter le comportement et les réactions du malade, être impatient, inquiet, ne pas comprendre, ne plus assumer l’hépatite C, la maladie de l’autre, qui se répercute sur l’entourage [18].
Les proches ont une grande influence sur le malade. Ils peuvent valider ou infirmer la légitimité du traitement, apporter un soutien émotionnel ou des sentiments de culpabilité, ouvrir la voie du dialogue ou enfermer dans le secret, etc. La famille peut aussi être indifférente ou incapable de soutenir le malade. Celui-ci fait alors le choix de ne pas parler de sa maladie à (certains membres de) sa famille. Il arrive aussi que le malade ne cherche pas le soutien de sa famille, qu’il préfère protéger en l’épargnant de cette préoccupation, de ce malheur que représente la maladie, et minimise, dans ses discours, les conséquences de la maladie sur sa vie. D’autres personnes se replient sur elles-mêmes, s’auto-excluent, surestimant la stigmatisation qu’entraîne la maladie et développant des sentiments de culpabilité ou de dépréciation de soi. La qualité de vie passe aussi par le fait de prendre soin de soi, d’avoir un bon médecin, d’en changer s’il y a un problème. Mais dans un contexte d’autodépréciation, de secret autour de la maladie, de détresse psychologique, de manque de moyens financiers et de méconnaissance de ses droits, cela reste difficile.
L’action associative joue également un rôle très important dans le soutien des malades. Lorsque les malades sont en difficulté – que ce soit un besoin d’informations, une souffrance physique ou une détresse psychologique – ils ne cherchent pas forcément un soutien dans leur entourage, mais auprès d’associations, de personnes qui connaissent leur maladie, leurs droits sociaux, les structures de soutien psychologiques, qui ont elles-mêmes le vécu de cette maladie et qui ont une plus ample connaissance des difficultés qu’elle pose et des réponses qu’il est possible d’y apporter. L’engagement associatif est pour certains malades une motivation pour s’engager dans le traitement, un moteur dans la lutte contre leur maladie. Cet engagement donne un esprit de combat aux malades, leur permettant de se sentir plus forts et plus armés face à la maladie.
Le malade engagé, par le biais de l’association, partage ses connaissances et son vécu au profit d’autres malades qui cherchent de l’aide. Cette démarche est peut-être aussi un moyen de rester dans un contexte que le « malade guéri » a du mal à quitter, parce qu’il fait désormais partie de sa vie, de son vécu, de son identité. « Malade guéri » semble un contresens, mais cette expression nous montre que la maladie en tant qu’expérience passée fait désormais partie du parcours personnel de l’individu, le présent se construisant avec les expériences du passé.
Ce qui motive les malades à chercher des forums de discussion sur Internet est surtout le besoin d’informations, de s’exprimer sur leur expérience de la maladie et de partager des informations. Ce partage d’expériences avec des personnes dans le même cas, naît et/ou se renforce avec le début du traitement. Les effets indésirables du traitement peuvent amener le malade à cesser de travailler. C’est à ce moment que le lien avec les autres malades, membres de forums de discussion sur Internet, devient plus important. Le malade, privé de la force de sortir de chez lui, voit dans ces sites l’occasion de maintenir un lien avec le monde, qui n’est pas un monde quelconque mais celui des hépatants, les seuls capables de le comprendre.
Les hépatants parlent des membres qui ont déjà vécu l’expérience (souvent pénible) du traitement comme des « initiés ». On remarque dans les discours une valorisation de ceux qui ont déjà mené à terme plusieurs traitements. C’est une manière de s’encourager qui est tournée en revalorisation de soi en tant que malade. Parfois, le nombre de traitements réalisés s’exhibe comme autant de médailles et les médaillés ont droit à moult compliments. Cette expérience difficile qu’est le traitement est transformée en instrument de valorisation de soi. Selon les modèles d’interprétation de la maladie énoncés par François Laplantine [19], nous pouvons voir là un renversement du modèle d’interprétation de la maladie : de maléfique, elle devient bénéfique, car elle permet, outre l’introspection citée plus haut, l’exploit. Le traitement, qui est le plus souvent pénible, est alors vécu comme une maladie guérison. J’ai ainsi pu observer, chez les personnes interviewées, des passages d’un modèle étiologique, selon l’analyse de Laplantine, à un autre, en fonction du parcours biographique du malade : « maladie blessure » lors de l’annonce du diagnostic, « maladie gratification » lorsqu’elle apporte des bénéfices secondaires au patient [20], « maladie guérison » pendant le traitement, maladie exploit lorsque le traitement est mené à terme et le patient « réussit une séroconversion ».
Le sentiment d’être malade (et d’être un malade) apparaît fréquemment avec le premier traitement car la maladie peut passer inaperçue, sans symptômes très visibles, pendant plusieurs années. Le traitement, c’est-à-dire le fait de prendre des médicaments, d’une part, et de souffrir physiquement et/ou psychologiquement, d’autre part (en raison des effets indésirables des médicaments), rend la maladie tangible. Le besoin de contacter avec d’autres malades est dû aussi au sentiment d’être incompris par les autres, les non-malades. Il y a donc un sentiment d’appartenance à un groupe qui partage une expérience commune, l’impression que les autres « ne savent pas » et « ne peuvent pas comprendre » ce que cela représente et un désir de communiquer avec les membres de ce groupe, les hépatants. Cette communication passe par Internet mais aussi par des rencontres organisées à partir des forums de discussion et par les réseaux associatifs.
Se découvrir atteint d’une maladie chronique représente souvent un traumatisme. Malgré tout, plus ou moins facilement et plus ou moins complètement, le malade accepte cette nouvelle condition, voire la transforme en une identité positive. Il apprend à se connaître, acquiert des savoirs, est responsable de son traitement et contrôle partiellement son état, il est actif et se sent « acteur » de sa maladie.
L’hépatite C possède une particularité : c’est la seule maladie chronique guérissable. Qu’arrive-t-il alors à ceux qui terminent le traitement et éradiquent le virus, c’est-à-dire les guéris ou les séroconvertis [21] ? La guérison est perçue comme une situation difficile par les malades interrogés, parce qu’il s’agit d’une (autre) rupture biographique. Le malade vit des années durant d’une certaine manière – l’abstinence face à l’alcool, les visites régulières chez le médecin, les examens, la conscience de la présence du virus etc. – et soudain, un changement apparaît qui est ressenti comme radical. La rencontre avec la maladie implique une remise en cause personnelle. Pendant la maladie, s’est opéré tout un travail de réflexion sur soi que provoque le passage par le soin. Le patient s’efforce de réduire le cercle de ceux qui savent, dans le souhait de contrôler son environnement alors qu’il y a une perte de la maîtrise de l’image de soi. Après la guérison, il y a une rupture avec la vie d’avant, dans un sursaut de vitalité [22]. Ce changement entraîne une perturbation identitaire que l’individu va essayer de résoudre. La personne infectée par le VHC qui fait un traitement et parvient à éradiquer le virus passe donc par deux changements, qui ont des implications au niveau identitaire : il prend conscience de son état de malade, avec le traitement et les effets secondaires qu’il entraîne, et cesse ensuite d’être malade, avec la guérison, après le traitement. Ainsi, l’une des personnes interviewées, pour qui le traitement a représenté un premier changement dans son quotidien, l’entrée dans un processus de soins et une modification de la perception qu’il avait de soi, a initié une psychothérapie non pas pendant le traitement, comme le lui avait conseillé son médecin, mais après, quand il a enfin été guéri. D’autres changements sont intervenus à ce moment précis, notamment un déménagement et une modification du régime alimentaire. La guérison représente un second changement. L’individu se sent « quelqu’un d’autre ».
Et bah, ça, justement, ça, c’est un truc qui est un peu bizarre, figure-toi, parce que pendant tout mon traitement, je me suis sentie un petit peu comme de… Si tu veux, j’étais pas bien, j’étais malade, mais, en même temps, j’étais très soutenue, tu vois, psychologiquement, j’avais un psychiatre qui me suivait, j’avais des entretiens avec une psychologue, donc, il y avait mon gastro qui me suivait beaucoup, même ma généraliste, elle était vachement à l’écoute et tout ça, et donc, à la fin du traitement, tout d’un coup, tu…Bon, en plus, il y avait le site hepatites.net qui m’a vraiment…je veux dire, j’étais tout le temps là-dessus… ça m’a vraiment beaucoup aidé aussi, et tout d’un coup, bah, c’est comme si t’as…Tout s’arrête d’un seul coup ! Le traitement s’arrête, donc, comme si t’es sensée ne plus avoir besoin d’aide et que tout est…T’es complètement dépossédée de ta vie, quoi, si tu veux…Ta vie, elle est plus…C’est un petit peu comme quand on arrête la dope, je veux dire…Quand on est alcoolique, tu vois, un truc comme ça. Parce qu’en fait, tout esprit, il est rempli de ce qui t’arrive, soit de l’alcool ou de la dope ou, donc, de l’hépatite. Je ne pensais qu’à ça, tu vois, j’étais là pour me soigner et je ne pensais qu’à ça. Et donc, tout d’un coup, t’es sensée te sentir bien parce que, parce que c’est fini, mais t’as plus de quoi remplir ta vie…Ça m’a choquée, ce truc-là, c’était très bizarre.
Une sorte de vide ?
Voilà, une sorte de vide. » (Agnès)
La maladie est un facteur de régression de la santé, mais aussi de rupture de l’identité. L’individu va alors soit nier le trouble, soit le majorer, soit intégrer cette contrainte et réorienter son projet biographique, ce qui lui permettra de dépasser ses difficultés [23]. C’est ce dernier cas qui prévaut chez les personnes que j’ai rencontrées.
La phase du traitement est vécue comme un moment ambigu, qui déstabilise la personne, son quotidien, l’image de soi, les relations avec les autres, la perception qu’elle a des autres, mais qui, en même temps, incarne l’espoir d’une guérison et donc d’une meilleure qualité de vie et d’une espérance de vie plus longue. C’est aussi une période où la personne est « plongée dans la maladie ». Or, au moment où il sort de cette « parenthèse », l’individu a besoin de recomposer son identité en tant que non-malade et parfois aussi en tant qu’être qui travaille, a des relations sociales, une vie sexuelle, etc. Il doit, par ailleurs, intégrer à la représentation de soi son expérience de la maladie. Quand il « sort de la maladie », l’individu peut ressentir un « vide ». Parce qu’il a « perdu » le virus, il perd aussi les liens sociaux liés à l’état de malade, notamment ceux représentés par le médecin, le psychologue et les malades des groupes de parole, le sentiment d’être pris en charge et, par conséquent, son identité de malade. Le quotidien n’est plus rythmé par la maladie et l’individu doit s’adapter à ce nouvel état et à son nouveau statut, celui de guéri. Le malade, après avoir renversé l’échelle de valeurs qui met la maladie du côté du malheur et avoir réussi à percevoir la maladie comme « quelque chose qui a du bon », à la « positiver », voire après en avoir fait une raison d’exister, qui définit son quotidien et lui-même, se voit à nouveau confronté à un besoin de redéfinition de soi.
De façon momentanée ou permanente, la maladie modifie la perception de soi. « Le corps n’est pas seulement, pour le malade, un objet physique ou un état physiologique, c’est une part essentielle de son moi. » [24]
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[1] J’ai surtout utilisé un forum et une mailing liste comme source d’informations de départ et comme moyen d’immersion dans le sujet. Le forum et la mailing liste se distinguent par leur forme et le nombre d’inscrits. La mailing liste consiste en un envoi de courriers électroniques à un groupe de personnes inscrites. Elle comprend habituellement moins de membres que le forum, qui est un site Internet fonctionnant comme place virtuelle où les personnes postent des messages et qui habituellement présente divers thèmes (par exemple, dans le cas du forum sur les hépatites, l’hépatite B, l’hépatite C, les co-infections, l’entourage, l’administration, etc.) Pour exemple, la mailing liste Hépatites & Compagnie compte moins de 150 inscrits alors que le forum Hepatites.net en compte presque 2000.
[2] P. Adam P. et C. Herzlich, Sociologie de la maladie et de la médecine, Nathan, 1994, p. 24.
[3] D. Fassin, E. Carde, N. Ferré et S. Musso-Dimitrijevic, Un traitement inégal. Les discriminations dans l’accès aux soins, Rapport d’étude du CRECSP, 5, septembre 2001.
[4] M. Moradell, (dir.), Inégalités face à l’accès aux soins en Europe. Premier état des lieux, Médecins du Monde, octobre 1999, p. 39-40.
[5] S. Lévy, « Les effets indésirables du traitement de l’hépatite C par interféron pégylé », Transcriptase, 99, février-mars 2002, p. 16-18.
[6] SOS Hépatites, C’est dans ma tête ou c’est l’hépatite ? Fatigue et troubles de l’humeur, Coll. Etre hépatant, 8, SOS Hépatites, juillet 2004.
[7] SOS Hépatites, Y’a pas que le foie dans l’hépatite C. Les manifestations extra-hépatiques, Coll. Etre hépatant, 6, SOS Hépatites, avril 2003.
[8] C. Herzlich et J. Pierret, Malades d’hier, malades d’aujourd’hui, De la mort collective au devoir de guérison, Payot, Paris, 1984. C’est le cas d’un ex-dirigeant de l’association SOS hépatites que nous avons rencontré. Cet homme atteint d’hépatite C a accumulé un tel nombre d’informations sur les hépatites qu’il est devenu expert en la matière et exerce aujourd’hui des fonctions au sein de l’Agence Nationale de Recherche sur le Sida et les hépatites.
[9] C. Herzlich, « La maladie et la santé comme objets sociologiques », in J-M. Berthelot (dir.), La sociologie française contemporaine, PUF, Paris, 2000.
[10] E. Corin, « La matrice sociale et culturelle de la santé et de la maladie », in R. G. Evans, M. L. Barer et T. R. Marmor (dir.), Etre ou ne pas être en bonne santé. Biologie et déterminants sociaux de la maladie, Les Presses de l’Université de Montréal / John Libbey Eurotext, Paris, 1996.
[11] Voir, par exemple, les travaux de Philippe Bataille, François Laplantine, Claudine Herzlich, Danièle Carricaburu et Janine Pierret (P. Bataille, « Le cancer comme (re)découverte de soi », Sciences Humaines, hors-série, 48, mars-avril-mai 2005, p. 26-29 ; F. Laplantine, Anthropologie de la maladie, Bibliothèque Scientifique Payot, Paris, 1992 ; P. Adam et C. Herzlich, Sociologie de la maladie…, op. cit. ; D. Carricaburu et J. Pierret, Vie quotidienne et recompositions identitaires autour de la séropositivité, Rapport CERMES, 1992).
[12] E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, Paris, 1975.
[13] A.J. Dijker, « Aspects socio-psychologiques de la stigmatisation des personnes atteintes », in Le sida en Europe. Nouveaux enjeux pour les sciences sociales, ANRS, 1998, p. 125-132.
[14] C. Herzlich et J. Pierret, Malade d’hier, malades d’aujourd’hui…, op. cit.
[15] Selon les différents modèles d’interprétation de la maladie énoncés par Laplantine (Anthropologie de la maladie, op. cit.).
[16] P. Adam et C. Herzlich, Sociologie de la maladie…, op. cit.
[17] M. Bungener, « Mobilisation individuelle, médicale et sociale face au VIH », in Le Sida en Europe. Nouveaux enjeux pour les sciences sociales, ANRS, 1998, p. 133-141.
[18] SOS Hépatites, Mon hépatite C, moi et les autres. Les relations avec l’entourage, Coll. Etre hépatant, 3, août 2002.
[19] F. Laplantine, Anthropologie de la maladie, op. cit.
[20] Ce que j’ai observé particulièrement chez deux des femmes interrogées, possédant un réseau familial et social solide et d’excellentes relations avec les équipes soignantes des hôpitaux où elles sont suivies.
[21] Grosso modo, la sérologie est positive lorsque la personne est infectée et elle est négative en l’absence d’infection. Dans le cas de l’hépatite C, le terme séroconversion est généralement utilisé pour désigner la conversion de la sérologie à la négativité. On parle aussi de négativation.
[22] P. Bataille, « Le cancer comme (re)découverte de soi », op. cit.
[23] C. Leroy, « Santé et identité », in Identité individuelle et personnalisation. Production et affirmation de l’identité. Colloque International Toulouse, septembre 1979, Tap P. (dir.), Toulouse, Privat, 1980, p. 301-304.
[24] B. Good, Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1998.
Maia Marta, « Les hépatants. Vivre avec une hépatite virale chronique et en guérir », dans revue ¿ Interrogations ?, N°6. La santé au prisme des sciences humaines et sociales, juin 2008 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Les-hepatants-Vivre-avec-une,266 (Consulté le 5 novembre 2024).