On s’intéresse davantage aujourd’hui à la nature de l’offre culturelle estivale des festivals ou des arts de la rue qu’à la manière dont les acteurs des politiques publiques la gèrent sur les territoires. Voilà un objet original pour un ouvrage à faible tirage qui passera sûrement inaperçu, alors qu’il traite d’un phénomène social récent : le développement des musiques amplifiées dans nos régions [1]. Les dynamiques musicales et culturelles qui contribuent à la transformation des territoires aujourd’hui sont rarement envisagées comme des indicateurs sociaux susceptibles de contribuer à la lecture spatiale des processus d’agrégation et/ou de ségrégation des publics qui y participent. A la croisée des chemins entre géographie culturelle et analyse des politiques publiques de la culture, l’auteur traite de cette dimension cachée à l’aide d’observations empiriques à partir desquelles il construit unmodèle d’analyse du jeu des acteurs qui nous permet d’en comprendre non seulement les processus de diffusion et de structuration mais également les effets pervers qui enferment et stigmatisent les jeunes dans des pratiques musicales censées être choisies :« La rhétorique républicaine de l’intégration joue son rôle n encourageant le développement des « cultures urbaines » censées représenter une solution intermédiaire pour éviter l’ethnicisation des quartiers et la résurgence des cultures communautaires etreligieuses. »(p. 318). L’intérêt de la démarche adoptée réside notamment dans le relativisme culturel qui guide l’analyse des discours et des pratiques sur la dimension « multiculturelle et ethnique » de ces musiques. Les musiques amplifiées en Aquitainesont à la fois abordées comme des cultures en mouvements et des mouvements sociaux, ce qui dépassionne le discours de la culture et sur la culture, pour se focaliser sur les structures et les professionnels chargés d’en assurer la gestion (maisons culturelles, centres et écoles de musiques, associations, etc.). Ces structures sont appréhendées comme des organisations ce qui permet à l’auteur de souligner l’importance de la dispute dans les interactions entre les différents acteurs (élus, professionnels, financeurs, publics) et lescompromis que nécessite la dualité de ces productions culturelles relevant à la fois de logiques marchandes et non-marchandes. En s’attachant à traduire discours et pratiques de chacun selon les économies de grandeur et les registres de justification qui contribuent à leur donner un sens, les liens entre les opérateurs des musiques amplifiées et les enjeux économiques et de reconnaissances institutionnelles que sous-tendent leur action sont alors démasqués. On entrevoit alors la reproduction dissimulée d’une idéologie élitiste qu’implique le rapport à la norme culturelle dominante dans les processus de qualification institutionnelle des territoires où la production des musiques amplifiées participe à l’ascription sociale [2]de ces pratiquants entre rural/urbain et ville/banlieue. Son analyse conduit l’auteur à s’interroger sur l’ancrage de cette émergence dans les problématiques d’intégration et d’appropriation territoriales des jeunes relégués dans les quartiers urbains et des jeunesruraux enkystés dans les communes périphériques. On redécouvre que les pratiques musicales activent les processus d’identification communautaires et participent à la réminiscence de revendications identitaires régionales. Les mécanismes d’appropriation duterritoire par des pratiques musicales collectives peuvent être un moyen de faciliter la mobilité sociale dans les trajectoires des musiciens tout autant que l’imaginaire symbolique des « cultures-mondes » véhicule l’attachement à la réussite sociale deshéros actuels des « musiques urbaines ». L’auteur remarque d’ailleurs que l’enracinement des musiciens sur leur territoire est souvent révélateur de la longévité et de la pérennité de leur carrière. Au même titre qu’il y a une diffusion des modèles de consommation sur des territoires davantage enclins à la violence urbaine, il en est de même pour les modèles des conduites musicales. En revanche, l’influence insoupçonnée des questions de genre et de domination masculine dans les pratiques musicales des jeunes que ce soit dans le rap ou le rock mériterait d’être analysée plus en profondeur, ne serait-ce que parce que dans ces territoires « musicotropiques », lieux d’attraction et d’interaction entre des jeunes garçons et des jeunes filles, démontrent que leursintérêts réels et symboliques autour de la musique sont d’abord liés à des formes de reconnaissance identitaire. Cet ouvrage suscite de ce point de vue d’autres pistes que l’auteur se propose de suivre en rapprochant la notion de territoire et celle d’animation. Face au processus hégémonique du marché et de la consommation caractéristique du « nouvel esprit du capitalisme » [3], le monde de la « Music corner society » décrit par Yves Raibaud, ne semble pas encore totalement pénétré par la marchandisation. Ce monde producteur d’intégration où les besoins de liberté, d’utopie et de lien social des jeunes s’expriment, participe toujours d’une utopie contestataire et humaniste. Dans ce sens, les pratiques musicales des jeunes en tant que pratiques sociales favorisent la réduction des clivages territoriaux, pourrait-on dire entre « rurain et urbal », malgré la prégnance des décisions « communicationnelles » des décideursdes politiques publiques. Par contre, si elles constituent encore une forme d’éducation à la citoyenneté pour des professionnels qui encadrent les jeunes musiciens, c’est parce que ce principe est souvent considéré comme un label qui leur apparaît stratégiquement comme une référence efficace pour la captation des financements et des publics, et que son topique possède une dimension opérationnelle lorsque les jeunes s’en emparent. L’auteur n’hésite pas ainsi à s’exposer à la vindicte des professionnels « cultureux » qui oublient souvent que leurs intérêts rejoignent parfois ceux des élus pour « ces bruits de la ville » en participant à la fabrication sociale et politique des territoires musicaux. Inversement, la configuration des facteurs économiques, sociauxou politiques qui entrent en ligne de compte dans l’encadrement de ces jeunes sont des contraintes sur lesquelles il est difficile d’agir parce que les pratiques musicales sont volatiles, mais aussi parce que les jeunes concernés sont insuffisamment perméables et malléables pour que ce type d’action éducative réussisse. Il est toutefois possible de faire l’hypothèse qu’il y a une certaine concomitance entre les pratiques musicales des jeunes et l’éducation à la citoyenneté. D’abord, d’un point de vue sociologique, les pratiques musicales peuvent favoriser l’éducation à la citoyenneté des jeunes par le développement des sociabilités qu’elles impliquent. Elles créent dans ce sens, un effet de socialisation qui peut faciliter directement ou indirectement la construction d’une dimension citoyenne de leur identité. Ensuite sous l’angle psychologique, ces pratiques contribuent à la construction de la personnalité de l’individu en répondant à un état « d’incertitude identificatoire » fréquemment rencontré à l’adolescence. Elles peuvent alors être un remède à une souffrance ou à un mal être par le sentiment d’appartenir à un groupe, d’avoir une identité à soi et pour soi. Enfin, une approche psychosociale rendra compte du fait que les pratiques musicales et l’éducation à la citoyenneté ne sont pas liées par une influence réciproque, même s’il peut y avoir renforcement, mais qu’elles découlent de l’action d’autres facteurs psychosociologiques que permet l’action éducative proposée par des animateurs professionnels à des groupes de jeunes (notamment dans les maisons de jeunes et de la culture). Enfin, l’auteur rappelle que l’incivilité et la déviance des comportements des jeunes musiciens en groupe qui accompagnent parfois leurs activités musicales peuvent aussi bien aboutir à leur désaffection qu’à leur surinvestissement dans ce domaine, en leur permettant d’exprimer ainsi leur revendication d’autonomie et d’indépendance. Ces conduites déviantes des jeunes musiciens, tout en n’enfreignant pas nécessairement les lois, sont en opposition avec ce que prônent la désirabilité sociale et la norme dominante dans le champ éducatif musical. S’il existe bien un terreau social qui contribue à développer de nouvelles pratiques musicales chez les jeunes dans une optique contestataireou déviante, il faudrait donc bien se garder de la stigmatiser. On peut cependant postuler que, l’incapacité du politique, des professionnels et des institutions à prendre en compte cette dimension, et la reconnaître pour ce qu’elle est, risque d’affaiblirla dimension citoyenne des musiques amplifiées pour les cantonner dans des ghettos. Le « tout sécuritaire » étant susceptible en retour de se traduire par le renforcement chez les jeunes de conduites de transgression des règles et des normes socialement admises (le saccage de studios d’enregistrement en constitue un bon exemple). Il semble qu’un discours promu par des professionnels, où leur vision de leur rôle éducatif est de plus en plus désenchantée, ne permettra pas de relier à nouveau « éducation populaire » et « pratiques musicales ». On peut dans ce sens considérer que ce livre pionnier apporte sa pierre à l’édifice d’une république musicale en devenir et qu’il fera sûrement couler beaucoup d’encre…pour autant qu’il soit lu.
[1] Les musiques amplifiées désignent un ensemble de musiques et de pratiques sociales qui utilisent l’électricité et l’amplification sonore comme éléments majeurs des créations musicales. Le terme ne définit pas un genre musical en particulier mais regroupe des universmusicaux contrastés : les musiques de recherche, les diverses formes de rock’n’roll, jazz rock, jazz, hard-rock, reggae, chanson, house music, tous les dérivés des cultures rock.
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[2] Ascription sociale : traits ou situations identitaires hérités ou imposés auxquels l’individu ne peut rien et dont il peut être tenu au moins partiellement tenu pour responsable. Goffman E.,Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Minuit, 1975.
[3] Cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello,Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
Gallibour Eric, « Yves Raibaud,Territoires musicaux en régions. L’émergence des musiques amplifiées en Aquitaine », dans revue ¿ Interrogations ?, N°6. La santé au prisme des sciences humaines et sociales, juin 2008 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Yves-Raibaud-Territoires-musicaux (Consulté le 7 octobre 2024).