Parmi les principales causes sociales des inégalités de santé figurent aussi bien les conditions de travail et de logement que, plus largement, les disparités de mode de vie sans négliger les inégalités de recours au système de soin. Inversement, les inégalités de santé sont cause de nombreuses autres inégalités sociales dont celles face à l’éducation, à l’emploi, aux loisirs, à la participation à la vie politique mais aussi à la protection sociale comptent parmi les plus importantes. Ainsi, prises dans le réseau de leurs tenants et de leurs aboutissants, les inégalités sociales de santé se prêtent tout particulièrement bien à illustrer le caractère systémique des inégalités sociales. Cet article détaille surtout les premiers, en se contentant de mentionner les principaux parmi les seconds.
Mots clés : inégalités sociales, inégalités sociales de santé, système des inégalités sociales.
Among the main social causes of health’s inequalities, one must take into consideration as well inequalities of housing and working conditions than, more largely, the way of life’s disparities without neglecting the inequalities of recourse to the care’s system. Conversely, health’s inequalities are the cause of many other social inequalities among which those concerning education, employment, leisure, participation in the political life but also social protection are the most important ones. At last, the net of causes and effects of health’s inequalities do particularly well illustrate the social inequalities’ systemic character. This paper mainly focuses on the first ones and only mentions the most important among the second ones.
Keywords : social inequalities, health’s social inequalities, social inequalities’ system
Longtemps ignorées ou délaissées, les déterminations sociales de la santé et de la maladie font désormais l’objet d’une vaste littérature au sein des sciences sociales, même si certains aspects en sont encore méconnus ou sous-estimés. Cette littérature a notamment mis en évidence l’ampleur des inégalités sociales face à la santé mais aussi la complexité de leurs déterminations. Cet article ambitionne d’en présenter une vue synthétique [1].
Si la maladie et la mort frappent inégalement les hommes, c’est, pense-t-on encore couramment, parce que leurs constitutions biologiques sont naturellement inégales ou que les hygiènes personnelles de vie sont différentes : les uns prendraient davantage soin de leur « capital santé » que d’autres. On continue ainsi à méconnaître la nature et l’ampleur des facteurs sociaux qui déterminent les inégalités face à la santé [2].
L’influence de ces facteurs sociaux est pourtant facilement attestée par les disparités significatives de mortalité qui persistent entre les différentes catégories sociales, assez bien connues depuis quelques décennies : on sait désormais communément que l’espérance de vie d’un ouvrier, surtout non qualifié, est significativement inférieure en moyenne à celle d’un cadre par exemple. Par contre, on ignore encore souvent que, comme l’indiquent les données réunies dans le tableau 1, si toutes les catégories sociales ont bénéficié, au cours de ces dernières décennies, de l’augmentation de l’espérance de vie, certaines en ont davantage profité que d’autres. Si bien que les disparités de mortalité entre catégories tendent à augmenter, du moins parmi les hommes alors qu’elles restent stables parmi les femmes.
Ces inégalités de mortalité sont étroitement corrélées aux inégalités de morbidité. Les femmes (29,6 %) se déclarent plus souvent que les hommes (22,5 %) en « moyen », « mauvais » ou « très mauvais » état de santé, car elles ont une perception plus juste de cet état, du fait de leur recours plus fréquent au système de soins et de leur plus grande implication dans la prévention. Mais, à âge et sexe égal, il existe de fortes disparités de morbidité déclarée selon les milieux sociaux : les membres des ménages d’ouvriers non qualifiés se plaignent ainsi 2,3 fois plus souvent d’un état de santé « moyen », « mauvais » ou « très mauvais » que ceux qui font partie d’un ménage de cadre et assimilé [3].
Les causes des inégalités sociales de santé sont multiples et diverses. C’est d’ailleurs plutôt leur cumul plutôt que l’une ou l’autre d’entre elles qui peut les expliquer.
Parmi ces causes, l’une des principales, encore souvent sous-estimée dans les enquêtes épidémiologiques, est constituée par les conditions de travail. Toutes pathologies et catégories sociales confondues, le travail est ainsi tenu pour responsable de près d’un problème de santé sur cinq ; mais la proportion peut s’élever à près d’un sur deux pour certaines affections au sein de certaines catégories [4]. Sont ici en question non seulement les accidents ou les maladies auxquels conduit l’exercice courant de bon nombre de professions, trop souvent scandaleusement ignorées ou même masquées [5], mais encore, de manière beaucoup plus fréquente, l’usure générale, physique et psychique, de l’organisme, que peuvent provoquer des conditions de travail pénibles. Usure qui vaut notamment aux ouvriers de subir une double peine : non seulement, ils vivent moins longtemps que les cadres et assimilés, mais encore ils vivent plus longtemps qu’eux avec des incapacités invalidantes [6].
Les inégalités de nocivité et de pénibilité des conditions actuelles de travail des différentes catégories sociales nous sont attestées par les données réunies par le tableau 2. Globalement, et la chose reste curieusement en dehors du débat public en dépit de la multiplications des témoignages tout comme des données statistiques à son sujet, les facteurs de nocivité et de pénibilité ont augmenté au cours des dernières années. Et cette dégradation des conditions de travail a été plus importante pour les ouvriers et les employés que pour les cadres et les membres des professions intermédiaires.
Légende : 1 : exposition aux risques biologiques ; 2 : exposition à au moins un produit chimique ; 3 : exposition à au moins un solvant ; 4 : exposition à des tensioactifs ; 5 : exposition à des cancérogènes ; 6 : manutention manuelle de charges plus de dix heures par semaine ; 7 : position debout ou piétinement plus de vingt heures par semaine ; 8 : travailler dans une posture pénible plus de deux heures par semaine ; 9 : répétition d’un même geste à cadence élevée pendant plus de dix heures par semaine ; 10 : travail avec des machines ou des outils vibrants ; 11 : avoir un rythme de travail imposé par une demande extérieure obligeant à une réponse immédiate ; 12 : devoir fréquemment interrompre une tâche pour en faire une autre non prévue ; 13 : pouvoir faire varier les délais fixés pour faire son travail ; 14 : régler seul un incident survenu au cours du travail ; 15 : être en contact direct avec le public ; 16 : avoir travaillé plus de quarante heures la semaine précédente ; 17 : effectuer des astreintes ; 18 : travailler le samedi, même occasionnellement ; 19 : travailler le dimanche, même occasionnellement ; 20 : travailler de nuit, même occasionnellement
La partie supérieure du tableau (indices 1 à 5) montre combien les conditions de travail d’un pourcentage élevé de salariés restent aujourd’hui nocives et sources potentielles de morbidité et de mortalité. Et tous ces risques menacent davantage les ouvriers (plus particulièrement les non qualifiés) mais aussi les employés de commerce et de service que les membres des professions intermédiaires ou les cadres.
Quand le travail ne tue pas ou ne prédispose pas directement à la maladie, il n’en empoisonne pas moins l’existence des salariés – tout en pouvant déboucher en définitive malgré tout sur la maladie. C’est ce qui ressort de la seconde partie du tableau (indices 6 à 10), qui expose quelques facteurs de pénibilité physique parmi les plus courants. Et ce sont à nouveau les salariés d’exécution qui sont le plus souvent soumis à ces désagréments qui confinent quelquefois au traumatisme. Notons au passage que le taylorisme n’est pas mort : le travail répétitif, générateur de troubles musculo-squelettiques, concerne encore plus d’un ouvrier non qualifié sur quatre. On comprend mieux ainsi la véritable épidémie de pareils troubles qui sévit depuis quelques lustres au sein de certaines catégories d’ouvriers (par exemple les bouchers des abattoirs) ou d’employés (par exemples les caissières des grandes surfaces).
La hiérarchie est en partie inversée en ce qui concerne certains facteurs liés aux contraintes organisationnelles, source de pénibilité mentale (indices 11 à 15). Cela s’explique certes par le fait que les cadres exercent plus de responsabilité que les ouvriers ou les employés dans leur travail. Mais il faut aussi y voir l’incidence directe des nouvelles formes d’organisation du travail, qui placent de plus en plus souvent des salariés sous la pression du public ou des clients, et de l’introduction des « nouvelles techniques d’information et de communication » (NTIC) dans le travail, deux facteurs d’accroissement de l’intensité du travail et de la charge mentale.
Quant aux contraintes imposées par le temps de travail (sa durée et sa répartition), elles pèsent de manière variable. Si les cadres travaillent en général plus longtemps que les employés et les ouvriers et sont plus souvent soumis à des astreintes, ce sont au contraire les seconds qui travaillent plus souvent en fin de semaine et surtout de nuit, une forme de travail particulièrement pénible et pathogène à la longue.
Si travailler peut nuire gravement à la santé, il en va paradoxalement de même du fait de ne pas travailler. Un chômage de longue durée ou des périodes de chômage récurrentes, allant donc de pair avec des formes d’emploi précaires, sont des facteurs aggravant les risques de dépression [7]. De même le chômage joue-t-il un rôle catalyseur des différents facteurs de mortalité, entraînant une surmortalité parmi les chômeurs [8]. Surmortalité dont le suicide est une des raisons, puisqu’il semble exister une corrélation positive entre taux de chômage et taux de suicide dans les classes d’âge les plus actives de la population [9]. Or on n’apprendra rien à personne en rappelant que la fréquence du chômage et de la précarité d’emploi est très inégalement répartie entre les catégories sociales : elle est en gros quatre fois supérieure parmi les ouvriers non qualifiée que parmi les cadres.
L’incidence des conditions de logement sur l’état de santé paraît, à différents titres, à peine moins importante que celle des conditions de travail et d’emploi. Or elle est rarement prise en compte dans les études sur les déterminants sociaux de la santé.
Les inégalités sociales face au logement comptent pourtant aujourd’hui parmi les plus importantes en France. Elles opposent, en premier lieu, ceux qui ont accès au logement à ceux qui n’en disposent pas ou plus. Alors que la loi du 31 mars 1990, dite loi Besson, proclame, après bien d’autres, que « garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation », il se trouve encore aujourd’hui en France quelques 100 000 sans-logis, auxquels s’ajoutent 40 000 personnes vivant dans des abris de fortune (boxes de garage, caves, cabanes de jardin, voitures abandonnées, etc.) et 100 000 autres en camping ou mobil home à l’année. D’autres enfin ne bénéficient d’un toit qu’en recourant à des chambres d’hôtel ou des meublés (près de 600 000 personnes) ou en étant hébergées par des tiers, parents ou amis (près d’un million dont 150 000 dans des conditions très difficiles) [10].
Or ne pas disposer d’un logement, être contraint de vivre dans la rue ou dans un abri de fortune ou devoir recourir aux centres d’hébergement expose les individus à de graves risques de dégradation rapide d’un état de santé souvent déjà fragile : c’est ainsi que 16 % des sans-logis s’estiment en très mauvaise santé contre seulement 3 % des personnes disposant d’un logement [11]. L’absence ou la médiocrité du logement ne prive pas seulement la personne qui en souffre de la possibilité de se préserver des intempéries (froid, canicule, pluie, etc.), de la saleté, de la promiscuité, etc., autant de facteurs pathogènes. Il faut y ajouter une corrélation étroite entre le relâchement des liens et des contacts interpersonnels, consubstantiel de l’absence de domicile fixe, et l’aggravation des pathologies chroniques, tant du fait d’un moindre recours au système de soins que d’une dégradation de l’estime de soi, génératrice de dépression [12]. Sans compter bien évidemment les ravages que l’alcoolisme occasionne parmi les sans domicile, même si ce poncif de l’imaginaire social doit être quelque peu nuancé [13].
Les inégalités sociales de logement renvoient, en second lieu, à la qualité inégale des logements. On compte encore 1 150 000 personnes occupant des logements privés de WC, de salle d’eau ou de chauffage [14]. Plus nombreux sont les occupants de logement insalubres : parmi les ménages dont le revenu par unité de consommation appartient au premier décile, ils sont 28 % à se plaindre de ce que leur logement est humide et 26 % de ce qu’il est insuffisamment chauffé, 25 % le jugeant en mauvais état, contre respectivement 14 %, 11 % et 8 % pour les autres ménages [15]. Or occuper de tels logement expose également à des risques pour la santé ; et, quand il s’agit d’enfants, cela compromet, outre leur état de santé présent et futur, plus largement leur potentialité de développement personnel sur tous les plans et, partant, leur scolarité. Comment un enfant peut-il suivre une scolarité normale sans des conditions d’hygiène et de confort suffisantes ?
Le confort d’un logement dépend aussi de sa densité d’occupation. Quelques 3 500 000 personnes vivent dans des logements en surpeuplement modéré (il manque une pièce) et plus d’un million dans des logements en surpeuplement accentué (il leur manque au moins deux pièces) [16]. 14,8 % des ménages dont le revenu est inférieur à la demi médiane du revenu disponible par unité de consommation et 8,8 % des ménages dont le revenu disponible par unité de consommation se situe dans les trois premiers déciles sont dans le premier cas contre seulement 3,5 % pour les autres ménages ; et la seconde situation concerne respectivement 5 %, 2,3 % et 0,5 % de ces ménages [17]. Mais ces moyennes cachent des disparités importantes : c’est près de la moitié des ménages de la première catégorie logés dans le secteur social qui se trouve en situation de surpeuplement [18].
Or la qualité de la vie quotidienne ne sera pas la même selon que l’on occupe un logement surpeuplé, privant ses occupants de la possibilité de disposer chacun d’une chambre individuelle, un logement assurant une telle possibilité ou a fortiori un logement sous-peuplé. Dans le premier cas, ce sont, une fois de plus, des risques supplémentaires du point de vue sanitaire : les épidémies de grippe, de diarrhées et de bronchiolite frappent en priorité les familles entassées. Mais ce sont aussi, plus largement, les possibilités de récupération au quotidien de la fatigue engendrée par le travail qui se trouvent amoindries ou compromises : comment se reposer, se détendre ou tout simplement vaquer à quelque loisir ou divertissement personnel quand on ne dispose pas, par exemple, de la possibilité de s’isoler dans une pièce ? Souvent déjà les plus fatigués par leur activité professionnelle, les membres des catégories populaires sont aussi ceux auxquels leur logement offre le plus fréquemment de médiocres opportunités de récupérer de cette fatigue. Ce qui ne peut qu’accentuer à la longue l’usure engendrée par le travail.
S’il est des risques de morbidité auxquels les individus ne peuvent pas échapper – ceux liés au travail et au logement sont pour l’essentiel de cet ordre – il en est d’autres qui semblent résulter de comportements volontaires, dont on impute par conséquent facilement la responsabilité aux seules décisions individuelles, alors même qu’ils n’en sont pas moins fortement corrélés à la situation sociale des personnes concernées. Ainsi en va-t-il par exemple des habitudes alimentaires ou de diverses addictions (tabagisme et alcoolisme notamment).
« On creuse sa tombe avec ses dents. » L’antiquité de cette sentence, attribuée à Sénèque, n’est pourtant pas parvenue à convaincre les pouvoirs publics et les responsables des organismes de recherche en matière de santé publique d’organiser une vaste enquête sur les régimes alimentaires des Français ni a fortiori sur les déterminants sociaux de ces derniers, du même ordre et de même nature que la précédente sur les conditions de travail. C’est là un immense champ aveugle de la sociologie de la santé. Dans ces conditions, on en est réduit à réunir quelques données et aperçus épars en la matière.
L’effet du revenu est avéré dans de nombreux aspects de la consommation alimentaire, notamment quant à la variété des produits consommés, la part des fruits, légumes et poisson dans l’alimentation, l’importance de la consommation au domicile et l’accès à l’information nutritionnelle. Mais, sur tous ces points, s’ajoute l’incidence du niveau de formation générale des personnes, au moins aussi importante que le facteur revenu [19]. Cela s’observe tout particulièrement en ce qui concerne l’obésité, conséquence de la surconsommation de sucres et de graisses, prédisposant à des affectations ou accidents cardio-vasculaires. Elle se trouve certes corrélée avec le niveau de vie des ménages, avec cependant des différences sensibles entre les hommes et les femmes : au sein du premier quartile des revenus (le quart des ménages les moins riches), sa fréquence est de 10 % pour les hommes et de 13 % pour les femmes, alors qu’elle est respectivement de 9 % et de 6 % au sein du dernier quartile (le quart des ménages les plus riches). Mais la corrélation la plus forte est celle entre la prévalence de l’obésité et le niveau de diplôme : « 15 % des individus sans diplôme ou ayant au plus un brevet des collèges sont obèses, tandis que seulement 5 % des diplômés du supérieur le sont. L’écart est de 10 points : il a doublé entre 1981 et 2003. » [20] Niveau de vie et niveau des diplôme se combinent ainsi pour déterminer la situation relative des différentes catégories sociales ; aussi n’est-il pas étonnant en définitive que, parmi l’ensemble des élèves des classes de troisième, la prévalence de l’obésité est dix fois plus importante chez les enfants d’ouvriers non qualifiés que chez les enfants de cadres [21].
La consommation de tabac est fortement liée au sexe et à l’âge mais également aux conditions de vie des individus. Parmi les hommes, les chômeurs fument plus souvent que ceux disposant d’un emploi ; et c’est aussi le cas des ouvriers relativement aux autres catégories sociales, notamment les cadres et assimilés et les agriculteurs [22]. De même, on fume d’autant plus souvent que l’on est moins diplômé et qu’on dispose d’un revenu moins élevé. Par contre, contrairement à une idée reçue, une consommation quotidienne excessive d’alcool est plus fréquente parmi les diplômés de l’enseignement supérieurs que parmi ceux qui ne disposent que d’un diplôme inférieur au baccalauréat ou qui ne disposent d’aucun diplôme [23] ; ainsi, chez les femmes, ce sont les cadres qui encourent le plus fréquemment le risque d’une alcoolisation excessive, chronique ou ponctuelle, tandis que chez les hommes, ce risque est aussi fréquent parmi les cadres que parmi les ouvriers [24].
Si la fréquence des comportements présentant des risques pour la santé est inégalement répartie entre les différentes catégories sociales, il en va de même pour ceux qui, inversement, constituent des facteurs favorables à un bon état de santé. Par exemple, la fréquence d’une pratique régulière d’activités physiques et sportives, dont le rôle préventif, notamment à l’égard de l’asthme, du diabète, de l’obésité, de l’hypertension artérielle, s’élève avec le niveau de revenu et le niveau de formation : elle est donc plus élevé parmi les cadres et assimilés que parmi les employés et les ouvriers [25]. Ainsi en va-t-il aussi pour la fréquence des départs en vacances tout comme pour la durée des vacances : en 2004, plus d’un tiers des Français (35,1 %) n’est pas parti en vacances et plus d’un quart (26,1 %) n’a pas passé une seule nuit de l’année en dehors de son domicile ; et on ne sera pas surpris d’apprendre que, parmi les quart des ménages le plus pauvre, plus de la moitié n’est pas partie en vacances tandis que la proportion tombe à un ménage sur sept dans le quart des ménages le plus aisé [26].
L’ensemble des données précédentes suggère clairement que les modes de vie ne relèvent pas d’abord de choix individuels mais qu’ils sont déterminés, eux aussi, par des caractéristiques propres aux milieux sociaux d’appartenance des individus. L’attention portée à son état de santé et la prévention de risques par des comportements adéquats ne sont pas davantage également réparties au sein de la population. Jouent ici encore le niveau de formation générale, qui rend plus ou moins sensible aux informations en matière de santé et d’hygiène de vie [27], mais aussi, plus largement, une culture du corps (un rapport au corps et aux apparences corporelles) très différente d’un milieu social à l’autre, tout comme d’un sexe à l’autre. Ces cultures du corps procèdent notamment de l’intériorisation par les agents de leurs conditions de travail et d’existence consistant, selon le principe de tout habitus, à faire de nécessité vertu. Aussi n’est-il pas trop étonnant que celui (ou même celle) dont la valeur sociale dépend avant tout de l’endurance à l’effort physique tende à compenser ce dernier par des excès alimentaires là où, au contraire, celui dont la prestance corporelle doit signifier avant tout son autorité sera plus attentif à ses apparences corporelles : on tend toujours à posséder le physique de son emploi [28].
Un dernier élément contribue à expliquer les inégalités face aux maladies et à la mort : l’inégal accès aux soins. Si les écarts sont relativement réduits en ce qui concerne les consultations de médecins généralistes, ils sont par contre bien plus importants en ce qui concerne les consultations de spécialistes : à âge et sexe comparables, un cadre ou assimilé consulte deux fois plus souvent un spécialiste qu’un ouvrier non qualifié. Indice que le premier cherche à être mieux soigné que le second. Si l’on n’est pas assuré d’être nécessairement mieux soigné par un spécialiste que par un généraliste, recourir davantage au premier qu’au second témoigne au moins d’un souci supérieur de son propre état de santé. En témoigne également le fait qu’un cadre consomme en moyenne 1,9 fois plus de médicaments prescrits qu’un ouvrier non qualifié [29].
Conjuguée avec les disparités de fréquence d’épisodes accidentels, le recours inégal à la médecine de ville explique du même coup la hiérarchie inversée des hospitalisations. Ce sont les cadres qui sont les moins souvent hospitalisés, les ouvriers et les employés qui le sont le plus souvent, les indépendants se trouvant dans une situation proche de celle des cadres [30]. C’est que, faute de consulter à temps généralistes ou spécialistes, lorsque le mal est encore bénin, les membres des catégories populaires sont plus souvent que les autres contraintes d’êtres hospitalisés pour faire face à des pathologies qui se seront aggravées au fil du temps. A quoi s’ajoute évidemment l’incidence plus fréquente des accidents du travail dont ils sont victimes.
Ces inégalités dans le recours au système de soins renvoient elles-mêmes à la conjonction de différents facteurs. Là encore, il faut invoquer les inégalités d’information en matière de prévention, de dépistage et de soin [31] ; mais aussi des différences de culture du corps, façonnant des représentations différentes de la maladie et de la mort [32]. En particulier, lorsque, comme c’est précisément le cas pour de nombreuses catégories ouvrières, sa propre « valeur économique » repose sur la capacité à affronter la peine et la fatigue physiques, la douleur et le danger, il en résulte une culture du corps qui tend à survaloriser ses capacités physiques et à dissuader le sujet de reconnaître ses propres défaillances corporelles et d’entamer une démarche curative et a fortiori préventive.
Mais les inégalités de recours au système de soins s’expliquent encore par un facteur économique : son coût monétaire. Certes, la plus grande partie de ce dernier est pris en charge par l’assurance maladie, dont le champ a été étendu par l’institution de la couverture maladie universelle (CMU) en 2000. Cependant le fait pour le patient d’être obligé de consentir l’avance du coût des soins et des médicaments avant de pouvoir se les faire rembourser par l’assurance maladie tout comme le maintien d’un ticket modérateur (la part du coût qui reste à la charge du patient) – sauf pour les bénéficiaires de la CMU complémentaire (CMUC) et pour certains types de soins ou d’affections de longue durée – peuvent dissuader certains malades de se faire soigner. Ainsi, en 2004, soit après l’institution de la CMU et de la CMUC, 13 % des personnes ont déclaré avoir renoncé à des soins pour des raisons financières ; mais la proportion s’élevait à 28 % parmi celles qui n’étaient pas couvertes par une assurance maladie complémentaire [33]. Or la possession d’une assurance complémentaire reste encore inégale répartie : en 2003, un cinquième des individus appartenant au quintile des ménages le plus pauvre en était dépourvu, contre seulement 4 % parmi les membres du quintile des ménages les plus aisés [34]. Dans ces conditions, il n’est que trop évident que la récente extension des « franchises médicales » va très certainement aggraver ce facteur inégalitaire et contribuer à la dégradation de l’état sanitaire de la population.
Il faut enfin mentionner un dernier facteur trop souvent négligé dans les inégalités sociales de santé : la répartition géographique inégale des équipements et des services médicaux [35]. Car, toute chose égale par ailleurs, il est sans doute plus commode et tentant de recourir aux différents équipements et services composant le système de soins lorsque ceux-ci sont à portée de main que lorsqu’ils sont éloignés de plusieurs dizaines voire centaines de kilomètres. Cela n’est sans doute pas sans rapport avec le fait que, toutes choses égales par ailleurs, les habitants de zones urbaines sensibles (ZUS) présentent plus fréquemment des incapacités (limitations fonctionnelles ou restrictions d’activité) [36]. Et, là encore, il faut craindre que les décisions prises au cours des vingt dernières années de concentration spatiale de l’offre médicale n’aient des effets d’aggravation des inégalités sociales de santé.
Si les causes des inégalités sociales de santé sont multiples, il en va de même pour leurs effets. La littérature scientifique traitant de ces derniers est cependant moins fournie que celle qui se penche sur les causes. De surcroît, les limites de cet article nous contraignent à n’évoquer que brièvement les principaux d’entre eux.
Une mauvaise santé, une maladie chronique ou une infirmité précoce sont autant de facteurs susceptibles d’entraver la progression scolaire d’un enfant ou d’un adolescent ou de réduire ses chances de réussite. Or la morbidité inégale selon les milieux sociaux affecte évidemment aussi les enfants vivant dans ces milieux : les enfants des ménages les plus pauvres souffrent plus fréquemment de myopie, de caries dentaires et d’asthme mais aussi d’obésité comme nous l’avons déjà vu. Les inégalités sociales face à la santé sont ainsi un facteur aggravant les inégalités scolaires.
De même, toutes choses égales par ailleurs, un mauvais état de santé expose davantage au risque de perte d’emploi, de chômage prolongé et d’inactivité forcée [37]. Et c’est aussi en fonction de son état de santé qu’un individu peut être amené à prolonger plus ou moins longtemps sa vie active : un mauvais état de santé peut le contraindre à l’abréger mais compte aussi parmi les motifs les plus puissants d’un départ précoce en retraite [38]. Les inégalités sociales de santé contribuent donc également aux inégalités face à l’emploi.
On peut aussi rappeler combien elles déterminent également les inégalités face aux usages sociaux du temps (notamment aux loisirs) tout comme face à la participation à la vie publique (associative, syndicale, politique, religieuse). Car il vaut mieux être en bonne santé pour jouir de son temps libre ou pouvoir le consacrer à des activités dans la sphère publique. Est-ce l’évidence de pareilles corrélations qui explique l’absence de leur mention dans les enquêtes sociologiques sur de pareils sujets ?
Rappelons pour finir qu’en réduisant l’espérance de vie des membres du salariat d’exécution (ouvriers et employés), les inégalités sociales en matière de mortalité génèrent aussi des inégalités face au mécanisme redistributif sur lequel repose la protection sociale. Cela les conduit en effet à bénéficier pendant moins longtemps d’une pension de retraite. Si bien que, à durée de cotisation égales, le rapport pensions/cotisations est moins favorable pour eux qu’il ne peut l’être pour les membres de catégories qui, tels les cadres, ont des durées de retraite plus longue. Il se crée ainsi, au sein même du régime général de l’assurance vieillesse, un effet anti-redistributif au détriment du salariat d’exécution et au bénéfice du salariat d’encadrement [39].
L’analyse des tenants et des aboutissants des inégalités sociales de santé illustre clairement le caractère systémique des inégalités sociales [40] [Bihr et Pfefferkorn, 2008]. Elle montre que les inégalités interfèrent entre elles, en se déterminant et même en se générant réciproquement ; ainsi les inégalités sociales de santé renforcent-elles les inégalités face à l’emploi ou face à l’éducation et la formation qui, en retour, contribuent aux inégalités de santé. Il tend ainsi à se former un processus cumulatif, au terme duquel les privilèges s’accumulent à l’un des pôles de l’échelle sociale tandis qu’à l’autre pôle s’accumulent les handicaps. Et il se dessine finalement une structure (un ensemble cohérent de rapports, liant entre elles les différentes inégalités sociales) relativement permanente parce que dotée d’une forte capacité de se reproduire de génération en génération, y compris en ce qui concerne les inégalités de santé [41].
[1] Cet article est une version développée d’un passage de notre récent ouvrage, Le système des inégalités, Paris, La Découverte, collection ‘Repères’, 2008.
[2] Cf. Annette Leclerc, Didier Fassin, Hélène Grandjean, Monique Kaminski, Thierry Lang (dir.), Les inégalités sociales de santé, Inserm & La Découverte, Paris, 2000.
[3] Cf. Caroline Allonier, Guillaume Stéphanie, Thierry Rochereau, « Enquête Santé et Protection sociale 2004 : premiers résultats », Questions d’économie de la santé, n° 110, Irdes, Paris, juillet 2006.
[4] Cf. Dominique Waltisperger, « Le travail est rendu responsable d’un problème de santé sur cinq », Premières informations et premières synthèses, n° 19.1, Dares, Paris, mai 2004.
[5] Cf. Annie Thébaud-Mony, Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques, mise en danger d’autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels, La Découverte, Paris, 2007.
[6] Cf. Emmanuelle Cambois, Caroline Laborde et Jean-Marie Robine, « La ‘double peine’ des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte », Population et sociétés, n°441, Paris, Ined, janvier 2008.
[7] Cf. Isabelle Leroux et Thomas Morin, « Facteurs de risques et épisodes dépressifs en population générale », Etudes et résultats, n°545, Paris, Drees, décembre 2006.
[8] Cf. Annie Mesrine, « La surmortalité des chômeurs : un effet catalyseur du chômage ? », Economie et statistique, n°334, Insee, Paris, 2000, pages 33-48.
[9] Alfred Nizard, Nicolas Bourgoin, Geneviève de Divonne, « Suicide et mal-être social », Population et sociétés, n°334, Paris, Ined, avril 1998.
[10] Cf. Fondation Abbé Pierre, Rapport annuel 2007 – L’état du mal-logement en France, Paris, 2007, page 214.
[11] Cf. Bernadette De la Rochere, « La santé des sans-domicile usagers des services d’aide », Insee première, n°893, Insee, Paris, avril 2003.
[12] Patrick Peretti-Watel, « Lien social et santé en situation de précarité », Economie et statistique, n°391-392, Paris, Insee, 2006, pages 115-130.
[13] Cf. François Beck, Stéphane Legleye, Stanislas Spilka, « L’alcoolisation des personnes sans domicile : remis en cause d’un stéréotype social », Economie et statistique, n°392-393, Paris, Insee, 2006, pages 131-149.
[14] Cf. Fondation Abbé Pierre, op. cit., page 214.
[15] Cf. Cyril Rizk, « Le cadre de vie des ménages les plus pauvres », Insee Première, n° 926, Insee, Paris, octobre 2003.
[16] Cf. Fondation Abbé Pierre, op. cit., page 214.
[17] Cf. Jean-Claude Driant et Christelle Rieg, « Les conditions de logement des ménages à bas revenu », Insee Première, n° 950, Insee, Paris, février 2004.
[18] Cf. Jean-Claude Driant et Christelle Rieg, « Les ménages à bas revenu et le logement social », Insee Première, n° 962, Insee, Paris, avril 2004.
[19] Cf. France Caillavet, Nicole Darmon, Anne Lhuissier et Faustine Régnier « L’alimentation des populations défavorisées en France : synthèse des travaux dans les domaines économique, sociologique et nutritionnel », Les travaux de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale 2005-2006, la Documentation française, Paris, 2006, pages 279-322.
[20] Cf. Thibaut de Saint Pol, « L’obésité en France : les écarts entre catégories sociales s’accroissent », Insee Première, n° 1123, Insee, Paris, février 2007.
[21] Cf. Christine de Peretti (avec la collaboration de Katia Castelbon), « Surpoids et obésité chez les adolescents scolarisés en classe de troisième », Etudes et résultats, n° 283, Drees, Paris, janvier 2004.
[22] Cf. Christel Aliaga, « Le tabac : vingt ans d’usage et de consommation », Insee Première, n° 808, Insee, Paris, octobre 2001.
[23] Cf. Jean-Louis Lanoë et Françoise Dumontier, « Tabagisme, abus d’alcool et excès de poids », Insee Première, n° 1048, Insee, Paris, novembre 2005.
[24] Cf. Laure Com-Ruelle, Paul Dourgnon, Florence Juson, Pascale Langagne, « Les problèmes d’alcool en France : quelles sont les populations à risques ? », Questions d’économie de la santé, n°129, Paris, Irdes, janvier 2008.
[25] Cf. Lara Muller, « La pratique sportive en France, reflet du milieu social » in Données Sociales – La société française Edition 2006, Insee, Paris, 2006, pages 657-663.
[26] Thomas Le Jeannic et José Ribeira, « Hausse des départs en vacances, mais 21 millions de Français en partent pas », Insee Première, n°1093, Paris, Insee, juillet, 2006.
[27] Cf. Gwenn Menvielle et alii, « Evolution temporelle des inégalités sociales de santé en France entre 1968 et 1996. Etude en fonction du niveau d’études par cause de décès », Revue d’épidémiologie et de santé publique, n°55, Paris, Elsevier-Masson, 2007, pages 97-105.
[28] Cf. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Editions de Minuit, Paris, 1979, pages 196-248.
[29] Cf. Laurence Auvray, Anne Doussin, Philippe Le Fur, « Santé, soins et protection sociale en 2002 », Questions d’économie de la santé, n°78, Irdes, Paris, décembre 2003.
[30] Cf. Denis Raynaud, « Les déterminants individuels des dépenses de santé : l’influence de la catégorie sociale et de l’assurance complémentaire », Etudes et résultats, n° 378, Drees, Paris, février 2005.
[31] Cf. Thibaut de Saint Pol, « La santé des pauvres », Insee Première, n° 1161, Insee, Paris, octobre 2007.
[32] Cf. Marc Augé et Claudine Herzlich, Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie, Editions des Archives Contemporaines, Vrin, Paris, 1984 ; et François Laplantine, L’anthropologie de la maladie, Payot, Paris, 1998.
[33] Cf. Caroline Allonier, Thierry Debrand, Véronique Lucas-Gabrielli, Aurélie Pierre, « Des indicateurs de santé moins favorables pour les habitants des Zones urbaines sensibles », Questions d’économie de la santé, n° 117, Irdes, Paris, janvier 2007.
[34] Cf. François Marical et Thibaut de Saint Pol, « La complémentaire santé : une généralisation qui n’efface pas les inégalités », Insee Première, n°1142 Insse, Paris, juin 2007.
[35] Cf. Alain Trugeon, Danielle Fontaine et Brigitte Lémery (sld), Inégalités socio-sanitaires en France. De la région au canton, Elsevier Masson, Paris, 2006, chapitre 2.
[36] Cf. Caroline Allonier, Thierry Debrand, Véronique Lucas-Gabrielli, Aurélie Pierre, op. cit.
[37] Cf. Florence Jusot, Myriam Khlat, Thierry Rochereau, Catherine Sermet, « Une mauvaise santé augmente fortement les risques de perte d’emploi », Données sociales – La société française édition 2006, Paris, Insee, 2006, pages 533-542.
[38] Cf. Didier Blanchet et Thierry Debrand, « Souhaiter prendre sa retraite le plus tôt possible : santé, satisfaction au travail et facteur monétaires », Economie et statistique, n°403-404, 2007, pages 39-62.
[39] Cf. Emmanuel Walraët et Alexandre Vincent, « La redistribution intragénérationnelle dans le système de retraites des salariés du privé : une approche par microsimulation », Economie et statistique, n°366, Paris, Insee, 2003, pages 31-61.
[40] Cf. Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Le système des inégalités, Paris, Editions La Découverte, 2008.
[41] Cf. Marion Devaux, Florence Jusot, Alain Trannoy, Sandy Tubeuf, « Inégalités des chances en santé : influence de la profession et de l’état de santé des parents », Questions d’économie de la santé, n°118,Paris, Irdes, février 2007.
Bihr Alain, Pfefferkorn Roland, « Les inégalités sociales de santé », dans revue ¿ Interrogations ?, N°6. La santé au prisme des sciences humaines et sociales, juin 2008 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Les-inegalites-sociales-de-sante,271 (Consulté le 21 novembre 2024).