Amara Marie-Emmanuelle, Chau Nearkasen, Baumann Michèle
Confrontés aux premiers signes de l’avancée en âge, les seniors s’efforcent de conserver une image valorisante d’eux-mêmes et de continuer à faire face aux contraintes familiales, sociales et professionnelles qui sont les leurs. Le recours à des substances psychoactives est, pour certains, indubitablement lié à cette situation inconfortable et stressante. Ce travail explore les différents aspects et motifs de la consommation de psychotropes déclarés par les seniors hommes et les femmes. Il tente de mettre en évidence les différentes facettes du caractère normatif de leurs discours et de leurs comportements dans leur volonté de combattre les effets du vieillissement et celle de vouloir rester performant.
Mots-clés : psychotrope, seniors, comportement normatif, consommation continue, consommation occasionnelle
Confronted with the first signs of the ageing, seniors try to keep a good image of themselves and to continue to face professional or social or family bonds. For some of these, the appeal to psychoactives substances is connected to these uncomfortable and stressful situations. This work investigates the various aspects and the motives for the consumption of psychotropic of seniors (men and women). It tries to show the normative aspects of their speech and behaviours, particularly their will to fight ageing effects and to be still effective in their work.
Keywords : psychotropic, seniors, normative behaviours, continuous consumption, occasional consumption.
C’est entre 50 et 55 ans que les premiers signes tangibles de l’avancée en âge commencent à apparaître. Maladies, incapacités, fatigabilité accrue, presbytie, ménopause, rhumatismes, cheveux blancs ou rides sont les manifestations habituelles de ce phénomène inéluctable et prévisible [2]. Les messages du corps signalent des manifestations de déclin alors que la perception que la personne a d’elle-même n’intègre pas toujours l’évolution du corps. En parallèle, des indicateurs de culture et de génération comme entendre parler de la ménagère de moins de 50 ans, voir les enfants quitter la maison, devenir grand-père/mère, constater l’invalidité croissante de certains membres de la famille, vivre leur décès (en particulier celui du conjoint) rappellent que les transformations sont tant physiques que sociales. C’est dans ce contexte qu’il convient d’envisager la consommation de psychotropes des seniors.
Dans les entreprises françaises, il est de mise d’appeler ’seniors’ les personnes de 50 à 64 ans (ils sont plus de 9 millions en France, soit 26,2% de la population en âge de travailler [16 et 64 ans] et 5 millions sont encore en activité). Face aux exigences du monde social et professionnel, la majorité d’entre eux se situe en marge des valeurs prédominantes axées sur le rendement, la performance, le dynamisme, la vitesse et l’instantanéité. En cette période de leur vie, l’accumulation de changements physiques, biologiques, psychologiques et sociologiques comme la baisse d’activités, la diminution du revenu, etc. peuvent faire apparaître une angoisse face à un ’processus de détérioration’ auquel ils ne sont pas préparés ; la société ne leur fournissant que peu de repères qui leur permettent de penser leur maintien et leur continuité symbolique. L’usage de psychotropes fait partie des mécanismes qui contribuent à l’intériorisation de cette image du ’déficit de soi’. Ils se déclinent selon deux registres de représentations, l’un concernant celles liées à la vieillesse et l’autre celles associées au médicament psychotrope [3]. En rester à une première lecture du recours aux substances psychoactives alors qu’il est bien différent de celui des autres médicaments [4], conduit à cautionner des interprétations qui ne prennent que peu en compte le rôle du social dans leur utilisation.
L’usage de ces médicaments est fréquent dans nos sociétés européennes où la recherche de bien-être physique, mental et social est ressentie comme une nécessité avérée. En France, le volume des prescriptions de médicaments psychotropes, déjà plus élevé que dans les autres pays Européens, est en augmentation régulière [5].
En dépit d’indications thérapeutiques et de recommandations cliniques contraires, une forte prévalence de la consommation de psychotropes se maintient sur le long terme [6]. L’usage intense et prolongé de ces médicaments, de part son ampleur et sa persistance, semble soutenu par un processus de socialisation par intériorisation de normes et de valeurs émanant de l’institution médicale, des structures communautaires et de l’environnement social [7]. Ainsi les représentations des changements liés à l’avancée en âge et des médicaments psychotropes d’une part et l’obligation de performance émanant de la société d’autre part tendraient à normaliser l’utilisation de ces substances psychoactives.
Au-delà du type d’études quantitatives évoquées précédemment, fort utiles pour cadrer les éléments de la problématique, l’exploration d’analyses qualitatives permet de recueillir des éléments de réflexion spécifiques sur les attitudes des consommateurs. En effet, leurs attitudes sont le résultat de l’intégration des expériences et du vécu, mais aussi des valeurs actuelles de notre société (performance, compétitivité) et des normes de tolérance édictées par les médecins généralistes, principaux prescripteurs en Europe [8]. Elles servent de référence pour justifier une utilisation épisodique de psychotropes, là où d’autres se maintiennent dans une dépendance régulière.
Bien que ces observations apportent un éclairage sur les raisons qui amènent les seniors à la prise de psychotropes, des questions demeurent : ne s’agit-il pas pour ces personnes qui glissent peu à peu hors de la sphère productive, de rendre supportable et acceptable les effets du stigmate de la retraite ? Le recours à ces médicaments n’est-il pas l’expression de défaillances personnelles ou de problèmes d’ordre social ? Au-delà de cette médicalisation, ne doit-on pas voir ces expédients comme des moyens permettant de répondre à une forme de normativité [9], en particulier celle des ’super-seniors’ ? Cette prescription ne révèle-t-elle pas aussi une certaine démission thérapeutique ?
Notre propos repose sur les analyses qualitative et quantitative menées sur les discours de seniors à propos des valeurs qu’ils attribuent aux psychotropes, de la dépendance et du sens qu’ils donnent à leur recours à ces médicaments.
La population de l’étude est issue de la cohorte Su.Vi.Max (SUpplémentation en VItamines et en sels Minéraux AntioXydants) [10]. Ces volontaires qui ont participé entre 1994 et 2003 à un essai contrôlé prévu sur 8 ans sur la supplémentation en vitamines et en sels minéraux à doses nutritionnelles (7299 français). Un tirage au sort a permis de sélectionner, parmi les 467 personnes identifiées comme consommatrices de psychotropes, 200 personnes pour participer à cette enquête.
Les données analysées proviennent de 3 sources différentes :
Les 200 entretiens téléphoniques, retranscrits dans leur intégralité, ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique catégorielle. A partir des catégories sélectionnées par consensus, 5 analystes ont construit une grille d’items, puis la codification des 200 grilles a permis le calcul de fréquences d’apparition pour chaque item. Lorsque les effectifs étaient suffisants, des comparaisons ont été effectuées entre les hommes et les femmes, les consommateurs ayant une trajectoire occasionnelle (TO) et continue (TC). Seules les différences significatives au seuil 5% ont été retenues.
Les consommateurs de psychotropes interrogés ont une moyenne d’âge est d’environ 57 ans [50 à 65 ans]. Ce sont en majorité des femmes (63%) qui vivent en couple (80%), ont un statut de cadre (53% vs 20% de non-cadres ; 28% sans activité professionnelle) et un niveau d’études supérieur au baccalauréat (57%). Les catégories socioprofessionnelles ont été fixées par le questionnaire d’inclusion (exigence éthique du comité scientifique), ce qui a limité la connaissance détaillée des professions. Lors de nos conversations téléphoniques avec les personnes interrogées, nous avons pu constater qu’il semble exister une prépondérance de cadres intermédiaires (professeurs, instituteurs, agents des postes, des banques, personnel administratif essentiellement) qui s’explique en partie par l’exigence du mode de recueil des données qui invitait les volontaires à télétransmettre les questionnaires sur leur consommation. Le recours à l’écrit et la nécessité de se connecter régulièrement (une fois par mois) pour la transmission électronique des données ont favorisé la participation de personnes instruites à qui les tâches administratives sont familières.
Cinq ans après leur inclusion dans la cohorte Su.Vi.Max, 67% des personnes continuent à prendre des psychotropes, essentiellement des anxiolytiques (43%) et des antidépresseurs (26%). L’âge de la 1ère prise de psychotropes se situe en moyenne autour de 38 ans, mais 13% en avaient déjà pris avant l’âge de 20 ans et 57,5% se décrivent aujourd’hui comme des consommateurs continus (TC). Les autres (consommateurs occasionnels, TO) disent prendre des psychotropes de manière discontinue, selon leurs besoins. Le prix de ces médicaments laisse la grande majorité (83%) indifférente et si les médicaments n’étaient plus remboursés par la sécurité sociale, seulement 6% arrêteraient leur consommation. Trois quarts d’entre eux continueraient à leurs frais un traitement qu’ils considèrent comme ’vital’. Leur discours est cependant loin d’être serein à cet égard, tous s’inquiètent des retombées à court et moyen termes et en particulier des effets secondaires liés à une consommation durable de ces produits. Pour un tiers d’entre eux, la recherche de renseignements (obtenue dans 60% des cas auprès des professionnels de santé, lue dans divers documents ou sur les notices des médicaments) a modifié leur comportement entraînant une baisse de leur consommation ou renforçant leur désir d’arrêter.
Les seniors de notre étude attribuent essentiellement leur besoin de psychotropes à des problèmes médicaux. Généraliste (75%) ou psychiatre (15%), la 1ère prescription a été établie pour des raisons de type endogène comme la dépression (33%), l’insomnie et les problèmes de sommeil (29%) ou de type exogène mettant en cause les événements de vie (33%), l’entourage (13%), le deuil (13%). Le maintien actuel de la consommation, il est lié à l’insomnie et aux problèmes de sommeil (22%), au stress (25%), à l’angoisse (17%) ou à des événements de vie péjoratifs (23%). Cet usage encadré, circonscrit, contrôlé (ou du moins se voulant comme tel) inscrit l’acte de consommer, comme du reste celui de prescrire, dans la norme sociale [12].
L’avancée en âge s’accompagne de divers problèmes sociaux (deuil, isolement social, manque de solidarité, difficultés financières), psychologiques (dépression, solitude, anxiété, perte de mémoire, déficiences cognitives, démence, confusion mentale) et physiques (perte de la mobilité, chutes, manque d’autonomie) qui sont autant de raisons de recours aux psychotropes [13]. Les seniors de notre étude attribuent essentiellement leur besoin de psychotropes à des problèmes médicaux. Comme observé dans la littérature [14], ils évoquent les symptômes pêle-mêle sans les différencier les causes endogènes (dépression, insomnies, stress…) des exogènes (événements de vie, problèmes familiaux, professionnels…).
Généraliste (75%) ou psychiatre (15%), la 1ère prescription a été établie pour dépression (33%), insomnie / problèmes de sommeil (29%), anxiété (12%) ou stress (6%). L’entourage (13%) et les événements de vie (33%) comme le deuil (13%) sont les principales raisons de type exogène évoquées. Le maintien actuel de la consommation est lié à l’insomnie et aux problèmes de sommeil (22%), au stress (25%), à l’angoisse (17%) ou à des événements de vie péjoratifs (23%).
Un parallèle peut être fait avec l’augmentation avec l’âge du nombre de maladies, en particulier des maladies chroniques, qui occasionnent des douleurs à l’origine de problèmes d’insomnie [15]. Le sentiment d’un déclin inéluctable semble amener à renoncer à l’espoir d’une amélioration et renforce les attitudes de démission thérapeutique ou de fatalisme qui légitiment le rejet de solutions non-médicamenteuses et le recours aux psychotropes en vue d’atténuer momentanément la souffrance. Ainsi les femmes de l’étude attribuent leur recours aux psychotropes à une nécessité ponctuelle pour faire face aux événements de vie (33% vs 25% pour les hommes ; p=0,006). Leur discours à propos de cette utilisation paraît résigné (25% vs 11% chez les hommes, p=0,02) : nombreuses sont celles qui pensent qu’ « une fois qu’on a commencé à en prendre on ne peut rien changer, c’est comme çà »… Dans la littérature sur le genre, ce recours serait associé au fait que les femmes ont une probabilité plus élevée d’être dans des environnements familiaux souvent peu gratifiants et qu’elles seraient plus sensibles au manque de soutien familial [16].
Les TC évoquent le plus souvent des facteurs endogènes pour expliquer leur consommation. Après une prise, 75% se déclarent ressentir des effets qualifiés de positifs : apaisement, détente, calme, disparition de l’angoisse, de l’insomnie, sensation de mieux-être ou de bien-être. La consommation de psychotropes présente ou passée a changé leur vie (67%) ; ce qui se traduit pour 77% par une augmentation de leur qualité de vie. Leurs déclarations réaffirment le rôle de ces médicaments dans la quête du bien-être.
Cet usage encadré, circonscrit, contrôlé (ou du moins se voulant comme tel) inscrit l’acte de consommer, comme du reste celui de prescrire, dans la norme sociale [17]. Les signes et les symboles perçus au travers de la médication et de la relation médecin-patient lors d’une prescription constituent une forme de langage qu’il est pertinent de décoder pour mieux comprendre l’usage du psychotrope et de ses limites. Pour les TC, le psychotrope est décrit comme une aide et ils en parlent avec une certaine familiarité. Leur discours est toutefois mitigé : s’ils portent à certains égards un regard positif (59%) sur leur consommation (beaucoup disent avoir retrouvé la joie de vivre), ils craignent la dépendance et les effets secondaires que ces médicaments engendrent (52%). Ils évoquent leur désir de s’en passer ou de diminuer (60%) car « ce n’est pas bien, il ne faut pas en prendre » (46%).
Conscients des méfaits possibles comme celui de la dépendance, ils affichent avec force leur intention et leur volonté de réguler cette médication. Pour donner sens à l’ordonnance, éviter la culpabilité, ils légitiment la prescription en soulignant l’obligation de répondre à un besoin, une nécessité d’améliorer la symptomatologie. Indéniablement, ils minimisent la quantité et les effets de la prise [18]. Cependant l’inscription du psychotrope dans le quotidien tend à banaliser le geste et les risques potentiels, tant au niveau des effets indésirables que d’une éventuelle dépendance.
Pour 67% des seniors de notre étude, la dépendance, c’est : « ne pas pouvoir s’en passer, être incapable de vivre sans ». La comparaison avec d’autres produits comme l’alcool, le tabac, la drogue ou l’évocation d’une sensation de manque, d’une nécessité, d’une obligation, d’un besoin sont utilisées pour caractériser la dépendance.
L’analyse des discours des enquêtés montre que les TC ont une attitude plutôt positive vis-à-vis des psychotropes et sont plus enclins à accepter les risques de dépendance. Ce sont en majorité des hommes, sans activité professionnelle, avec un score de qualité de vie bas, en particulier dans les dimensions de santé mentale et de santé perçue.
Certains TC ont confiance dans le médicament et le corps médical, privilégient les impacts positifs que ces médicaments peuvent avoir sur leur qualité de vie et acceptent la dépendance par force d’habitude. Les psychotropes les aident à être bien, à garder la joie de vivre et participent à leur équilibre en leur permettant de freiner les effets du vieillissement. D’autres reconnaissent l’efficacité thérapeutique des psychotropes, mais relativisent les effets positifs qu’ils peuvent avoir sur leur vie et leur santé. Ils ont conscience des effets secondaires mais se sentent obligés de prendre des psychotropes pour faire face à leur souffrance. Ils consomment ces médicaments pour les autres, pour préserver ou maintenir la cohésion sociale et garder une apparente ’normalité’. Des attitudes favorables à l’automédication pour exercer une tentative de contrôle formalisent l’acceptation de leur dépendance.
Les TO ont un discours plus homogène. Ils nient leur dépendance et pratiquent l’automédication pour avoir la maîtrise de leur consommation. Ils avouent pourtant ne pas pouvoir se passer des psychotropes dans certaines situations. Ces derniers auront tendance à taire voire à cacher leur consommation par peur d’un jugement négatif.
Dans notre étude, ce sont plutôt des femmes, de statut social supérieur, avec un score de qualité de vie moyen. Elles déclarent avoir une pathologie chronique et nient leur dépendance aux psychotropes. Soulignons que les changements psychologiques liés à la pré-ménopause et à la ménopause entraînent un recours aux psychotropes pour réduire ces symptômes psychologiques. Certains prescripteurs semblent en effet préférer les propriétés des psychotropes à celles des hormones alors que la prise d’œstrogènes allège sans risque de dépendance ces symptômes dépressifs [19].
Une analyse des profils des consommateurs et non-consommateurs [20] a d’ailleurs montré que ces derniers sont en majorité des hommes avec un score de qualité de vie élevée qui reconnaissent avoir des attitudes négatives à l’égard des psychotropes et de la dépendance qu’ils engendrent. Les prescriptions de psychotropes sont aujourd’hui soutenues par un discours médical tendant à minimiser les risques associés à ces produits [21], pourtant les dangers de la dépendance et les effets indésirables constituent encore les principales réticences contre cette pharmacothérapie [22].
Ce que les consommateurs disent des médicaments psychotropes est davantage en leur faveur que ce qu’ils en entendent dire : 77% d’entre eux considèrent que la population a un discours négatif à cause de la dépendance, de l’accoutumance et des effets secondaires. Lorsque le discours est positif, l’aide, le soutien, la ’béquille’, le soulagement et la quiétude que ces psychotropes procurent sont largement plébiscités.
Si l’on en croit leur discours, la majorité (70%) parle sans hésitation de sa consommation. La communication s’effectue sans aucune gêne parce que « c’est normal » et que « cela peut servir aux autres » (55%). Ceux qui disent ne pas en parler estiment que : c’est « un sujet privé », « personnel », « que cela présente aucun intérêt à en parler », « qu’en parler c’est difficile », « c’est honteux » ou « dévalorisant ».
Ce sont essentiellement les TO qui déclarent parler ouvertement des psychotropes et inviter leur entourage à en faire une utilisation modérée (38% vs 11% chez les TC, p=0,05). Les TC en parlent peu et donnent peu de conseils sur l’usage de psychotropes (28% vs 65% chez les TO, p=0,05). Ils ressentent une certaine gêne, c’est un sujet dévalorisant à leurs yeux. En effet, reconnaître l’usage de psychotropes c’est in situ révéler des difficultés psychiques qui s’apparentent à de la faiblesse.
Une majorité (54%) des consommateurs a une TC et se considère comme dépendant (85% vs 19% chez les TO, p<0,001). La sensation de manque est présente en permanence (19% vs 8% chez les TO, p=0,03) ; ce qui explique qu’ils ont un discours fataliste sur le fait de pouvoir arrêter un jour (67% vs 50% chez les TO, p=0,02). Ils admettent en consommer trop (37% vs 14% chez les TO, p<0,05) et leur entourage leur a déjà fait des remarques à ce sujet (34% vs 15% chez les TO, p<0,05). Enfin, ils déclarent prendre leurs psychotropes avec d’autres produits (alcool, tabac, médicaments) (52% vs 31% chez les TO, p<0,001).
L’inscription du médicament dans le quotidien semble s’effectuer selon deux modes : l’accoutumance et la banalisation du geste [23]. Le rapport aux médicaments psychotropes est toujours ambivalent ; les usagers sont conscients que si les psychotropes peuvent être des outils d’intégration, ils peuvent également (pour ceux qui ne sauraient pas gérer leur prise) conduire à la dépendance, donc à des jugements négatifs de l’entourage. Lorsque le comportement est perçu comme addictif et rendant dépendant, c’est avant tout la non-maîtrise de la relation au(x) produit(s) qui se trouve sanctionnée. Ne pas maîtriser sa consommation, c’est faire état de sa ’faiblesse’, afficher son peu de volonté, en somme avoir une attitude de ’drogué’. Aussi dans le seul but de se maintenir dans une apparente normalité, toute expression d’une difficulté à gérer sa consommation est condamnée au titre de cette norme sociale [24].
Ainsi, les enquêtés sont préoccupés par l’image qu’ils donnent : l’obligation sociale de se conformer à la norme, à adopter des comportements acceptés de tous pour ne pas dénoter, s’accompagne parfois d’une dissimulation du recours aux psychotropes. Mais si une consommation attachée à la maladie mentale est encore mal perçue, un usage occasionnel, ’de confort’, pour gérer un stress, être plus énergique, assurer un rythme… apparaît bien intégré, en particulier dans certains milieux professionnels (commerce en particulier). L’identification à des modèles de réussite, l’adhésion à des valeurs communément partagées et la construction d’un discours sur leur pratique, portent les usagers à considérer leur maîtrise des produits comme une priorité. Personnalités faibles, manque de volonté, de rigueur morale, besoin de dopants sont effectivement des termes qui désignent dans la littérature, mais aussi dans les médias les utilisateurs et le pourquoi de leur consommation [25].
Dans une société où l’expression des émotions personnelles ne trouve que peu de place, les médicaments psychotropes offrent aux hommes et aux femmes ayant des difficultés, de trouver la force et l’énergie nécessaire pour se conformer aux attentes de l’entourage et être socialement acceptables. Le recours aux psychotropes s’interprète alors comme un moyen de rester dans la course et de répondre à l’obligation de performance émanant de la société [26]. Pour les seniors de notre étude, c’est ’la béquille’ qui permet de retrouver l’énergie nécessaire pour faire face aux demandes sociales. Les hommes sont plus nombreux à évoquer les problèmes professionnels (difficultés à gérer le travail, mésentente avec les collègues ou les supérieurs) comme les déclencheurs (21% vs 9% chez les femmes, p=0,05) ou les raisons d’une pérennisation de leur consommation (11% vs 6% chez les femmes, p=0,04).
La consommation de psychotropes est sans conteste liée au besoin de conserver une crédibilité aux yeux des autres, à la volonté d’être ou de paraître dynamique et performant alors que dans le même temps les caractéristiques du travail accroissent les points de fragilité naturels des seniors : évolution des technologies, craintes pour l’emploi, mise en concurrence avec des employés plus jeunes, manque de temps pour se familiariser avec les changements…. Il existe, par exemple, une corrélation entre l’obligation de se dépêcher et la consommation de psychotropes après 50 ans [27]. Le discours des médias ne fait que renforcer ce phénomène en mettant en scène des jeunes cadres actifs et efficaces tant sur le plan professionnel que dans leurs loisirs.
Ainsi, pour les participants à l’enquête, les psychotropes sont une aide pour se plier à la contrainte que représente le fait de ’devoir tenir le coup’ quand les conditions de travail sont difficiles ou deviennent plus lourdes à supporter. Ils offrent à l’utilisateur la possibilité de retrouver des attitudes adaptées, de répondre à ce que les autres attendent de lui en termes de comportements et lui permettent de maintenir ou d’affirmer son identité sociale. Donner une ’bonne image’ de soi aux autres, chercher à la garder ou tout simplement éviter qu’elle ne se dégrade, paraît essentiel. La qualité des rapports sociaux est le meilleur prédicteur de l’usage des médicaments psychotropes [28].
Le regard croisé que nous avons porté sur la consommation de psychotrope des seniors à travers le prisme de l’arrivée de la vieillesse conduit à mettre en évidence les différentes facettes d’un comportement à visée normative. La prescription et la consommation de ces produits par les seniors semblent suivre un certain processus de socialisation. Anxiolytiques, antidépresseurs, stimulants… permettent de faire face aux obligations sociales, de s’y conformer, de garder sa place, en somme de s’adapter à une réalité sociale devenue plus difficile à assumer. L’intériorisation de cette image du ’déficit de soi’ [29] influence les représentations que les seniors ont du médicament psychotrope, reconnu certes pour ses effets thérapeutiques, mais aussi ’en tant béquille’ pour accepter les changements liés à l’avancée en âge.
L’analyse des attitudes aussi extrêmes que l’attirance ou la honte devant le fait de consommer et d’être ou de devenir dépendant permet de saisir le paradoxe qui existe entre les croyances à l’égard des psychotropes et de la dépendance qu’ils engendrent comme le sens que les utilisateurs attribuent à leur recours. Lorsque l’on tente de mettre en regard les discours et les comportements, on observe que la réticence affichée à l’égard des psychotropes n’implique pas le refus total d’en consommer. Des personnes qui estiment qu’il est vain de croire que les problèmes psychiques peuvent trouver leur solution dans les médicaments, prennent néanmoins des psychotropes, dans une sorte de dissociation entre les positions théoriques et les choix personnels. La réticence, bien qu’elle contribue à la limiter, n’empêche pas l’usage [30].
[1] Pour toute correspondance, s’adresser au professeure Michèle Baumann, Université du Luxembourg, INSIDE L-7201 WALFERDANGE. Courriel : Michele.baumann@uni.lu
[2] N. Chau et al., « Prevalence of impairments and social inequalities : A community-based study in Lorraine », Revue d’Epidémiologie et de Santé Publique, 53, 2005, p. 614-628 ; G-C. Gauchard et al., « Prevalence of sensorial and cognitive disabilities and falls, and their relationships : A community-based study », Neuroepidemiololy, 26, 2006, p. 108-118.
[3] J. Collin et J. Ankri, « La problématique de la consommation de médicaments psychotropes chez les personnes âgées en France et au Québec », Gérontologie et Société, 107, 2003, p. 149-165.
[4] A. Fontaine et C. Fontana, Drogues, activité professionnelle et vie privée -Deuxième volet de l’étude qualitative sur les usagers intégrés en milieu professionnel, Paris, Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies, 2003.
[5] J-P. Olie et al., « La consommation d’antidépresseurs dans la population générale en France », Encéphale, 28, 2002, p. 411-417.
[6] M-M. Ohayon et M-H. Lader, « Use of psychotropic medication in the general population of France, Germany, Italy, and United Kingdom », Journal of Clinical Psychiatry, 63(9), 2002, p. 817-825 ; J. Alonso et al., « Psychotropic drug utilization in Europe : results from the European Study of the Epidemiology of Mental Disorders (ESEMeD) project », Acta Psychiatrica Scandinavia, 109(420), 2004, p. 55-64.
[7] J. Collin, « Médicaments psychotropes et personnes âgées : une socialisation de la consommation », Revue Québécoise de Psychologie, 22(2), 2001, p. 74-98.
[8] J-P. Olie et al., « La consommation d’antidépresseurs dans la population générale en France », op. cit.
[9] M. Otero, Les règles de l’individualité contemporaine : santé mentale et société, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2003.
[10] Hercberg, S., Preziosi, P., Briançon, S., et al. (1998). A primary prevention trial using nutritional doses of antioxydant vitamines and minerals in cardiovascular diseases and cancers in general population : the SU.VI.MAX. study. Design, methods and participant characteristics. Controlled Clinical Trials 19(4) : 336 - 351.
[11] F. Alla et M. Baumann, « Trajectoires sur 5 ans et dépendance aux psychotropes de consommateurs de la cinquantaine », Thérapie, 58(2), 2003, p. 145-151.
[12] J. Collin et J. Ankri, « La problématique de la consommation de médicaments psychotropes chez les personnes âgées en France et au Québec », op. cit.
[13] L. Simoni-Wastila et H.K. Yang, « Psychoactive drug abuse in older adults », American Journal of Geriatric Pharmacotherapy, 4(4), 2006, p. 380-394.
[14] P. Le Moigne, « Anxiolytiques, hypnotiques. Les données sociales du recours », Swiss Journal of Sociology, 16, 2000, p. 71-109 ; P. Voyer et al., « Factors associated with psychotropic drug use among community-dwelling older persons : a review of empirical studies », BMC Nursing, 13(3), 2004, p. 3.
[15] F. Derriennic et al., Âge, travail, Santé. Études sur les salariés âgés de 37 à 52 ans, Paris, Editions de l’INSERM, 1996.
[16] M. Baumann et al., « Prescription médicale et consommation de psychotropes : quelques interrogations sur les différences entre hommes et femmes », Cahiers de Sociologie et de Démographie Médicale, 36, 1996, p. 63-78 ; L. Simoni-Wastila, « Gender and psychotropic drug use », Medical Care, 36, 1998, p. 88-94.
[17] J. Collin et J. Ankri, « La problématique de la consommation de médicaments psychotropes chez les personnes âgées en France et au Québec », op. cit.
[18] M. Baumann et M. Trincard, « Les attitudes d’autonomie dans l’observance thérapeutique de consommateurs continus de psychotropes », Encéphale, 28, 2002, p. 389-396.
[19] B-B. Shewin, « Sex hormones and psychological functioning in post ménopausal woman », Experimental Gerontology, 29(3-4), 1994, p. 423-430.
[20] M. Baumann et al., « Quality of life and attitudes towards psychotropics and dependency : consumers versus non-consumers », Journal of Clinical Pharmacy and Therapeutics, 29(5), 2004, p. 405-415.
[21] J. Collin et J. Ankri, « La problématique de la consommation de médicaments psychotropes chez les personnes âgées en France et au Québec », op. cit.
[22] M-C. Angermeyer et H. Matschinger, « Public attitude towards psychiatric treatment », Acta Psychiatry Scandinavian, 94, 1996, p. 326-336 ; A. Hillert et al., « Psychopharmacology drugs as represented in the press : results of systematic analysis of newspapers and popular magazines », Pharmacopsychiatry, 29, 1996, p. 67-71 ; C-P. Alderman et M-J. Ryan, « Consumers requests for information regarding psychotropic drugs : experience from a national medicine phone-in », The Annals of Pharmacotherapy, 31, 1997, p. 1301-1305.
[23] J. Ankri et al., « Médicaments psychotropes et sujets âgés : une problématique commune en France - Québec », Sciences Sociales et Santé, 20(1), 2002, p. 35-60.
[24] A. Fontaine et C. Fontana, Drogues, activité professionnelle et vie privée -Deuxième volet de l’étude qualitative sur les usagers intégrés en milieu professionnel, op. cit.
[25] B-G. Link et al., « Public conceptions of mental illness : labels, causes, dangerousness, and social distance », American Journal of Public Health, 89, 1999, p. 1328-1333 ; M-C. Angermeyer et H. Matschinger, « Public attitude towards psychiatric treatment », op. cit. ; A. Hillert et al., « Psychopharmacology drugs as represented in the press : results of systematic analysis of newspapers and popular magazines », op. cit.
[26] A. Ehrenberg, Drogues et médicaments psychotropes. Le trouble des frontières, Paris, Esprit, 1998.
[27] F. Derriennic et al., Âge, travail, Santé. Études sur les salariés âgés de 37 à 52 ans, op. cit.
[28] J. Allard et al., « The influence of family and social relationships on the consumption of psychotropic drugs by the elderly », Archives of Gerontology and Geriatrics, 20(2), 1995, p. 193-204.
[29] J. Collin et J. Ankri, « La problématique de la consommation de médicaments psychotropes chez les personnes âgées en France et au Québec », op. cit.
[30] S. Fainzang, Médicaments et société, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.
Amara Marie-Emmanuelle, Chau Nearkasen, Baumann Michèle, « Les « comportements normatifs » des seniors dans le recours aux psychotropes », dans revue ¿ Interrogations ?, N°6. La santé au prisme des sciences humaines et sociales, juin 2008 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Les-comportements-normatifs-des (Consulté le 21 novembre 2024).