Giraud Frédérique, Raynaud Aurélien, Saunier Emilie
Nous défendons dans cet article l’usage de la méthode biographique comme un outil particulièrement opérant dans le cadre d’une démarche sociologique plaçant au centre de sa réflexion les processus de socialisation. La méthode biographique permet de penser la genèse des phénomènes sociaux, à travers la reconstruction fine et précise des dispositions d’un individu, et ainsi de saisir le social sous sa forme individuelle. Après avoir défini le statut épistémologique de cette méthode biographique, inspirée de Jean Peneff, nous réfléchissons à ses conditions pratiques de possibilité et en présentons des usages.
Mots-clefs : biographie, méthode biographique, individu, dispositions, socialisation
Biographical method in sociology : principles, issues and uses
This paper shows that the practice of a biographical method in sociology is a tool particularly useful for this branch of knowledge when the researcher focuses on socialization processes. The biographical method enables analyzing the genesis of social phenomena, through the deep analysis of the dispositions of an individual. It allows grasping social reality in an individual way. The conditions enabling this approach, inspired by Jean Peneff, are considered, together with some examples of its use.
Keywords : biography, biographical method, dispositions, socialization, individual
Comme l’ont démontré Jean-Claude Passeron (Passeron, 2006) et Pierre Bourdieu, la sociologie est une science historique, qui peut être définie comme une « histoire sociale du présent » (Bourdieu, 1995 : 111). Se saisissant du monde social, inextricablement fait d’histoires collectives (histoires des classes sociales, de groupes, d’institutions, etc.) et individuelles, elle analyse l’action sociale, comme le produit d’une histoire à l’état à la fois objectivé et incorporé.
L’intérêt pour la genèse empirique des phénomènes sociaux, des habitus individuels, des dispositions sociales est constitutif de la discipline sociologique. En ce sens, celle-ci rencontre la réflexion biographique comme une méthode d’enquête lui permettant d’interroger la sociogenèse des processus sociaux qu’elle étudie. Cette réflexion biographique est alors pensée comme l’attention portée à des données permettant de retracer a minima l’appartenance sociale des individus. En ce sens, demander au cours d’un questionnaire ou d’un entretien à un enquêté sa profession, celle de ses parents, son âge…, peut dans cette conception de base relever d’un questionnement biographique. Les propriétés biographiques individuelles constituent des matériaux premiers du sociologue. Ainsi, au-delà des controverses méthodologiques et épistémologiques sur l’objet ou le sens de la sociologie, il est possible de soutenir que cette discipline travaille toujours à partir de matériaux biographiques qui représentent la voie d’accès à la réalité sociale. Seuls varient l’intensité, le degré de précision et le niveau de ce questionnement biographique. Au sens où nous l’entendons jusqu’à présent, le questionnement biographique désigne donc une attention portée aux données biographiques, indépendamment du lieu et des modalités de leur mise en œuvre.
La réflexion biographique prend dans la discipline des formes diverses. Jean Peneff, dans un article au titre programmatique (Peneff, 1994), distingue deux voies principales : l’approche biographique telle qu’elle est théorisée par Daniel Bertaux (Bertaux, 1976) dans les années soixante-dix et la méthode biographique, que Peneff définit comme le fait de « faire évoquer, décrire, réfléchir des périodes de la vie des interrogés. » (Peneff, 1994 : 27). Dans cet article, nous reprenons l’expression de « méthode biographique » sans toutefois en faire tout à fait le même usage que Jean Peneff. Alors que ce dernier défend l’idée que le « sujet de la méthode biographique est toujours un collectif » (Peneff, 1994 : 29), nous pensons que cet outil peut être parfaitement heuristique lorsqu’il s’applique à des individus singuliers et que lui est attachée une théorie de la socialisation attentive à la formation progressive et continue des dispositions des individus.
La méthode biographique que nous défendons désigne une manière d’appréhender la réalité sociale qui ne se contente pas d’enregistrer les propriétés sociales portées par un individu, mais se soucie de les décrire finement et d’en reconstruire la genèse. Il s’agit alors de porter son attention sur l’ordre et sur la manière selon lesquels des expériences se sont sédimentées en l’individu sous la forme de dispositions, et de mettre au jour des traits structurants définissant un individu socialisé. Ce faisant, elle ne consiste pas en un récit de vie biographique, résumé linéaire et anecdotisant d’une vie se focalisant d’abord sur des épisodes biographiques (tel qu’il a pu être remis en cause par Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1986)), mais en un modèle d’intelligibilité des individus dans ce qui constitue leur singularité sociale incorporée [1].
Le questionnement biographique en sciences sociales ne doit donc pas être considéré comme un ’gros mot’ dès lors qu’il est balisé dans sa mise en œuvre et se veut un outil de connaissance permettant de répondre à certaines questions de recherche.
Dans un premier temps, nous nous proposons de définir la méthode biographique comme une manière de structurer et d’observer les données biographiques. Suivant le conseil de Gérard Mauger, il s’agit de faire de la biographie « un objet » (Mauger, 1994 : 32), avant que d’en faire « un outil ». Dans un second temps, nous nous demanderons quels sont les conditions de possibilité et les enjeux épistémologiques de cette méthode. Enfin, une synthèse conclusive permettra de faire le point sur les acquis et les attentes de cette posture épistémologique.
Pour le sociologue, le mot « biographique » fait souvent fonction de repoussoir irrévocable, cristallisé sous la forme de l’« illusion biographique ». Les réserves pouvant être émises à son encontre condamnent-elles pour autant toute tentative biographique ? Il s’agit de prendre acte de ses limites pour en repenser ses usages. Les observations critiques n’invalident pas toute approche biographique, mais doivent au contraire servir à définir les principes d’une méthode rigoureuse et efficace.
Dans un célèbre article de 1986, Pierre Bourdieu s’attaque à la notion d’histoire de vie. Fondée sur le récit linéaire d’une vie conçue plus ou moins consciemment comme un « développement nécessaire » (Bourdieu, 1986 : 69), cette approche pêcherait par son ambition de vouloir dégager une cohérence, une unité et, en définitive, un sens du devenir biographique d’un individu. L’illusion biographique désigne ainsi les présupposés d’une biographie qui serait son propre moteur, qui trouverait en elle-même le principe de son déroulement. Jean-Claude Passeron voit quant à lui une « utopie » dans les récits qui se veulent exhaustifs, qui collectionnent les détails et les anecdotes, « se berçant de la certitude que “rien n’est insignifiant” » (Passeron, 1989 : 5) et tirant l’« impression de comprendre » qu’ils produisent des pouvoirs suggestifs de la rhétorique narrative qu’ils déploient.
On ne saurait contester la pertinence de ces remarques. En rappelant que les « événements constitutifs de la vie » (Bourdieu, 1986 : 71) s’inscrivent dans un espace social structuré, en mettant en garde contre l’« illusion de la pan-pertinence du descriptible » (Passeron, 1989 : 6), en insistant sur le rôle crucial du « problème théorique des traits pertinents de la description » (Passeron, 1989 : 5), ces critiques fournissent des pistes précieuses permettant de proposer un outil évitant les écueils de la biographie anecdotisante, hagiographique ou subjectiviste. « Si la critique de l’illusion biographique conduit à la désillusion de la panacée biographique, elle ne remet pourtant pas en cause l’intérêt à rendre compte du devenir biographique. » (Chantegros, Orange, Pégourdie et Rougier, 2012 : 17). Cet « intérêt » s’observe très précisément dans l’analyse du social incorporé.
La compréhension des mécanismes de fabrication sociale des acteurs sociaux représente l’un des enjeux majeurs de la discipline sociologique. Il s’agit de rendre compte précisément des processus biographiques particuliers qui font qu’un individu fait ce qu’il fait, dit ce qu’il dit et pense ce qu’il pense. Il s’agit en d’autres termes de s’interroger sur la genèse de ses catégories de pensée et d’action. Un tel questionnement conduit le chercheur à mettre en œuvre une méthode de type biographique allant plus loin qu’une ’simple’ analyse de trajectoire sociale, car elle ne se contente pas de collecter des données sur les propriétés sociales d’un individu (origine sociale, profession, niveau de diplôme, appartenance sexuée, religion, etc.), mais cherche à reconstruire le fil des expériences spécifiques au travers desquelles ces propriétés lui sont advenues. La méthode biographique que nous proposons dans cet article consiste à ‘problématiser’ une vie davantage qu’à en décrire une succession d’étapes. Concrètement, il s’agit pour le sociologue de retracer l’histoire individuelle de l’acteur afin de mettre au jour les cadres socialisateurs différenciés qu’il a traversés et les marques, sous forme de manières de penser et d’agir, laissées en lui par leur fréquentation. Ces marques sont singulières dans la mesure où elles sont issues d’expériences multiples, vécues simultanément ou successivement par cet individu en particulier. Ce sont elles qui façonnent et donnent forme à son rapport au monde, sont à l’origine de ses visions du monde, et même parfois plus spécifiquement de ses questionnements, tiraillements ou encore préoccupations.
Toutes les expériences vécues ne sont pas équivalentes en termes de conséquences biographiques : le chercheur vise à mettre au jour des éléments qui structurent et orientent en profondeur la vie individuelle considérée. Certes, des événements particulièrement marquants peuvent infléchir le cours d’une trajectoire, reste que c’est la « répétition d’expériences relativement similaires » (Lahire, 2002 : 20) qui produit des propensions relativement stabilisées à être, faire et penser d’une certaine manière. Les dispositions sociales – entendues comme manières régulières et durables de faire, de dire et de penser – se construisent dans la durée et par la répétition. La méthode biographique doit donc rechercher dans le passé d’un individu ce qui semble structurer ses comportements. C’est bien une approche longitudinale qui est ainsi mise en œuvre. Les expériences vécues sont appréhendées dans leur succession et leurs produits comme l’aboutissement de processus. Cette perspective permet de « comprendre comment, à chaque étape de la biographie, les attitudes et comportements sont déterminés par les attitudes et comportements passés et conditionnent à leur tour le champ des possibles à venir. » (Fillieule, 2001 : 201).
L’approche se doit d’être également transversale, l’attention du chercheur devant se porter sur la variété des scènes sociales traversées par l’acteur (famille, école, groupes de pairs, métier, politique, religion, etc.) et sur la pluralité des instances de socialisation. Comme le souligne en effet la tradition interactionniste, nos formations sociales contemporaines se caractérisent par la multiplicité des mondes sociaux [2].
Or les expériences vécues par les individus dans les différents univers ne sont pas nécessairement convergentes et cohérentes entre elles. Les effets dispositionnels de ces vies relativement séparées peuvent être hétérogènes, et parfois contradictoires. L’étude des différents cadres de la socialisation permet de ne pas postuler a priori le transfert des dispositions d’une scène sociale à l’autre, mais de suivre leurs effets réels dans les différents microcosmes. Car si dans les sociétés hautement différenciées, la vie sociale d’un même individu se déroule simultanément et successivement dans des univers sociaux distincts, ceux-ci ne sont jamais parfaitement étanches et ce qui est vécu dans l’un, peut avoir des effets conséquents sur ce qui est mis en œuvre dans un autre. De ce fait, il est par exemple nécessaire de se demander comment l’expérience familiale d’un écrivain peut se retraduire dans ses pratiques littéraires ; ou comment sa socialisation intellectuelle peut contribuer à définir ses prises de position politiques.
La méthode biographique s’avère donc être un outil particulièrement heuristique dans le cadre d’une sociologie de la socialisation, c’est-à-dire une sociologie qui se donne pour objet le social à l’état intériorisé, plié, réfracté en l’individu, qui recherche dans son passé des éléments de compréhension du présent de son action.
Arrimée à une telle théorie de la socialisation, la méthode biographique ici défendue permet l’étude de la singularité sociale. À l’inverse de Jean Peneff, qui défend l’idée que le « sujet de la méthode biographique est toujours un collectif (et non un individu mis en vedette et singularisé) » (Peneff, 1994 : 29), nous soutenons au contraire qu’il est possible d’étudier des cas sans sacrifier pour autant l’exigence sociologique. La singularité n’est pas synonyme de « mise en vedette », au sens d’une conception irréductiblement individualiste de l’acteur. Si la sociologie a traditionnellement privilégié l’étude des variations entre classes, groupes ou catégories, le « social ne se réduit pas aux rapports sociaux entre groupes » (Lahire, 2006 : 342) mais est tout autant présent, à l’état intériorisé, dans les corps et cerveaux individuels. Les variations inter et intra-individuelles, « socialement engendrées dans des relations sociales, des expériences sociales (socialisatrices), […] sont encore interprétables sociologiquement. » (Lahire, 2006 : 342). Si singularité des individus il y a, c’est d’une singularité socialement construite qu’il s’agit, une singularité procédant de l’agencement singulier dans une histoire et un corps individuels de propriétés et d’expériences sociales. « Loin du genre littéraire consistant à mettre sans cesse en avant une vie autonomisée qui semble avoir sa logique propre, indépendante de ses relations avec l’‘extérieur’, le sociologue doit proposer une biographie qui nous livre, par un travail de reconstruction minutieux, les différentes conditions sociales de production de sa personne. La biographie n’est, pour lui, que la description d’un individu pris et sans cesse constitué dans un tissu de liens d’interdépendance multiples. Comprendre un cas, c’est comprendre tout ce qui, du monde social, s’est réfracté ou replié peu à peu en lui. » (Lahire, 2010 : 71).
La méthode biographique que nous défendons ne se contente pas d’un « léger toilettage des recettes éprouvées de la biographie romanesque, hagiographique ou épidictique » (Passeron, 2006 : 301), mais s’inscrit dans une démarche pleinement scientifique. Manière d’interroger le réel, celle-ci ne peut être déconnectée d’un usage de compréhension et d’explication, mais est nécessairement arrimée à un questionnement et une problématique, théoriquement construits, qu’elle permet de résoudre. Ainsi, il ne s’agit pas de tout savoir et tout dire sur un individu, mais de repérer et sélectionner dans la réalité les traits pertinents permettant de répondre à la question posée. Seuls les éléments structurants d’une existence intéressent le sociologue [3].
La méthode biographique doit être pensée comme un outil permettant de faire travailler un type de problèmes et engageant en conséquence tout une perspective sociologique : un certain cadre théorique, un certain langage conceptuel, une certaine manière de recueillir et de structurer les données d’enquête. Elle renvoie, parallèlement, à une échelle d’observation particulière, qui consiste à analyser un nombre limité de cas, mais intensivement, avec précision et minutie. De la sorte, si la méthode biographique est spécialement adaptée pour l’étude de la genèse de l’appétence d’un individu (ou d’un groupe restreint d’individus) pour une pratique donnée, on comprend qu’elle n’est en revanche d’aucune utilité pour saisir les grandes variables de la différenciation sociale entre les classes. Elle repose enfin sur une attention portée à la dimension temporelle de la réalité sociale et l’adoption d’une approche processuelle. C’est le devenir des acteurs sociaux qui constitue à la fois l’objet et l’enjeu de la méthode biographique.
Ainsi décrits les enjeux théoriques et les problématiques spécifiques que la méthode biographique permet de travailler, il convient désormais de s’intéresser aux principes, règles, précautions, etc., qui en garantissent un usage raisonné.
Parce que c’est le point de vue qui crée l’objet et non l’objet qui appelle ’un’ point de vue qui serait intrinsèquement plus légitime qu’un autre, il n’y a pas a priori d’échelles d’observation plus pertinentes que d’autres, ni de domaines réservés (à la psychologie, à la sociologie, aux études littéraires, etc.), mais une variation des types de connaissances produites en fonction du type de regard projeté sur la réalité. L’approche consiste donc à refuser une sorte de « Yalta épistémologique » (Darmon, 2003 : 8) où chacune des disciplines se partagerait un immense territoire à étudier : « Les disciplines scientifiques ne se définissent pas par les objets qu’elles prennent en charge, mais par leur approche et leurs méthodes. » (Darmon, 2003 : 8). La méthode biographique tient donc son caractère heuristique de son « ajustement » aux questionnements du chercheur mais également des moyens empiriques de la mettre en œuvre : « Assurer la pertinence d’une méthode, c’est l’ajuster aux questions posées et aux informations disponibles » précise Jean-Claude Combessie (Combessie, 1999 : 9). Se dessine la nécessité d’obtenir des matériaux suffisants, c’est-à-dire suffisamment nombreux d’une part pour reconstruire les éléments structurants d’une vie, et suffisamment variés d’autre part pour contrôler au mieux les biais associés à leur recueil.
Travaillant à partir de matériaux empiriques, le sociologue est tributaire des données qu’il peut recueillir sur son terrain. Celles-ci conditionnent la faisabilité de son étude. Or, l’accès aux données varie notablement en fonction de la personne ou du groupe d’individus sur lesquels il souhaite recueillir des données biographiques. S’intéresser à une personne en vie peut être un véritable atout pour l’enquêteur, car il peut la questionner sur toutes les questions qu’il se pose et dont il ne retrouve pas forcément les traces dans les archives écrites ou sonores, ou les entretiens avec ses descendants auxquels il peut avoir accès. Le statut professionnel de l’enquêté influence également le type de données existantes. Par exemple, dans le cadre d’une recherche portant sur la création littéraire d’Amélie Nothomb (Saunier, 2012), la longue et brillante carrière dans la diplomatie belge effectuée par son père, Patrick Nothomb, a pu permettre au chercheur d’avoir accès à une multitude de données écrites [4], de témoignages publiés par lui-même (Nothomb, 1993 ; Mersch et Nothomb, 2004) ou encore de travaux universitaires sur son parcours (Duvosquel, 2003). Les informations ainsi recueillies étaient précieuses pour reconstituer les conditions d’existence familiales d’Amélie Nothomb. En revanche, il était plus difficile de recueillir des informations sur sa mère, Danièle, car celle-ci ne bénéficie pas de la même notoriété publique que son mari et n’exerce pas d’activité salariée. La recherche de faits biographiques sur ce couple reste néanmoins largement facilitée par le fait qu’ils appartiennent tous deux à des familles de la noblesse qui sont visibles dans le champ politique et économique : par conséquent, un certain nombre de sources concernant leur ascendance sont recensées et consultables dans les annuaires de la noblesse (tel l’État présent de la noblesse belge), les recueils financiers et autres dictionnaires des ministres et secrétaires d’État belges.
Lorsque le sociologue ne peut travailler qu’à partir d’archives, l’accès aux données peut tenir à la position des enquêtés au sein des rapports sociaux de domination. Ainsi, les groupes dominés, tels que les classes populaires ou encore les femmes, laissent-ils moins de traces de leurs histoires. La tentative de Carlo Ginzburg d’écrire l’histoire du meunier Menocchio à partir des traces ’judiciaires’ des procès en sorcellerie qui lui ont été intentés, montre qu’il est toutefois possible de rendre compte des classes populaires (Ginzburg, 1980). Il reste que de manière générale, une forme d’invisibilisation touche ce groupe d’individus, soit parce que ceux-ci se sentent moins légitimes pour écrire leur vie, soit parce qu’ils sont considérés par d’autres comme trop peu légitimes pour qu’on écrive leur vie [5]. S’il travaille à partir de journaux intimes et/ou de correspondances, le sociologue doit apprendre à travailler sur des matériaux narratifs, intimes, etc., qui impliquent une étude de leur fonctionnement rhétorique afin de pouvoir les considérer comme des documents. S’il s’agit dans tous les cas (entretiens ou genres narratifs) de re-constructions effectuées par l’individu, elles livrent de ce fait même, (et non pas en dépit de), des éléments sur sa socialisation et des effets qu’elle a eus sur lui dans la manière dont il la raconte.
Si l’accès à un matériau détaillé est une condition nécessaire à la mise en place d’une méthode biographique, il n’est pas suffisant pour la rendre pertinente. En effet, les données sont par définition toujours lacunaires et le produit de reconfigurations. On repère souvent dans les discours des enquêtés une tendance à reconstruire les étapes de leur vie pour la rendre cohérente, la transformant en destin par la sélection et la décontextualisation de certains éléments biographiques [6]. Dans Temps et récit (Ricœur, 1983), Paul Ricœur analyse le récit comme une « mise en intrigue » : en faisant le récit de sa vie, un individu reconfigure son expérience temporelle, à l’origine confuse, autour d’une intrigue, qui transforme les événements vécus en une histoire. En outre, il est conduit à sélectionner parmi de nombreux événements ceux qui lui semblent « significatifs ». Cette intrigue fait œuvre de synthèse en rassemblant des causes, des buts, des hasards dans l’unité temporelle d’une action totale et complète, représentée de manière linéaire et séquentielle. Quiconque mène une recherche sur les écrivains a pu se confronter à un tel phénomène : comme l’explique Delphine Naudier, « ces agents, maîtres en l’art de fabriquer des représentations, peuvent utiliser le cadre de l’entretien comme une tribune supplémentaire pour élaborer la construction de leur “façade” sociale. » (Naudier, 2000 : 15). Plus largement, cette tendance s’observe sous une forme particulièrement construite chez les individus qui ont développé une habitude à parler d’eux-mêmes. Dans son étude sur Jacques Chirac, Annie Collovald met en évidence le « travail proprement biographique de soi sur soi » de cet homme politique et sa « relation particulière à l’avenir et aux autorités établies, une hiérarchie intérieure de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas » (Collovald, 1999 : 21) et rappelle que « l’homme politique est tout particulièrement astreint à ce type de travail sur lui-même puisque, jouant sous le regard des autres, son identité est une marque politique qu’il se doit de systématiser pour faire la différence dans la concurrence. » (Collovald, 1999 : 21).
Les discours biographiques peuvent donc être considérés comme des scénarii élaborés par les enquêtés, qui les conduisent à présenter une certaine version d’eux-mêmes. Cette présentation de soi n’est pas dénuée d’enjeux. S’agissant des personnages publics, se pose notamment la question de la maîtrise d’un discours sur soi et de l’imposition de limites « respectables » au recueil de données biographiques (Chamboredon, Pavis, Surdez et Willemez, 1994 : 114-115). Le travail sur des archives peut confronter le chercheur à des problèmes similaires. Liora Israël rappelle que la fabrication des archives est un « enjeu de pouvoir, d’histoire et de mémoire », elles sont « toujours la résultante d’un geste de tri, d’une sélection, d’une volonté de conservation entre l’’intéressant’ et ce qui ne l’est pas, ce qui peut être rendu public et ce qui doit rester secret, ce qui doit rester et ce qui doit disparaître » (Israël, 2010 : 170), citant à l’appui le travail de Sophie Cœuré sur le sort des archives de la Seconde Guerre mondiale (Coeuré, 2007).
Enfin, le recueil de données peut sembler particulièrement épineux lorsque les entretiens avec les ‘informateurs’ sur un cas biographié ont pour objectif la remémoration de faits survenus plusieurs années auparavant. Se posent alors à la fois le problème de la mémoire et celui de l’illusion biographique. Maurice Halbwachs souligne qu’un souvenir ne peut à proprement parler être « retrouvé » car nous ne gardons en mémoire que des fragments, des « images » du passé. Il ne peut qu’être « reconstruit » par un effort de raisonnement, des opérations de l’esprit (Halbwachs, 1994). Le sociologue doit ainsi veiller à ne pas se laisser « imposer » une version biographique et être conscient des lacunes, déformations et sélections qui caractérisent le matériau recueilli (que ce soient des discours ou des documents écrits). Dans cette perspective, l’interrogation critique des données permet de mettre au jour aussi ce qui n’est pas dit. C’est seulement ainsi que le matériau peut devenir un document de travail fiable.
Pour Jean-Pierre Olivier de Sardan, « l’enquête de terrain fait feu de tout bois. Son empirisme est résolument éclectique, et s’appuie sur tous les modes de recueil de données possibles. » (Olivier de Sardan, 1995) Le fait de multiplier les données, de natures et de sources différentes, présente sans aucun doute de nombreux avantages pour le recueil et la construction critique des données biographiques factuelles nécessaires à l’identification des traits structurant l’existence d’un individu. Cette démarche de croisement des données est tout à fait classique pour le chercheur en sciences sociales qui, comme le note Jean-Claude Passeron dans Le Raisonnement sociologique, souhaite à la fois établir le critère de « véridicité » de ses données et « faire preuve ».
La récurrence des matériaux disponibles ne fait cependant pas automatiquement « preuve », tous n’ayant pas le même degré de fiabilité. Il existe en effet un biais relatif à la « sédimentation des données » (Rosset, 2007). Les enquêtes antérieures réalisées sur un individu à biographier, dès lors qu’elles sont considérées comme des « sources », peuvent conduire à reproduire des informations erronées. La question se pose plus particulièrement pour les personnages publics et médiatiques. La comparaison entre les données recueillies lors des entretiens et celles émanant des notices biographiques ou registres officiels peut révéler des écarts : il revient alors au sociologue d’en prendre acte pour ensuite s’efforcer d’en tirer une signification en le reliant à l’ensemble des autres informations qu’il a pu recueillir. La méthode biographique telle que nous l’entendons consiste alors à critiquer les données recueillies et, dans la mesure du possible, à revenir aux données premières. Il lui faut en outre être attentif au statut différent des sources qu’il peut mobiliser.
Le principe de croisement de données de nature différente peut être heuristique dans le cadre même de l’entretien biographique. Dans son étude sur les hauts fonctionnaires, Sylvain Laurens montre l’intérêt des archives au cours des entretiens avec cette population : « La manipulation des documents – sans être exempte d’une forme de violence vis-à-vis de l’enquêté – permet de replacer, presque à coup sûr, l’interaction sur le plan d’un questionnement sur les pratiques bureaucratiques, là où la tendance généralement observée chez les enquêtés était de monter en généralité très vite sur les grandes orientations qu’ils pensaient avoir impulsées. » (Laurens, 2007 : 120). L’usage des archives permet d’ajouter des précisions au récit biographique, de stimuler la rupture avec un discours préconstruit et d’échapper (au moins partiellement) à la reconstruction rétrospective de sa vie par l’individu lui-même ou par des ‘informateurs’. La combinaison de données de nature différente permet ainsi de ‘contrôler’ les données factuelles recueillies en se donnant la possibilité d’identifier des ‘écarts’. En outre, elle aide à mettre en rapport les paroles des enquêtés avec d’autres aspects de la réalité non évoqués par eux. C’est bien ce que souligne Jean-Pierre Olivier de Sardan lorsqu’il note que, contrairement aux enquêtes fondées sur un seul type de données, « l’éclectisme des sources […] permet de mieux tenir compte des multiples registres et stratifications du réel social que le chercheur étudie. » (Olivier de Sardan, 1995).
Si l’on doit juger d’une méthode à l’aune de ses applications empiriques, observons désormais quelques exemples de sa mise en œuvre.
Telle que nous l’avons progressivement cernée, la méthode biographique a pu montrer sa portée heuristique dans un champ d’étude tel que celui de la création littéraire sur lequel deux auteurs de ce présent article ont pu travailler. Dès lors qu’il s’agit d’établir des liens pertinents, systématiques plutôt qu’anecdotiques entre les propriétés incorporées d’un écrivain et les questionnements mis en scène sous forme transposée dans ses œuvres (Lahire, 2011), la méthode biographique permet une analyse fine de ses socialisations multiples, la reconstruction des configurations sociales concrètes qu’il a traversées, avant même qu’il ne soit écrivain, et qui, d’une certaine façon, créent, soutiennent son envie d’écriture, mais qui engendrent aussi des questionnements, des obsessions qui se transposent de manière particulière sous une forme littéraire.
La méthode biographique appliquée à la compréhension de la création littéraire permet de pointer l’importance des éléments externes au jeu parmi les schèmes de perception de la réalité sociale chez les écrivains, rappelant que les productions artistiques ne sont pas compréhensibles si on les considère uniquement motivées par des enjeux de placement dans leur espace de déploiement (Lahire et Bois, 2006). Elle permet de renouveler les approches biographiques ’classiques’ en dépassant le clivage entre l’homme et l’œuvre longtemps pensé comme indépassable (Sainte-Beuve, 2001 : 142-146), de percer le mystère supposé insondable de la création en mettant en évidence les conditions sociales de la production littéraire, enfin de rompre avec la représentation d’un créateur incréé. Comme l’indiquait déjà Norbert Elias dans sa Sociologie d’un génie, la séparation de la compréhension de l’artiste et de son art, est « artificielle, trompeuse et inutile. » (Elias, 1991 : 82). En renouvelant le regard porté sur la création, la méthode biographique permet de porter au jour de nouveaux mécanismes, jusque-là passés sous silence, qui innervent cependant la création littéraire.
Dans sa thèse de doctorat, Émilie Saunier (Saunier, 2012) montre que la création d’Amélie Nothomb n’est pas réductible à des manières de « se placer » dans le champ littéraire en reproduisant des « recettes » économiquement fructueuses. Ses textes mettent également en jeu, sous une forme transfigurée, des manières de voir le monde, des questionnements et obsessions (notamment relatifs à son héritage familial) qui taraudent cette écrivaine et qui se trouvent travaillés dans le cadre de son activité littéraire. Au moyen de la reconstitution de traits structurants son existence, il ressort qu’Amélie Nothomb confère à l’écriture et à la publication une visée performative, l’investissant comme un moyen de se reclasser, de travailler sa place sociale et de réaliser une forme partielle d’objectivation de soi.
Frédérique Giraud s’attache pour sa part à comprendre ce qui régit l’engagement littéraire d’Émile Zola. L’objectivation sociobiographique de l’écrivain permet de mettre au jour que l’écriture fonctionne comme un mode de résolution des conflits psychiques et sociaux liés au déclassement social imposé par le décès de son père, et au déplacement de grande amplitude dans l’espace social que sa carrière lui a permis, l’écrivain devenant l’un des plus riches de son époque. Mettant en scène les stratégies diverses en vue de l’ascension sociale des membres Rougon de la famille Rougon-Macquart, le romancier utilise la fiction pour explorer des voies d’accès à la fortune tant symbolique qu’économique, Zola trouvant le modèle en lui-même de l’ambition qu’il attribue à nombre de ses personnages. Par le biais de doubles fictifs, l’écrivain peut ainsi mettre en scène son ascension sociale (Giraud, 2011) afin de la rendre visible aux yeux de ses contemporains. La reconstruction de certaines expériences extra-littéraires de l’écrivain, familiales notamment, permet ainsi de comprendre autrement qu’en en faisant une stratégie d’enjeux promotionnels et matériels, la redondance des candidatures de Zola à l’Académie française. Revendiquant son adoubement par l’instance de consécration ultime du champ comme un acte de justice, l’écrivain utilise le même registre qu’il a mobilisé pour faire reconnaître le travail de son père pour la ville d’Aix en Provence [7].
Si la méthode biographique trouve dans la création – littéraire ou artistique – un objet de prédilection, elle se révèle heuristique sur des terrains variés. Étudiant les femmes chirurgiens, Emmanuelle Zolesio (Zolesio, 2012) montre que celles qui parviennent à s’investir et s’imposer dans cette profession ’masculine’ ont constitué en amont de leur socialisation professionnelle au métier de chirurgien des dispositions leur permettant d’entrer dans ces jeux agonistiques avec leurs homologues masculins. La perspective diachronique adoptée lui permet de se rendre compte que les dispositions ’masculines’ ou ’féminines’ ne sont pas également portées par toutes les femmes chirurgiens (Zolesio, 2009 : 147-165) et que leur activation dépend fortement du contexte et de la position de l’enquêtée dans sa trajectoire professionnelle. La méthode biographique constitue également, pour Olivier Fillieule, un instrument efficace pour penser le militantisme comme processus. Appliquée à travers la notion de carrière, la méthode biographique resitue les périodes d’engagement dans l’ensemble du cycle de vie et permet seule de penser les raisons du passage à l’acte militant. Outil d’observation et de compréhension des prédispositions au militantisme, du passage à l’acte, de la variation dans le temps des manières de s’engager d’un individu, etc., elle rend également possible l’étude des conséquences biographiques de l’engagement (Fillieule, 2005). La méthode biographique permet également à Aurélien Raynaud d’analyser les bifurcations politiques de deux intellectuels, Emmanuel d’Astier (1900-1969) et Claude Roy (1915-1997), passés de l’Action Française dans les années 1930 au Parti Communiste sous l’Occupation. La reconstitution minutieuse de leurs trajectoires sociales respectives permet d’analyser les modes de formation de l’identité politique et d’interroger les conditions sociales de l’engagement, lesquelles trouvent souvent une part non négligeable de leurs fondements à l’extérieur de l’univers politique ou militant (Raynaud, 2011). L’attention à la dimension continue et toujours inachevée des processus socialisateurs permet en outre de mettre en évidence le rôle moteur joué par l’expérience de la Résistance dans les bifurcations politiques des intellectuels considérés et de montrer comment « certains événements – heureux ou traumatiques – peuvent marquer l’histoire d’un individu et infléchir sa socialisation. » (Mathieu, 2012 : 200)
La méthode biographique dont nous avons tenté de préciser les règles d’analyse permet donc de décrire les propriétés dispositionnelles structurantes portées par un individu ainsi que les modalités et l’ordre dans lequel ces propriétés se sont sédimentées en l’individu ; elle permet l’étude de leur genèse empirique et l’observation de la manière dont celles-ci se traduisent dans d’autres espaces que ceux qui les ont vus naître. Ainsi définie, elle laisse le champ libre à de multiples investigations en sociologie de la culture, du militantisme, de la création littéraire ou encore des professions. Cet article s’est efforcé d’avancer des propositions pour penser l’analyse d’individus d’une façon pleinement sociologique et pose les bases épistémologiques d’une façon de penser la méthode biographique. Notre ambition a été de proposer une sorte de « kit de pensée » épistémologique et méthodologique qui, mis au travail avec rigueur sur des questions de recherche délimitées, permet de produire des résultats heuristiques.
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[1] De ce point de vue, notre approche s’inscrit dans la lignée de Bernard Lahire lorsqu’il propose un programme de recherche qui consiste à étudier l’action du social sur la production des réalités individuelles « jusqu’en leurs plis les plus singuliers » (Lahire, 2005 : 155).
[2] Mead Georges H. (1963), L’Esprit, le soi et la société, Paris, PUF. Becker Howard S. (1988), Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion. Strauss Anselm (1993), Continual Permutations of Action, New-York, Aldine de Gruyter.
[3] Des conséquences pratiques de cette posture sont développées ultérieurement, dans la partie consacrée aux « remarques conclusives ».
[4] Disponibles dans les répertoires comme le Who’s who de Belgique francophone et du grand-duché de Luxembourg.
[5] Il est ainsi complexe pour Vanessa Gemis de mobiliser la méthode biographique pour étudier des femmes écrivains car, exclues du processus de canonisation par le champ littéraire belge au XIXème siècle, elles ont laissé peu de traces, et sont dès lors rendues invisibles (Gemis, 2012).
[6] C’est bien là ce que notait Pierre Bourdieu dans son article sur « l’illusion biographique », comme nous l’avons noté ci-dessus.
[7] Le père de Zola est mort d’une pneumonie alors qu’il dirigeait la construction d’un barrage alimentant en eau la ville d’Aix en Provence. À sa mort, la Société du canal créée par lui a été dissoute et certains des bénéficiaires d’actions ont réussi à la racheter pour une poignée de mains, ruinant ainsi la famille Zola. La ville d’Aix a tardé à reconnaître l’ingéniosité du projet de François Zola, et son fils s’est battu par la plume pour que le travail de son père soit reconnu publiquement.
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