L’intérêt pour la genèse sociale de Foucault, et le retour sociologique sur la formation d’un rapport singulier à la pratique de la philosophie, opposent un questionnement critique à l’ensemble des interprétations de contenu et des lectures internes de l’œuvre du philosophe. Sujet consacré par l’historiographie, la production de Foucault, qui concentre les questions traditionnelles de l’herméneutique philosophique [1], se laisse difficilement saisir par un regard nouveau. Le consensus académique sur le mode de lecture des textes philosophiques explique en partie la difficulté : l’ensemble des interprétations de l’œuvre, quelles que soient leurs différences affichées, qui se focalisent ordinairement sur les « tournants » conceptuels, sur les retraductions d’héritages et les « filiations » philosophiques de l’œuvre, alimentent, sans remise en question préalable des principes de lecture, l’interminable « travail de l’œuvre » [2]. En revenant sur les conditions de possibilité de la reconnaissance de Foucault dans l’univers académique, sur sa socialisation scolaire et l’élaboration de ses premières publications, l’ouvrage de José Luis Moreno engage à partir d’un ensemble de relations pertinentes (académiques, idéologiques, familiales), une relecture de la consécration intellectuelle du philosophe.
Contrairement aux représentations intellectualistes de la philosophie, l’entrée et la consécration au sein de l’univers professionnel de la philosophie se préparent en amont des premières publications ou des premières œuvres originales. L’auteur montre combien le succès ultérieur de Foucault doit à un mode de capitalisation de connaissances précoce, à des investissements scolaires stimulés et réactivés par la famille, et à la construction, par les parents ou par les proches, de réseaux d’intégration et de légitimation intellectuelle. La mobilisation des ressources familiales qui assure au jeune étudiant, par le choix des établissements d’enseignement et par la sélection des relations extra-scolaires, une forme de protection et un rendement sur le marché scolaire, et d’autre part le refus du monde bourgeois et provincial par lequel il acquiert ses titres et sa distinction, font du jeune Foucault un héritier paradoxal. José Luis Moreno a sans doute raison de voir dans l’homosexualité de Foucault, au moment où Foucault se découvre homosexuel, l’une des principales raisons qui lui imposent de quitter Poitiers et ses modèles de réussite sociale, vraisemblablement vécus comme autant d’assignations d’identité contraires à ses dispositions et à ses ambitions. La définition d’une stratégie scolaire et le travail de mobilisation de ressources relationnelles par la mère de Foucault permettent au jeune étudiant de province d’échapper au destin paternel (chirurgien et enseignant à la faculté de médecine de Poitiers). La main familiale intervient pour envoyer Foucault préparer l’Ecole Normale Supérieure à Paris : à l’épreuve de la compétition se manifestent une tendance à l’auto-contrainte dans le travail et de hautes ambitions, notamment dans les matières réputées les plus difficiles. L’entrée à l’Ecole Normale consacre et perpétue des investissements multiples, scolaires autant que mondains. Au sein de l’institution, se construisent, à partir des compétences acquises et des relations transmises, une réputation intellectuelle et un avenir académique. La socialisation dans un univers intellectuel concurrentiel, où circulent les références philosophiques les plus en cours, appelle également une stylisation personnelle de la formation philosophique qui se révèle dans les premiers textes du philosophe. Alors que les opportunités de publication sont essentiellement le produit de relations antérieures à l’arrivée de Foucault à Paris, ces opportunités permettent à la fois un réinvestissement de compétences scolaires et la construction d’une notoriété intellectuelle. Les textes de Foucault intègrent différentiellement, en fonction des contextes d’écriture et des conjonctures de renouvellement intellectuel et idéologique, un espace émergent de problèmes et de théories philosophiques, portés par des acteurs académiques concurrents, depuis les années trente [3] : l’importation de la phénoménologie allemande et ses effets sur les transformations de la philosophie académique française, l’émergence d’un traitement philosophique d’objets positifs par l’épistémologie des sciences, les effets sur la définition des frontières de la discipline philosophique du travail de formalisation des rapports entre psychologie, marxisme et phénoménologie. L’ensemble de ces références se présente à Foucault sous la forme de différends ou de dilemmes pratiques auxquels le confronte à la fois sa double formation en philosophie et en psychologie, les conflits politiques conjoncturels autour du lyssenkisme, de la psychanalyse ou du communisme, les objets qu’il entreprend d’étudier et leur relation à son expérience personnelle de la politique et du monde médical. Comme le montre la relecture sociologique de l’introduction à Binswanger (Le Rêve et l’Existence) et de Maladie mentale et personnalité, les premiers travaux de Foucault mobilisent les instruments de la rhétorique scolaire [4] (en particulier la recherche du dépassement de la doxa et des traditions intellectuelles) qui autorisent la mise à distance ou la réinterprétation de grandeurs consacrées ou discutées en philosophie (Marx, Husserl, Freud, Heidegger, Nietzsche, etc.). Les textes publiés avant Folie et déraison (1961) mettent en évidence une tension théorique entre une tendance à la disqualification philosophique de la psychologie comme science régionale et positiviste (l’introduction à Binswanger), et une critique socio-marxiste de la psychologie dans ses variantes phénoménologique et existentielle (Maladie mentale et personnalité). Le rapport de Foucault à la psychologie se stabilise au cours des années cinquante en même temps que son rapport à la philosophie ; il s’agira désormais d’assumer la position statutaire du philosophe et de ressaisir la psychologie à travers l’historicité des objets et des pratiques qui la constitue sans prétendre endosser son programme épistémologique [5]. Les premiers écrits de Foucault s’analysent dans cette perspective comme un travail de hiérarchisation pratique d’auteurs ou de concepts valorisés ou dévalués par la critique idéologique et par la « veille aux frontières disciplinaires » engagée au sein de la philosophie. Ces opérations de délimitation de l’espace des références académiques intègrent les questions et les incertitudes, biographiques et intellectuelles, qui traversent le travail du philosophe.
Les premiers textes de Foucault renvoient ainsi à un usage singulier de ressources spécifiques (scolaires et relationnelles) doublement orienté par une représentation située de l’univers intellectuel et un espace en transformation de contraintes objectives (effets d’idéologie, problématiques philosophiques disponibles, rapports de force académiques). Sans laisser accroire, à partir d’une lecture rétrospective, que les premiers succès académiques de Foucault étaient attendus compte tenu de ses mérites scolaires ou philosophiques, José Luis Moreno montre comment un sens particulier du placement entre des positions théoriques marquées et la mobilisation d’un ensemble de ressources légitimes (scolaires, relationnelles, culturelles) ont permis au philosophe de dépasser l’incertitude des commencements pour être en mesure, à partir des années soixante, sur le fondement d’une reconnaissance publique et académique, de contribuer pleinement à la définition de son propre espace d’activités.
[1] L’analyse critique de l’herméneutique philosophique, comme censure ou comme dénégation du rapport des textes philosophiques aux conditions sociales de leur production, a notamment été mise en forme par Pierre Bourdieu à propos de la « Kehre heideggerienne » et de l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer : L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, pp.101-119 ; Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, pp.394-412 ; Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, pp.75-100.
[2] Claude Lefort désignait entre autres par cette expression les multiples réactualisations de l’œuvre par l’effet même du commentaire : Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972. On trouvera dans les controverses autour du Foucault de Gilles Deleuze (Minuit, 1986) l’une des manifestations des luttes d’interprétation et d’appropriation de l’œuvre de Foucault : E. Rigal, Du strass sur un tombeau, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1987, pp.7-37.
[3] Sur cette conjoncture de renouvellement des investissements philosophiques, voir également A. Boschetti, Sartre et ‘Les Temps Modernes’ : une entreprise intellectuelle, Paris, Minuit, 1985, p.83-117 ; L. Pinto, « (Re)traductions : phénoménologie et ‘philosophie allemande’ dans les années 1930 », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, 2002, p.21-33.
[4] Voir L. Pinto, Les philosophes entre le lycée et l’avant-garde : les métamorphoses de la philosophie dans la France d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 1986, p.15-38.
[5] C’est aussi dans cette phase de stabilisation d’un rapport aux savoirs que Foucault engage une réflexion plus systématique sur l’historicité des savoirs et en particulier des rationalisations savantes qui recouvrent de leur autorité, inséparablement académique et politique, différentes techniques de normalisation. Sur les théories de la connaissance chez Foucault, voir R. Rorty, « Foucault and Epistemology », in D. Couzens Hoy (ed.), Foucault : A Critical Reader, Oxford, Basil Blackwell, 1986, p.41-49.
Landrin Xavier, « José Luis Moreno Pestaña, En devenant Foucault : sociogenèse d’un grand philosophe », dans revue ¿ Interrogations ?, N°4. Formes et figures de la précarité, juin 2007 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Jose-Luis-Moreno-Pestana-En (Consulté le 21 novembre 2024).