La sémio-pragmatique de Roger Odin offre un cadre de réflexion sur les publics, mais sans la méthode d’application afférente. Des fondements pragmatiques de cette théorie aux problèmes pratiques rencontrés, la contribution propose, au moyen d’un exemple de réception d’une web-série sur Internet, une méthodologie permettant d’effectuer une enquête sémio-pragmatique sur les publics.
Mots clés : Publics, enquête, sémio-pragmatique, web-série, Noob.
How to do a semio-pragmatical research ? Web series’ audiences and their “spontaneous” talks.
Roger Odin’s semio-pragmatic offers a framework for research on audiences, but without the related pattern of application. From pragmatists groundings of this theory to practical problems, the paper proposes, through an example of an Internet web serie’s reception, a methodology allowing a semio-pragmatical research on audiences.
Keywords : Audiences, research, semio-pragmatic, web serie, Noob.
Le modèle sémio-pragmatique de Roger Odin propose une modélisation heuristique des productions de sens et d’affects possibles lors du contact d’un spectateur avec un objet audiovisuel. Mobiliser ce modèle dans le cadre d’une enquête sur un terrain spécifique – ici le public de la web-série Noob – nécessite la mise en œuvre d’une méthodologie pour faire fonctionner cette théorie avec un travail empirique. C’est l’ambition de cette contribution. Afin de comprendre comment le modèle sémio-pragmatique peut fonctionner dans le cadre d’une enquête sur les publics, il sera nécessaire, dans un premier temps, d’en examiner les fondements théoriques, au moyen de la théorie pragmatique peircéenne du signe. Cette mise au point amènera à dégager les problèmes auxquels le modèle sémio-pragmatique est confronté dans ce type de recherche. La résolution de ces problèmes sera examinée dans un second temps. Enfin, dans un troisième temps, l’exemple concret de commentaires d’internautes spectateurs de Noob viendra illustrer le propos, mais apportera aussi des éléments de résultats, lesquels permettront d’envisager les protocoles d’enquêtes ultérieures nécessaires à leur validation.
« Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception de l’objet » [1] (Tiercelin, 1993 : 29). Lorsque l’on travaille sur des objets symboliques, la maxime pragmatique ou pragmaticiste (Tiercelin, Thibaut, 2002) de Charles Sanders Peirce semble impliquer, comme une « nécessité vraie » (parmi d’autres), de travailler sur les publics. Il convient tout d’abord d’éclaircir une apparente tautologie. Parler d’objet symbolique, c’est, bien entendu, entendre symbolique ‘pour quelqu’un’ et ajoutons, pour imiter Charles Sanders Peirce, sous quelque rapport que ce soit [2]. Cela implique également de considérer que cet objet puisse aussi ne pas être symbolique (toujours pour quelqu’un). Morceaux de papier, surfaces enduites, lumières mouvantes, ondes sonores, peuvent tout à fait être simplement cela pour telle personne, mais être, devenir, des livres, des tableaux, des images animées, de la musique pour une autre, c’est-à-dire des objets perçus comme donnant accès à un sens déjà produit ; des objets donc construits comme symboliques, porteurs de sens. Dans une perspective pragmatique, « il n’y a aucune chose qui est en soi, au sens où elle ne serait pas relative à l’esprit, bien qu’il ne fasse aucun doute que les choses qui sont relatives à l’esprit, sont, en dehors de cette relation [3] » (Tiercelin, 1993 : 107). Ce à quoi Charles Sanders Peirce parvient par le raisonnement logique s’est trouvé maintes fois vérifié par l’enquête. Pour ne prendre que l’exemple, célèbre, de Sol Worth, ne serait-ce que son travail avec les Navajo (Worth, Adair, 1972), lui permet de conclure qu’« “un film n’a pas de sens en lui-même [4]” et qu’il n’acquiert de sens que dans sa relation à un Sujet percevant » (Odin, 2000b : 53). C’est d’un tel postulat pragmatique que je pars ici, qui implique que dans la recherche sur les objets symboliques (ici audiovisuels, la web-série Noob), le(s) public(s) n’est pas une ‘question’, mais une nécessité vraie, une obligation – qui pose, elle, des questions. À ce stade, ‘public(s)’ signifie « Sujet(s) percevant » ; la précision sera faite par la suite, en fonction du modèle et de la méthode. Si, grossièrement, nous intéresse le sens de Noob, c’est bien sa signification qu’il nous faut étudier : les effets sémiotiques produits par la relation de Noob à un Sujet percevant donné. Or, il se trouve qu’existe une modélisation heuristique des effets sémiotiques produits lors de la relation à un objet audiovisuel : la sémio-pragmatique élaborée par Roger Odin [5]. Transposés chez ce dernier, « effets sémiotiques » deviendraient alors « production de sens » (Odin, 1990). La théorie sémio-pragmatique propose de remplacer les notions de réception et d’interprétation par celle de lecture : du contact avec l’objet symbolique intentionnel ne résulte ni une réception du sens, ni une interprétation du sens, mais une ‘production de sens’ déterminée avant tout par des paramètres exogènes au texte. En d’autres termes, il faut toujours prendre en considération le texte non pas en tant qu’existant comme tel avant d’être lu (donc construit), mais en tant qu’il contient des paramètres déjà lus et déjà construits dans d’autres textes et donc débouchant en une expérience vécue par le public – le lecteur chez Odin – d’être en présence d’un sens déposé dans le texte par son producteur. On voit combien cette perspective peut s’articuler aisément avec celle de Charles Sanders Peirce : dans les deux cas, c’est la relation qui est en définitive le « véritable » objet de la recherche. De même le contexte y est explicatif (à rapprocher de l’expérience collatérale chez Charles Sanders Peirce [6]), non pas en tant que simple paramètre, mais en tant que condition génétique de la relation. Plus précisément, cette relation est toujours envisagée in fine comme se faisant du sujet à lui-même, la médiation par l’objet n’étant pas du fait de l’objet mais bien du sujet – sujet-lecteur chez Roger Odin, homme-signe chez Charles Sanders Peirce (Deledalle, 1978 : 246, sqq.) –, sujet pensant, sujet/pensée, qui se parle à lui-même [7]. Charles Sanders Peirce considère, en philosophe réaliste, que « la réalité appartient à ce qui est présent à nous dans la connaissance vraie quelle qu’elle soit » [8] (Deledalle, 1979 : 15) et donc se fonde sur la phanéroscopie, l’étude de « tout ce qui, à quelque point de vue et en quelque sens que ce soit, est présent à l’esprit » [9] (ibid. : 54). Or, « tout ce qui nous est présent est une manifestation phénoménale de nous-même » [10] (Tiercelin, Thibaud, 2002 : 51), mais « ceci n’empêche pas que ce soit un phénomène de quelque chose qui se passe sans nous, tout comme un arc-en-ciel est à la fois une manifestation du soleil et de la pluie » [11] (ibid. : 51). Chercher à renseigner la médiation produite par le Sujet percevant lors de sa relation avec l’objet conduit donc à renseigner la manifestation du Sujet percevant – non de l’objet encore une fois –, sujet construit par des faisceaux de déterminations (Odin, 2000a : 11) – l’accumulation d’expérience collatérale résultant de la sémiose infinie (Tiercelin, 1993 : 65 ; Granger, 1968 : 114, sq. [12]). Si le modèle sémio-pragmatique apparaît donc – somme toute logiquement – pouvoir s’inscrire dans le pragmatisme peircéen, cette inscription produit des contraintes particulières, des questions de définition et de méthode précises : 1/qu’est-ce qu’un Sujet percevant ? 2/Quel objet perçoit-il, c’est-à-dire construit-il comme texte (Odin), signe ou ensemble complexe de signes (Peirce) ? 3/Comment déterminer la relation (auto-médiate) du Sujet percevant à l’objet ? 4/Quelles en sont les manifestations ? 5/Comment appréhender ses manifestations ?
Les deux premières questions n’en font en fait qu’une : un Sujet percevant ne l’est toujours qu’en tant que percevant quelque chose (y compris par la pensée, ajouterait Charles Sanders Peirce [13]). Soit un Sujet percevant de Noob : quel est cet objet ? Le paradoxe ici semble être que pour déterminer l’objet, c’est-à-dire déterminer sa construction par le Sujet, il n’y ait pas d’autre possibilité que d’attribuer a priori un ensemble de caractéristiques à l’objet : considérer l’objet /Noob/, par exemple comme /objet audiovisuel/, /série/, /web-série/, /fiction/ et ce avec toutes les implications afférentes. Autrement, comment supposer une relation et donc un Sujet percevant pour tenter d’en renseigner les manifestations ? Le paradoxe se résorbe si l’on considère que l’a priori concerne le cadre précis de cette recherche, nullement notre relation ou toute relation à l’objet. Roger Odin, lorsqu’il pose la question du public (Odin, 2000b) résout de la même manière le problème de la fondation de catégories « a priori » dans une perspective pragmatique :
« Pourtant, cette liste [des modes de production de sens] n’est pas arbitraire ; elle est phénoménologiquement fondée. En effet, pour construire ces modes, je ne pars pas de rien ; ce que je cherche à ce niveau est en moi ; c’est quelque chose que je partage avec beaucoup d’autres : une compétence “catégorique” (au sens de partagée par une catégorie d’individus) produite par l’appartenance à un même espace historico-culturel (c’est-à-dire par le fait d’être soumis à un même faisceau de déterminations). C’est ce qui explique que je n’ai pas à faire pour cette étude d’enquête empirique : ce que je repère en moi ce sont les traces de mon appartenance catégorielle » [14] (Odin, 2000b : 60).
Ne pas considérer qu’il y ait paradoxe revient en fait à respecter la logique qui sous-tend l’approche pragmatique. En effet :
« Nous ne pouvons commencer par le doute complet. Nous devons commencer avec tous les préjugés que nous avons effectivement quand nous pénétrons dans l’étude de la philosophie. Il n’y a pas à rejeter ces préjugés par une maxime car ce sont des choses dont il ne nous vient pas à l’esprit qu’on puisse les remettre en question. Ce scepticisme initial ne sera donc que pure duperie sur soi, et non pas doute réel » [15] (Tiercelin, 1993 : 22).
C’est ce qui fait le principe même de la méthode hypothético-déductive, qui se fonde sur l’abduction telle que conçue par Charles Sanders Peirce. L’hypothèse explicative conjecturale (Tiercelin, 1993 : 97), l’abduction, « ne nous engage à rien » [16], mais implique des conséquences (déduction) qu’il s’agit de confirmer ou d’informer par l’expérience (induction) et ainsi de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse première (ibid.). Notre objet /Noob/ est donc une web-série « de fiction » (elle est usuellement présentée comme telle, nous le verrons), disponible sur différents supports (streaming sur Internet, diffusion télévisuelle, édition en DVD, quelques projections publiques lors d’événements). Le Sujet percevant concerné par cette étude est donc tout spectateur de cette web-série.
Ce point permet alors de répondre à la troisième question (comment déterminer la relation (auto-médiate) du Sujet percevant à l’objet ?) grâce au modèle sémio-pragmatique de Roger Odin (2011 : 46), qui parlera plus volontiers d’« expérience communicationnelle ». En effet, ce modèle est pensé pour les relations à des objets audiovisuels, la question de la fiction étant qui plus est centrale. La première relation envisageable serait alors le mode de lecture fictionnalisant (Odin, 2000a : 17-72 ; Odin, 2011 : 47-50 et 58-64). Cela n’exclut en rien d’autres modes éventuels, concurrents, complémentaires ou alternatifs, mais fournit un point d’entrée. L’inférence suivante concerne la question des manifestations (question 4/) : ce sont les processus et opérations qui constituent les modes de lectures. Roger Odin (2011 : 46) synthétise ce point par une liste de « grandes questions » : « 1. Quelle(s) mise(s) en forme discursive(s) ce mode met-il en œuvre : narration, description, “discours” (au sens étroit de construction argumentative), structure poétique, etc. ? 2. Quelles relations affectives produit-il ? 3. Quelle relation énonciative, quel(s) énonciateur(s) invite-t-il à construire ».
En revanche, la suite d’inférences s’arrête là, au seuil de la dernière question, si l’on s’en tient au modèle sémio-pragmatique stricto sensu. La position de Roger Odin concernant ce dernier est on ne peut plus claire : sa vocation est heuristique et il ne prétend pas décrire la réalité ni inviter à un quelconque applicationisme. « Ce que j’appelle “modèle” n’est qu’un outil de travail, un médiateur entre la théorie et l’observation, […] ayant pour objectif d’aider à mieux voir et à se poser des questions » (Odin, 2011 : 17). On voit bien comment il est possible de « se poser des questions » en tant que Sujet percevant, sans faire d’enquête empirique (Odin, 2000b : 60) ; en revanche : comment poser des questions à d’autres Sujets percevant ? « La sémio-pragmatique est un modèle de (non-)communication » (Odin, 2000a : 10) dans lequel « la construction textuelle est toujours soumise à des contraintes » [17] (ibid. : 11). Ces contraintes produisent « deux mouvements contradictoires mis en évidence : d’une part, le fait que nous croyons être en face d’un texte qu’on a voulu nous communiquer et que nous avons le sentiment de comprendre ; d’autre part, le fait que des textes différents soient produits suivant le contexte de lecture dans lequel on se situe » (Odin, 2011 : 17). Autrement dit, les manifestations attendues par l’observation ne peuvent en aucun cas être saisies en elles-mêmes par ce même prisme. D’une part, parce que le langage mobilisé par le modèle sémio-pragmatique n’est en rien celui de l’expérience usuelle, celle de « l’illusion immanentiste » (ibid. : 17). Il paraît douteux que soit efficace de demander au spectateur s’il a « lu le texte sur le mode documentarisant » (Odin, 2000a : 127-140 ; Odin, 2011 : 53-57), s’il a « construit un énonciateur réel » (Odin, 2000a : 53-62) ou encore si la « figurativisation » (ibid. : 18-19) l’a amené à « diégétiser » (ibid. : 17-24). Le cas particulier du sémio-pragmaticien pratiquant l’expérience de pensée autoréflexive ne permet pas, on l’a vu, de généralisation autre que déductive, dans un but heuristique. D’autre part, l’acte même d’interroger la relation et ses manifestations équivaut à en faire un nouveau signe, un signe d’une autre nature pour le Sujet. Le problème posé par l’action de l’observation sur le terrain n’est pas, loin s’en faut, propre à l’approche sémio-pragmatique. Toute enquête implique une construction du terrain, c’est-à-dire une mise en adéquation de la réalité avec les buts et les moyens de la recherche. De même, le va-et-vient constant entre catégories d’usage et catégories d’analyse, le risque d’illusion d’optique produite par celles-là, celui de la réification de phénomènes processuels de celles-ci, sont communs à tous les travaux en sciences humaines.
Roger Odin, d’ailleurs, prend toutes les précautions pour signaler les « limites » de son modèle (qui sont en fait plus des garanties d’intégrité). Ce dernier prétend rendre compte de la compétence communicationnelle discursive qui est l’ensemble « des processus de production de sens » et n’est qu’une partie de la compétence communicationnelle, à côté des compétences sémio-linguistique, socioculturelle et référentielle (Odin, 2011 : 45-46). Cette dernière en particulier n’est pas du ressort du sémio-pragmaticien :
« Quant à la compétence référentielle qui règle la relation aux domaines d’expérience et aux objets du monde, et donc directement le sens produit, le modèle sémio-pragmatique doit lui assigner une place, mais il ne peut rien en dire, car le sens produit est toujours socio-historique et seules des analyses empiriques dans des espaces de communication précisément situés (historiquement, géographiquement, sociologiquement) peuvent permettre de l’appréhender. Le modèle sémio-pragmatique en lui-même ne concerne pas les contenus, mais les processus. Les contenus seront réintégrés lors des études de cas effectués » (Odin, 2011 : 46).
La sémio-pragmatique, en proposant volontairement et explicitement le renversement absolu de l’expérience doxique pour permettre une approche réellement compréhensive de celle-ci via l’analyse des processus et opérations qui la composent, se prémunit en même temps d’une superposition malencontreuse entre catégories d’usages et catégories d’analyse. En revanche, elle accroit son écart avec le Sujet percevant ‘ vernaculaire’ ainsi que – cela va de pair – le risque de s’imposer aux objets pris en compte. Tant qu’elle demeure en circuit fermé, entre le chercheur et le texte via l’introspection et l’expérience de pensée, elle ne peut, par définition, se contredire ou être contredite en soi : elle est sa propre aune d’élaboration et de validation. Emmener la sémio-pragmatique ‘sur le terrain’ impose donc de prendre garde à ne pas chercher à prolonger ce principe de non contradiction. Autrement dit, l’enquête sémio-pragmatique sur les publics doit être menée autant comme une investigation sur les manifestations de la relation du Sujet percevant à l’objet que comme un examen critique constant des cadres de cette investigation. Le choix de Noob comme objet de recherche est donc d’autant plus justifié ici qu’il n’est (abductivement) pas a priori du type à partir duquel le modèle sémio-pragmatique a été constitué, à savoir le cinéma classique, principalement de fiction.
Il est donc nécessaire, en plus du sens produit, de considérer que les processus de production de sens sont eux aussi socio-historiquement formés, normés. Leurs évolutions, éventuelles apparitions ou disparitions, sont donc tout autant soumises aux faisceaux de détermination, aux cadres sociaux (Halbwachs, 1925), qui déterminent les relations aux domaines d’expérience et aux objets du monde. Il apparaît de tout ce qui précède que le modèle sémio-pragmatique appelle de façon évidente, nécessaire, la perspective sociologique pour pouvoir fonctionner, s’incarner en tant que modèle explicatif.
Dans les sociologies de l’art et de la culture, l’approche sociologique qui paraît le plus à même de pouvoir répondre aux besoins du modèle sémio-pragmatique est, nous semble-t-il, la sociologie des œuvres, prise dans sa dimension la plus pragmatique. Une synthèse de cette approche particulière a été proposée par Jean-Pierre Esquenazi (2007). Le symbolique – l’œuvre – y est pris comme pur processus social continu (ibid., 49-51). Les institutions [18] encadrent l’énonciation, selon des directives, des objets candidats accompagnés de déclarations, produisant leur propre paraphrase. Les différentes communautés d’interprétation [19] interprètent ces déclarations et se les approprient pour interpréter les objets candidats – candidats à l’œuvrification [20] – ; l’interprétation, nouvelle énonciation paraphrase de la communauté, se laissant décomposer en sémiotisation et en jugement. L’œuvre est donc le produit d’un jeu social au sein d’une configuration (Elias, 1970) qui la détermine, en tant qu’énonciation, à chaque interprétation de chaque communauté d’interprétation. Cette perspective permet ainsi d’y penser le Sujet percevant comme un ‘public’, en incluant le mouvement contraire à la doxa décrit plus haut ainsi que les jeux de clivages, d’inclusion-exclusion entre les publics, mais aussi propres à chaque public (Strauss, 1994), en ‘accord’ avec la logique de la sémiotique peircéenne. En effet, si l’œuvre ne se distingue pas de son énonciation (production/interprétation), elle est authentiquement du domaine de la phanéroscopie. Ainsi, pour les mêmes raisons qu’établies précédemment, le modèle odinien s’articule aisément à cette sociologie des œuvres.
Pour revenir alors et conclure sur la cinquième question (comment appréhender ces manifestations ?), il faut envisager – dans un premier temps du moins – une sociologie ‘masquée’. En effet, les manifestations de la relation du Sujet percevant à l’objet sont d’une telle nature que les interroger directement dans la perspective pragmatique qui leur attribue cette nature n’a pas de sens : modélisation contre-intuitive de l’expérience vécue et expérience vécue ne sont pas à même de dialoguer. L’enquête doit donc commencer par recueillir des indices de ces manifestations, à l’insu de l’enquêté ; ces indices, placés dans une compréhension sociologique, étant destinés à être interprétés par le modèle sémio-pragmatique – pour être replacés à nouveau, dans un second temps, dans les cadres sociaux du Sujet. Il ne faut pas perdre de vue que ces indices ne sont pas les manifestations recherchées en elles-mêmes, mais leurs effets. Pour le chercheur, ces indices peuvent donc être considérés comme des traces de l’énonciation, autrement dit une forme d’objectivation de celle-ci. L’objectivation doit être prise au pied de la lettre : il ne peut être question ici de l’objectivation par le Sujet percevant de sa sémiose de sens, mais bien de l’objectivation phénoménologique que le Sujet percevant effectue dans/au moyen de/pour la sémiose. Le cadre sociologique, une fois repérés les processus d’objectivation, permet alors d’établir les conditions de cette objectivation.
Ici, les phénomènes qui se déploient dans le cadre du Web 2.0 offrent de réelles opportunités. En effet, une des caractéristiques de la diffusion des objets audiovisuels sur Internet aujourd’hui est qu’elle permet de commenter ces derniers. Ces commentaires, appelons-les discours ‘spontanés’, c’est-à-dire produits en dehors du cadre de l’investigation scientifique. Ces discours se composent de commentaires à proprement parler – l’exemple archétypal étant le commentaire attaché à une vidéo –, des post et like sur les forums, les réseaux sociaux, les blogs. La web-série Noob est un objet idéal pour ce type d’investigation.
Noob est une web-série créée en 2008 par Fabien Fournier, un habitué de l’univers geek [21] et des productions amateurs, qui se situe dans l’univers des MMORPG (massively multiplayer online role playing game) du type heroic fantasy (la parenté avec WOW – World of Warcraft – est complètement assumée). Elle permet de suivre un certain nombre de joueurs dans la vie réelle (IRL : in the real life) ainsi que leurs avatars dans le monde virtuel persistant, réunis dans des guildes. L’histoire suit principalement les aventures de l’une d’entre elles, la guilde Noob, la moins glorieuse, qui ne réunit que des débutants/des ratés (des newbies ou noobs). En plus de la série, l’univers de Noob, en particulier ce qui se situe dans le métavers Olydri, est le sujet d’une importante production cross-médiatique [22]. Romans, bandes-dessinées, mangas (la distinction est faite par les producteurs de Noob), jeux-vidéos, même films, sans oublier nombre de goodies, s’articulent en cycles qui correspondent aux mises à jour du jeu de la diégèse, Horizon (de 1.0 à 5.0 à ce jour), et fonctionnent en continuité ou en arborescence (c’est le cas des spin-off).
La web-série Noob, si elle a connu des diffusions télévisées (sur la chaîne Nolife), est d’abord regardée sur Internet, principalement via les plateformes participatives telles Wat, Dailymotion et bien sûr YouTube, cette dernière étant de loin l’accès principal. À cet ensemble s’ajoutent les nombreux forums officiels ou produits par la communauté de fans, ainsi que les réseaux sociaux : Noob, ses excroissances et certains de ses personnages ont des comptes Facebook, Google+ et Twitter, ainsi que des chaînes, notamment sur YouTube.
Il n’est pas possible de rendre compte ici de l’ensemble de ce matériau très riche et qui se développe constamment, à un rythme effréné. Pour les besoins de la démonstration, nous allons prendre ici un exemple : les commentaires d’une vidéo publiée sur YouTube. Il s’agit de la première réponse (hors annonces) de YouTube à la requête /noob/ : L’intégrale de la série Noob saison 1 publiée par NinjaDark Team Cataclysme FR le 16 avril 2013 [23]. La vidéo propose les 22 épisodes de la première saison mis bout-à-bout, génériques compris. Comme c’est la perspective sémio-pragmatique qui nous préoccupe au premier chef ici, une partie des commentaires va être laissée de côté. Ainsi, les simples remerciements au contributeur (une dizaine), les remarques pratiques (une vingtaine de commentaires remarquent un problème de son vers la fin de la vidéo) ou encore les remarques et critiques sur l’orthographe (une dizaine) sont des lieux communs des commentaires dans ce genre d’espace et ne concernent pas directement mon propos. Dans les commentaires restant, trois grands ensembles peuvent être distingués, qui vont être étudiés successivement : les commentaires ayant trait 1/ à la transtextualité (Genette, 1982), 2/ à la qualité de l’objet (via ses caractéristiques, la mise en comparaison, etc.), 3/ à la diégèse, aux personnages et au récit.
C’est un phénomène très courant, et cette vidéo ne fait pas exception, qu’une partie importante des commentaires soit consacrée à l’identification des références explicites ou implicites contenues (‘réellement’ ou non, mais là n’est pas le problème) dans le texte, voire à la proposition de références par association d’idées. Ainsi, la musique à elle seule fait l’objet de près de 30 commentaires. Le plus souvent, il s’agit juste de manifester que l’on a reconnu en le prouvant par une indication parfois très précise : « 2:30:09 Music de World of Warcraft-Strangelronce » (Skyzen ZERO) [24], « 49:08 Musique d’Harry potter » (Eternia45), « 1.58.50 Musique de bleach !!! » (Kiségo Simène), « au debut c’est une musique de naruto XD » (Ilan Renault), etc. Si la thématique peut conduire à des échanges (« C moi ou ya la musique d Harry Poter a Noël ? » (Maxence Doray) »/ « Non c’est pas toi il y a bien la musique de Harry Potter même c’est du 3 ;) » (amywatsonHarrypotter) ou des requêtes d’expertise (« Est-ce que quelqu’un connaît le titre de la musique du générique de fin de l’épisode 10 ? » (Charlotte Letang), il est notable qu’elle ne suscite pas de controverse, ce qui est loin d’être le cas concernant d’autres sujets. Pour prendre un exemple : « C’est drôle de voir que quasiment toutes les musiques de la saison provienne de l’OST de Final Fantasy IX » (Daryl Hadvard) »/ « Y’a plein de son et de musique qui viennet de WOW aussi !^^ » (Amélie De Laubadère en réponse à Daryl Hadvard), « Beaucoup de musiques de Lineage 2 utilisées » (Je Suis), « En faite toute les music sont de wow sa f plaisir » (Pierre Pignare) [25]. Il en va de même pour les références logiquement nombreuses aux jeux vidéo (en dehors de la musique), mais aussi au cinéma (Noob regorge de clins d’œil et de références aux ‘classiques’ d’une ‘culture geek’ [26], de Predator [27] à Pirates de Caraïbes [28] en passant par la trilogie du Seigneur des anneaux [29]) ou à des séries (télévisuelles ou web). Faire part de ses (re)-connaissances, en tant qu’acte, est de l’ordre de la (co)construction de soi (Allard, Vandenberghe, 2003 ; Allard, 2005 ; Dervin, Abbas, 2009), ainsi que du partage des connaissances dans un souci didactique qui anime ce genre de communautés sur Internet (Allard, 2008). Ainsi : « J’ai pas compris ce que voulait dire FK a 1:36:00 quelqu’un pourrais m’expliquer svp ?? Merci » (Clovis Gallet)/ « Je sait pas si tu vut dire PK ou afk alors je vais expliquer les deux : Un PK (playerkiller) est un joueur qui joue juste pour butez des gens sans trop de but précis. Etre afk c’est quand tu est connecter dans le jeux mais que tu est ’en pause’ comme si tu avais mis pause sur le jeu mais toujours visible. En espérant t’avoir éclairci » (BastienProd)/ « Oui c’était afk :) merci de ton explication » (Clovis Gallet). En tant que traces d’énonciations, ces commentaires indiquent que la vidéo a été perçue en tant que texte et non en tant que monde, diégèse. Et cela pour et à cause de l’attention portée à la transtextualité. Cela n’empêche pas, bien entendu, que, dans l’expérience de lecture, le sujet se soit senti ‘sorti’ soudainement de son immersion fictionnelle par exemple par la saillance d’une référence. Contrairement aux commentaires qui ne sortent pas de la diégèse (cf. plus bas), ici, les éléments sont pris pour leur dimension d’énoncés de réalité. Ainsi un personnage comme Jack Céparou (voir note 27) ‘disparaît’ au profit des comédiens, qu’ils soient de Noob ou de Pirates des Caraïbes : « Le mec qui fait Jack c’est par ou est trop fort il joue comme Johnny Depp » (Kagura tsuchimiya). Sémio-pragmatiquement, la construction transtextuelle, intertextuelle en particulier, opérée par les auteurs des commentaires, construction que ces derniers indiquent [30], signifie que le texte a été doté d’un « énonciateur réel interrogeable en termes d’identité, de faire et de vérité » (Odin, 2011 : 56) [31]. L’on songe alors au mode documentarisant (Odin, 2000a : 127, sqq. ; Odin, 2011 : 53-58) ou moralisant (Odin, 2011 : 53-58), mais peut-être plus encore au mode privé (ibid. : 84-94). D’abord conçu pour rendre compte de l’expérience de visionnage des films de famille dans le cadre de la famille (extrême cohérence de l’axe communicationnel), le mode privé est décrit synthétiquement comme suit :
« - Niveau discursif : indéterminé dans sa forme, mais dans un contexte donné assez fortement normalisé. – Niveau affectif : affects euphoriques, sentiments d’appartenance à une communauté. – Niveau énonciatif : construction d’un énonciateur réel collectif. – Niveau relationnel : interactions à l’intérieur d’un groupe » (Odin, 2011 : 89).
Le groupe, le contexte normalisé, le sentiment d’appartenance, l’euphorie (tous les « Xptdr », « !!! », « ^^ » (ou « ^-^ »), « trop fort/bien », « mdr », « délire », etc.), l’interaction à l’intérieur du groupe, tout semble réuni pour considérer que ces commentaires indiquent que le visionnage de cette vidéo s’est fait selon les mêmes processus que celui d’un film de famille en famille, excepté peut-être le caractère collectif attribué à l’énonciation. En effet, les commentaires, qui utilisent très souvent « ils » pour parler de l’équipe de la série (producteurs, réalisateurs, comédiens, etc. n’étant pas distingués) distinguent bien production et réception. Cependant, le principe même de co(re)connaissance de références communes aux spectateurs et à la série est une manière de tous les inclure dans un même ensemble, déterminé par l’attachement à ses références. Cette constitution en communauté référentielle, se fait d’ailleurs (comme c’est toujours le cas) autant par inclusion (les membres partagent les références et le principe qui consiste à le faire savoir) qu’exclusion. Un seul commentaire acerbe (« et bien mes ailleux ! c’est mal monté, c’est mal filmé, c’est mal cadré, c’est mal éclairé, c’est mal écrit (dialogue et scénar), et c’est très TRES mal joué… aucune originalité dans la réalisation bon les effets spéciaux ne sont pas dégueu et les costumes ont le mérite d’exister. prenez un peu exemple sur le visiteur du futur… » (Mahatmacraft) déclenche une vingtaine de réactions, parfois débonnaires (« mais c’est fun !! » (88guillaume en réponse à Mahatmacraft), parfois tentant de convaincre par l’argumentation (« mais sérieux la série est sortie en 2009 —’ regarde la saison 4 —’ ou 5 » (NinjaDark TeamCataclysme FR en réponse à Mahatmacraft), mais le plus souvent prenant fait et cause avec véhémence pour l’équipe de la série : « si t’aime pas ne regarde pas ils n’ont pas besoin de toi, ça sert a rien de commenter t’aime pas pas grave du zap et tu va voir autre chose, comme ça tu éviteras d’écrire de la merde, ta cas reste sur ton truc et laisse tranquille la série Noob » (MsManga14 en réponse à Mahatmacraft), « Euh tu peut tu les repecter bro se sont des producteurs INDÉPENDENT, attent toi pas a avoir un iron man ou titanic yo calme toé » (TheLEGODUDE7 en réponse à Mahatmacraft), « fait pareil et on en reparle » (rastaweed en réponse à Mahatmacraft), « t’aurais pas idée de fermer ta grande gueule de connard » (Platypus en réponse à Mahatmacraft), etc. L’aspect unanime que prend la défense, non pas tant de la qualité de la série mais de la bonne volonté de l’équipe et du respect qui leur est dû (ce qui pourrait se résumer par « eux, au moins, ils font quelque chose »), est sous-tendu par l’idée que ceux qui regardent, et encore plus ceux qui commentent (vivent activement leur inclusion dans le groupe), sont de facto dans le groupe, comme le dit ingénument ce commentaire : « C’est pas que c’est nul, c’est que tu n’aimes pas ! Là c’est ton point de vue que tu exprime pas l’avis global… » (Thi Craft).
La qualité de la vidéo (et de la série Noob plus généralement) se manifeste de deux manières très distinctes, tant dans l’intention que dans la forme. Soit le propos est négatif, et il est alors soutenu par une argumentation ainsi qu’une mise en comparaison (web-séries principalement) [32], soit il est laudatif et se suffit dans la plupart des cas à lui-même (« trop bien » (louangphixay vincent), « trop of the death » (HELALI YOLANDE), « J’adore cette série ! Elle est trop bien. » (Valentin Devillière), « trop bien !!!!!!!! » (mickael buyle), etc.). Dans ce dernier cas la relation (dont les commentaires sont les traces) semble être de l’ordre de la lecture esthétique (Odin, 2011 : 66, sqq.), c’est-à-dire la construction par le Sujet de l’objet avec lequel il entretient une relation affective comme objet esthétique – contenant les paramètres qui le rendent esthétique – alors que c’est lui-même (le Sujet) « […] qui fonctionne comme énonciateur du texte esthétique lors d’une telle lecture » (ibid. : 66). C’est ce qui explique, parce que « la production au niveau discursif reste souvent interne au Sujet […] » (ibid. : 68), l’autosuffisance des jugements laudatifs exprimés, ainsi que l’indignation ou l’incompréhension devant les discours critiques et argumentatifs. Ces derniers pourraient, d’une certaine manière, ressortir au mode artistique (ibid. : 70-78), mais là, le peu de légitimité de l’objet pose manifestement problème. L’ « attribution d’un nom propre » ainsi que son « remplissage » (ibid. : 78) ne fonctionne pas (encore peut-être) dans les commentaires, et seules les « recherches thématiques et stylistiques, [les] comparaisons avec d’autres productions […] » (ibid. : 78) transparaissent. Mais il semble, quand même, que ce soit de cela qu’il s’agit, à lire l’une des réponses à Mahatmacraft : « c’est la premiere saison , regarde la fin de la saison deux ils jouent beaucoup mieux , je ne crache pas sur le visiteur du futur mais leur saison 1 est du meme niveau , puis tu te prends pour un grand cinéaste ? essaies de faire mieux que eux et apres on pourra en parler parce que maintenant ils ont 3 films de programés … » (Okamivic en réponse à Mahatmacraft). Traduit en termes sémio-pragmatiques, le commentaire reproche au critique acerbe de faire une lecture artistique, mais, contrairement à d’autres, pas au nom d’une lecture artistique ou d’une protection du groupe (même si l’argument du respect dû au faire est présent) ; au contraire, il le reprend sur les fondements même de la lecture artistique : le manque de comparaison interne à l’œuvre (pour juger il faut connaître tout l’Œuvre de l’artiste et non des fragments), un avis divergent sur la comparaison externe, mais appuyé par le manque de légitimité du critique (pour faire une lecture artistique et le revendiquer, il en faut les moyens sociaux, l’habitus et la position légitimes), renforcé lui-même par la montée en légitimité de l’objet incriminé (et donc de ses auteurs). « ils ont 3 films de programés », autrement dit eux – grâce à Noob, deviennent des cinéastes : l’ensemble de l’Œuvre légitime l’auteur, l’ensemble de l’Œuvre et la légitimité de l’auteur légitiment chacun des fragments de l’Œuvre.
Contrairement aux ensembles 1/ et 2/ une partie des commentaires (une quarantaine) n’indique pas la construction d’un énonciateur réel des énoncés. En effet, qu’il s’agisse des commentaires sur les personnages [33], de l’histoire et de sa diégèse (y compris leur vraisemblance) [34], tous fonctionnent comme si le Sujet avait construit cette vidéo non pas (que) comme un texte, mais (aussi) comme « un monde en lieu et place d’images sur un écran » (Odin, 2000a : 19), un monde « habitable par un personnage » (ibid. : 23). Ceci ne suffit pas pour y voir les traces d’une lecture fictionnalisante. En effet, la clé de voute de ce mode est la construction d’un énonciateur fictif, non interrogeable en termes de vérité – hors éléments diégétiques (Odin, 2000a : 47, sqq. ; Odin, 2011 : 49). La construction d’une diégèse peut tout à fait se faire dans le cadre d’autres lectures, documentarisante par exemple (Odin, 2000a : 129, sq.). Le reste des commentaires étudiés peut indiquer que si une partie des processus du mode fictionnalisant est présente, ils peuvent être mis au service d’autres formes de production de sens, en particulier dans le cadre d’un « contrat méta-discursif ludique » (ibid. : 135), voire méta-spectacularisant. Si spectaculariser (« prendre conscience que je suis face à un spectacle » (ibid. : 20) s’oppose à diégétiser, il ne faut en revanche pas oublier que « l’un des personnages attendu n’est d’ailleurs autre que le spectateur : si j’ai le sentiment d’être face à un espace dans lequel je pourrais avoir ma place, alors je suis en train de diégétiser » (ibid. : 23). Or, n’est-ce pas précisément ce que nombre de ces Sujets, amateurs et connaisseurs des mêmes jeux vidéo que celui mis en scène dans la diégèse de Noob font à la lecture de cet objet ? Ils rentrent dans la partie « IRL » (in real life) de la diégèse, pour savourer le spectacle du jeu, comme s’ils y étaient, les vues du jeu étant alors de l’ordre de la caméra subjective (d’un joueur regardant son écran), effet renforcé par l’utilisation récurrente d’effets subjectifs comme l’affichage des fonctions du jeu (mini-carte, icônes, boite de chat, etc.)
Ce bref aperçu montre combien l’examen des traces des énonciations peut permettre de savoir quelles questions poser. Ainsi, par exemple, un résultat temporaire semble émerger : la production de sens qui s’opère au contact de Noob n’est pas, loin s’en faut, celle que la présentation usuelle de l’objet pourrait laisser présager. Noob est en effet présenté comme une série de fiction, dans le sous-genre fantastique ou science-fiction [35], or, on l’a vu, la construction d’un énonciateur réel est peut-être dominante. Ainsi, confirmer l’hypothèse de la lecture privée requiert une enquête sur l’appartenance et le sentiment d’appartenance à des communautés spécifiques (de fan, de gamer, de geek, etc.), que cela soit par questionnaires, entretiens et observations participantes. De même, l’hypothèse de lectures esthétiques/artistiques doit être soutenue par l’établissement des profils sociologiques (au sens classique) des Sujets, ainsi que de leurs autres pratiques et goûts culturels (au sens large), éléments plus faciles à récolter, par exemple par des campagnes plus massives, comme des questionnaires en ligne. Ces enquêtes doivent toujours comprendre une partie témoin, c’est-à-dire être partagées entre spectateurs/commentateurs de Noob (repérés par la première partie de la recherche et ‘profilés’ sémio-pragmatiquement) et d’autres Sujets ne partageant que certains paramètres (spectateurs de Noob non commentateurs, utilisateurs de YouTube et utilisateurs-commentateurs non spectateurs de Noob, etc.). Ce faisant, l’heuristicité déductive du modèle sémio-pragmatique acquiert une double dimension : en plus des résultats abductifs comme ceux dont on a pu rapidement montrer des exemples, il permet de produire le cadre de la partie inductive de la recherche, autant théoriquement que méthodologiquement, rendant ainsi possible de parvenir à des résultats renseignant l’objet étudié, mais aussi la validité du modèle qui les fonde en premier lieu.
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[1] Charles Sanders Peirce, « Comment rendre nos idées claires », Revue philosophique, 7 janvier 1879, pp. 39-57. Les écrits de Charles Sanders Peirce sont très fragmentaires et ne furent pas, pour une bonne part d’entre eux, publiés de son vivant. Seront donc toujours cités les auteurs qui permettent un accès aux textes originaux. Ceux-ci seront également référencés en note, en utilisant la nomenclature usuelle si possible ou le système des auteurs selon les cas. Ainsi Charles Sanders Peirce 2.228 signifie le 228ème paragraphe du 2ème volume des Collected Papers (cf. bibliographie). Par ailleurs, dans toutes les citations, les italiques sont toujours du fait des auteurs.
[2] « Un signe ou representamen est quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre » Peirce 2.228 cité dans (Deledalle, 1979 : 65).
[3] Peirce C. S., 5.311.
[4] Roger Odin cite Sol Worth (Worth, 1969 : 289).
[5] Synthétisée dans deux ouvrages (Odin 2000a ; Odin 2011).
[6] Voir les commentaires des écrits sémiotiques de Charles Sanders Peirce par Gérard Deledalle (Deledalle, 1978 : 203, sqq.)
[7] Il semble que Francesco Casetti ne dit pas autre chose lorsqu’il propose, à la suite de Kate Hamburger, la notion du tu cinématographique : le spectateur se construit en tu car il construit de même le « film » (ou une structure énonciative) en je (Casetti, 1990). Excepté dans un cas où le film s’animerait réellement au sens étymologique, comme dans La rose pourpre du Caire (Allen, 1985) par exemple, c’est bien le spectateur qui se place, par la pensée, en situation de communication avec le film.
[8] Charles Sanders Peirce, Contributions to The Nation, Part One : 1869-1893, recueillies et annotées par K. L. Ketner et J.E. Cook, Texas, Tech Press, 1975, p. 45. Traduit par Gérard Deledalle.
[9] Peirce C. S., 1.284.
[10] Peirce C. S., 5.283.
[11] Peirce C. S., 5.283.
[12] Cité dans Claudine Tiercelin, 1993 : 65.
[13] Voir Gérard Deledalle, 1978 : 243, sqq.
[14] On peut aussi se reporter à la note 34 du texte de Roger Odin à la fin de ce passage qui cite Christian Metz sur ce point (Odin, 2000b : 60).
[15] Peirce C. S., 5.264
[16] Peirce C. S., 5.602
[17] Pour l’examen complet de ces contraintes voir Roger Odin, 2011 : 25-42.
[18] Roger Odin lui préfère récemment le terme d’espace de communication pour ne pas « laisser entendre qu’il s’agit d’une structure existant dans le réel », mais continue de « mettre l’accent sur un point qui [lui] paraît toujours essentiel, à savoir la notion de sanction » (Odin, 2011 : 40). En ce sens, institution chez Jean-Pierre Esquenazi peut fonctionner globalement de la même manière : si les institutions sont parfois ‘réelles’, empiriques, elles fonctionnent avant tout en tant que construites (en tant que signes, toujours), que cela soit chez les producteurs ou bien évidemment dans les communautés d’interprétation.
[19] Qu’il emprunte à Stanley Fish (1980) en en conservant les caractéristiques principales.
[20] Comme définie par Chloé Delaporte : « la construction sociale processuelle et dynamique d’objets symboliques en œuvres » (Delaporte, 2011 : 834).
[21] Notion protéiforme, à l’origine péjorative, désignant les passionnés d’informatique puis plus généralement les individus se revendiquant d’une culture de l’imaginaire (fantastique, science-fiction), du jeu (jeux de rôles, jeux vidéo), des nouvelles technologies (à commencer aujourd’hui par Internet). Pour plus de précisions, voir Peyron (2012).
[22] Ce terme est ici repris non pour sa valeur conceptuelle ou heuristique, mais en tant que catégorie d’usage. En effet, l’équipe de Noob, Fabien Fournier en tête, revendique le terme, allant jusqu’à proposer sur le site officiel une « Chronologie Crossmedia » permettant aux fans de se repérer au sein de toutes les déclinaisons proposées.
[23] La vidéo totalise 181 025 vues, 1714 like, 68 dislike (j’aime/j’aime pas ou encore les pictogrammes pouce levé/pouce baissé) et 309 commentaires (25/02/2014), dure 2 heures 13 minutes et 40 secondes et est disponible en 720p (annoncé comme correspondant à de la haute définition – HD). Accès : http://www.youtube.com/watch?v=YUHo&hellip ; (consulté le 26/02/2014).
[24] Tous les commentaires sont cités tels quels avec le plus grand souci d’exactitude concernant l’orthographe, la syntaxe, la casse, la mise en page, etc. Outre le fait que toutes ces caractéristiques renseignent sociologiquement les commentateurs (ne serait-ce que le niveau de langue), ils reflètent aussi leur connaissance et leur utilisation de codes geek, vidéoludiques, Internet en général (« mdr », « lol », « Xptdr », « :) », etc.). Quand plusieurs commentaires se répondant sont cités, ils le sont dans l’ordre chronologique et réunis par une séparateur logique « / ».
[25] Les déclarations, pour contradictoires qu’elles apparaissent, ne suscitent, au plus qu’une rectification prudente et amicale (le « aussi » et le « ^^ » du deuxième commentaire sont des indications claires que le but n’est pas de contredire, mais de dire, justement, aussi.
[26] Il s’agit ici d’une facilité de langage, autant que d’une forme d’anachronisme, même si l’usage lui permet de recouvrir une certaine réalité. Voir à ce sujet les travaux de David Peyron (2012).
[27] « Oh un predator… REPLI STRATEGIQUE !!! AAAHH !!!! » (Mathieu Lami).
[28] « Jack c par ou xD » (Fujitsu Fujitsu). Un PNJ (personnage non joueur) d’Horizon est costumé et grimé sur le modèle de Jack Sparrow, personnage de la saga des Pirates des Caraïbes incarné par Johnny Depp. Son nom dans Horizon est Jack Céparou – il passe son temps à perdre son chemin.
[29] « Quand Fantome prend un screenshot avec Oméga Zell , Oméga Zell me fait penser a pippin le hobbit , Suis je seul a penser ca ? :O » (Joseph Gragnani).
[30] Au sens qu’ils en sont l’indice, c’est-à-dire en relation de contiguïté. C. S. Peirce 2.248.
[31] Voir aussi (Odin, 2000 : 133, sqq.)
[32] Cf. le commentaire de Mahatmacraft. Les commentaires négatifs se concentrent sur la qualité du jeu des comédiens.
[33] En particulier Sparadra, un personnage gentil mais benêt et gaffeur, principal ressort comique de la série : « J’aime bien Sparadrap mais des fois j’ai envie de lui mettre des baffes :] » (giratinadark14), « Rahhhhhhhhhh !!! sparadra est tellement idiot que je rage devant mon ecran !!!! » (Nemesis), « sparadraP queL boLoss Ce mec » (CODRsMDarkKiller), « Y me soul sparadrap pfffff » (bastarhymes971), etc.
[34] Par exemple : « Il y a un fail a la minute 32:00 sparadrap etait niveau 4 et il tue dark avenger et reçoit 4 niveau.ce qui fait 8 niveau en tout .jusque la je ne vous apprend rien mais par la suite sparadrap et niveau 7 au lieu de 8 .Sinon tres bonne serie :D » (FoX deadvodka)/ « il est niveau 3, juste avant il dit un truc du genre ’grâce a toi je serai bientôt niveau 4’ Donc c’est bon^^ » (Viapowa en réponse à FoX deadvodka). Donc c’est bon^^, comprendre (sémio-pragmatiquement) narration et diégèse fonctionnent en cohérence et sans accro, le monde proposé est vraisemblable, donc viable, habitable.
[35] Par exemple sur l’un des plus importants portails de web-séries, sérieweb.com. Accès : http://www.serieweb.com/webseries?cat=9. Consulté le 26/02/2014.
Péquignot Julien, « Comment faire une enquête sémio-pragmatique ? Les publics des web-séries et leurs discours « spontanés » », dans revue ¿ Interrogations ?, N°24. Public, non-public : questions de méthodologie, juin 2017 [en ligne], https://revue-interrogations.org/De-Peirce-a-Odin-tenants-et (Consulté le 7 octobre 2024).