En sciences humaines, la question de la souffrance est longtemps restée l’apanage de disciplines comme la psychologie ou la philosophie. Avec la prise de conscience, au cours des années 1990, des « pathologies sociales » et la mise en avant des détresses vécues par les individus, une sociologie à part entière de la souffrance s’est mise en place. Tout en prolongeant les recherches existantes, l’ouvrage collectif dirigé par Gilles Ferréol s’inscrit donc dans le développement de cet intérêt pour la douleur vue sous l’angle de la souffrance et de la maltraitance, inextricablement liées mais peu traitées jusqu’ici,ou envisagées en parallèle.
La plupart des études qui ont abordé ce domaine ont jusqu’ici privilégié diverses catégories souffrantes (salariés, enseignants, etc.)en lien parfois avec certaines formes de violence. Mais cette dernière a trop souvent été restreinte à l’action volontaire et intentionnelle qui excluait les aspects tant psychologiques que symboliques ou invisibles. L’ouvrage qui nous intéresse ici cherche à corriger ces focales et embrasse ces questions de manière large sur la base d’une démarche double.
Avant tout, l’approche scientifique privilégie la pluridisciplinarité. Non celle qui consiste à superposer, voire à compiler, des points de vue de plusieurs chercheurs venus d’horizons disciplinaires étanches les uns aux autres avec un vague filigrane. Il s’agit plutôt d’une interdisciplinarité focalisée qui rendrait compte de la complexité du monde social, assumerait la fragmentation des savoirs et l’indispensable ronde des points de vue disciplinaires pour en optimiser l’articulation. Les auteurs des différents articles qui composent ce livre viennent de la sociologie, de l’anthropologie, de l’histoire, de la psychologie et de la philosophie.Sur cet aspect,apparaît un véritable objet-frontière perceptible à travers l’agencement des articles vus comme autant de modes collaboratifs de différents mondes académiques avec des passerelles de communication favorisant un meilleur éclairage des relations existant entre souffrance et maltraitance.
L’ouvrage débute par une série d’articles établissant des points de repère et des cadres d’analyse communs grâce aux observations tirées de terrains larges allant des marginaux aux discriminations de genre et à l’enfance, en passant par les caricatures politiques comme allégories des rapports de force entre l’État centralisateur et des territoires proches mais toujours en marge de l’Hexagone. S’il n’existe pas, dans le cadrage des articles, de définition unique des termes de souffrance et de maltraitance, ceux-ci émergent au gré de la lecture comme expérience sensorielle et émotionnelle. Les chapitres prennent soin de ne pas séparer l’aspect physique du registre psychique pour mieux relier affectation de l’estime de soi et corps malmenés en disséquant des couples improbables comme guerre/amour et amour/tripalium, responsabilisation/culpabilisation, voire fordisme et narcissisme en tant qu’« en-chaînement » peu propice à l’épanouissement de sa propre image.
Les deux autres parties, loin de n’être que des illustrations et des études de cas isolées, se focalisent sur l’envers de thématiques déjà traitées par d’autres ouvrages, que ce soit l’école, l’altérité, le travail, la pauvreté, et dans la troisième partie, le travail social et le vieillissement. Ainsi, même chez les élèves en pleine réussite scolaire, chez des jeunes nés de parents étrangers mais pourtant français et chez les actifs épargnés par le chômage mais se retrouvant confrontés à l’hypermodernité, il existe des douleurs qui s’inscrivent tant dans les corps que dans les esprits.
Cette convergence des analyses n’est rendue possible que par la rigueur méthodologique qui conduit plus à des questionnements qu’à des réponses surannées. Les uns posent l’âge comme cadre d’analyse à travers la violence imperceptible qui transparaît derrière une maltraitance ostensible dans les maisons de retraite,affectant autant les usagers que les personnels soignants victimes de burn-out. La configuration sociale induite par les nouveaux modes de gestion des activités de soin fait transparaître insatisfaction des soignants, omerta, désengagement et culpabilité sans compter la désappropriation des savoir-faire et le déni de reconnaissance.Les débuts de la vie sont également scrutés puisque l’enfance en danger est observée, qu’il s’agisse des préoccupations institutionnelles de prises en charge des victimes ou bien encore des déchirures intimes des relations incestueuses.D’autres auteurs s’appuient sur la mise en tension entre parcours de vie des individus et temporalités de l’Histoire avec, notamment,des paragraphes consacrés au parianisme dénoncé par Durkheim et qui, dans le contexte de discrimination des sociétés actuelles, résument la maltraitance infligée par la stigmatisation et l’exclusion sociale dans un traitement différentiel des individus sur la base de seules perceptions identitaires.
Au-delà de ces problématiques, la pertinence des propos repose avant tout sur des terrains variés d’où sourdent des réflexions tirées de situations autant paradoxales que classiques. Ainsi en est-il des contrepieds qui naissent des injonctions contradictoires en lien avec la question de la performance dans le monde du travail, de l’école, de la compétition sportive et qui, loin de se cantonner à ces sphères, débordent sur la vie privée et familiale.
Ces critiques ne sont pas que passives puisqu’elles conduisent à réfléchir sur les moyens de rétablir la dignité de la personne tant par le questionnement du projet d’établissement comme antidote à certaines souffrances que par une attention particulière portée à l’humanitude, véritable philosophie de soin au service de la bientraitance.Au total, une contribution de première main, dense et bien charpentée.
Galloro Piero-D., « Ferréol Gilles (sous la dir.), Souffrance et maltraitance », dans revue ¿ Interrogations ?, N°17. L’approche biographique, janvier 2014 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Ferreol-Gilles-sous-la-dir (Consulté le 31 octobre 2024).