De 1946 à 1980, les conditions productives de l’activité du tri postal, saisonnières par nature, ont imposé une flexibilité dans les établissements de la Poste plus forte que ne le permettait le statut de fonctionnaire. Cela s’est traduit par la mise en place d’un marché dual du travail. Dès lors, l’adaptation de la main-d’oeuvre à la charge de travail selon des modalités différentes en fonction des moments a constitué un principe de gestion du personnel indiscuté. De 1946 à 1964, les restrictions budgétaires et la pénurie de main-d’œuvre ont conduit les administrateurs de la Poste à diffuser largement le statut d’auxiliaire dans les centres de tri pour faire face à l’afflux de trafic postal. De 1964 à 1976, la lente diffusion de la mécanisation du tri postal a amené les managers à se poser la question de la pérennité des auxiliaires dans la mesure où les machines à trier devaient, dans un avenir plus ou moins proche, être en mesure de les remplacer. De 1977 à 1980, le traitement social du chômage par le gouvernement de l’époque a permis à la Poste de profiter d’un nouveau type de main-d’oeuvre précaire : les vacataires. L’insécurité professionnelle dans les centres de tri qui semble s’imposer quelles que soient les circonstances liées, apparaît alors comme un phénomène consubstantiel à l’activité du tri postal.
Mot-clés : flexibilité – auxiliariat – tri postal – gestion de la main-d’oeuvre – marché dual
From 1946 till 1980, the productive conditions of the activity of the sorting office, seasonal by nature, imposed a flexibility in the establishments in the Post office stronger than civil servant’s status allowed it. It was resulted by the implementation of a dual market of work. Consequently, the adaptation of the manpower to the workload according to different methods according to moments constituted a principle of the undisputed staff management. From 1946 till 1964, budgetary restrictions and shortage of manpower led the administrators of the Post office to spread widely auxiliary status in sorting offices to face the influx of mail traffic. From 1964 till 1976, the slow development of the mechanization of the mail sorting led the managers to raise the question of the continued existence of the auxiliaries insofar as sorter should, in a more or less close future, be able to replace them. From 1977 till 1980, the social treatment of the unemployment by the government of time allowed the Post office to take advantage of a new type of precarious manpower : the temporary employees. The professional insecurity in the sorting offices, which seems to be imperative whatever the linked circumstances, appear then as a consubstantial phenomenon with the activity of the mail sorting.
Keywords : flexibility – auxiliary – sorting office – management of manpower – dual market
Le regard porté sur l’insécurité professionnelle dans une administration d’Etat, la Poste, de 1946 à 1980, doit permettre de rendre compte de la nature des liens existant entre l’organisation du travail et le statut d’emploi des postiers. Traditionnellement, cette période de forte croissance économique est considérée comme une période marquée par la prééminence d’une norme d’emploi fordiste qui aurait dominé le salariat, associant l’emploi stable à un certain nombre de droits sociaux. Or, à la Poste, les conditions productives de l’activité du tri postal, saisonnières par nature, ont imposé une plus grande flexibilité que ne le permettait le statut de fonctionnaire. Cela s’est traduit par la mise en oeuvre d’un marché dual du travail dans les centres de tri composé d’un noyau et d’une périphérie, caractérisé par la coexistence de titulaires et d’auxiliaires [1]. Cette disposition a conduit les managers de la Poste à se satisfaire d’une forme d’insécurité professionnelle pour une fraction des employés pendant des décennies que les réductions budgétaires avaient induites dès l’après-guerre. La précarité à la Poste que l’on croyait provisoire et conjoncturelle ne cesse de prendre de l’ampleur jusqu’à la grève de l’automne 1974, et même au-delà, contribuant à alourdir chaque année un peu plus le climat social, les syndicats y voyant un facteur d’érosion du statut de fonctionnaire [2].
Comment interagit l’emploi précaire avec l’organisation du travail ? Comment se vit-il dans les établissements ? L’organisation du travail dans les centres de tri s’est construite en partie autour la question de la flexibilité alors même que l’institution n’a cessé de mettre en avant l’emploi stable, l’auxiliariat dans l’entreprise faisant alors l’objet d’un déni de reconnaissance. S’inscrivant dans un contexte de plein emploi, il porte en lui les germes d’une forme de ségrégation et de discrimination sociale qui rend les individus plus vulnérables vis-à-vis de l’institution. Dans les centres de tri, il correspond aux emplois les moins qualifiés et est souvent associé à des horaires et à des rythmes de travail morcelés. La précarité des auxiliaires qui se pense d’abord à l’insu du statut de fonctionnaire se combine avec d’autres contraintes professionnelles qui s’avèrent cumulatives. Celles-ci portent à la fois sur le revenu, la formation professionnelle et les retraites. Alors que le statut de fonctionnaire structure la carrière des employés sur l’ensemble du cycle de leur vie professionnelle, le statut d’auxiliaire fait peser une menace permanente d’insécurité professionnelle. Certes, cette menace est tempérée par les passerelles que représentent les concours de la fonction publique permettant d’intégrer un emploi de titulaire à la Poste [3]. Parfois, l’auxiliaire est dénigré, ce qui peut le cas échéant en faire un bouc émissaire. Son statut se réduit alors à celui d’un employé passif, assimilable à un passant plutôt qu’à un agent, ce qui fonde finalement une idéologie ayant tendance à standardiser son identité en la réduisant à celle d’un salarié de passage alors que nombre d’entre eux, par voie de promotion, ont su valoriser leur carrière sur le plan professionnel [4]. Loin de constituer de simples juxtapositions, l’interdépendance de ces éléments conduit ce statut d’emploi à se rapprocher de celui de la condition prolétarienne des débuts de l’industrialisation.
Si les modalités constitutives de l’emploi précaire s’enracinent dans une longue tradition à la Poste, ses variations observables dans le temps permettent d’interroger les fondements et les différents aspects de cette gestion de la main-d’oeuvre génératrice d’insécurité professionnelle. Dans une perspective historique, l’article tend à dégager les liens entre les différentes raisons invoquées par les managers pour justifier et légitimer le développement, la mise en retrait ou le maintien d’une forme de précarité dans les centres de tri et le positionnement des syndicats vis-à-vis de l’emploi précaire. Il s’agit en quelque sorte d’étudier un phénomène dont une connaissance superficielle ne permettrait pas de faire apparaître la variation des causes perceptibles à l’origine de son apparition et de son évolution. Au cours de la période qui s’étend de 1946 à 1980, trois moments non exclusifs les uns des autres expliquent la présence de travailleurs précaires dans les centres de tri de la Poste. De 1946 à 1963, au lendemain de la mise en place du statut de la fonction publique, les restrictions budgétaires favorisent une utilisation offensive des auxiliaires. La pénurie de main-d’oeuvre dans un contexte de croissance régulière du trafic postal conduit les administrateurs de la Poste à développer largement cette forme d’emploi atypique pour faire face à l’afflux de trafic postal et obtenir une plus grande flexibilité dans les centres de tri. De 1964 à 1976, un certain nombre de transformations technologiques s’enracinent dans les modalités de l’exercice du tri postal. En 1964, les progrès qui se profilent à l’horizon dans le domaine de la mécanisation grâce à la conception d’une machine à trier capable de lire les adresses postales conduisent les managers à se poser la question de la pérennité des auxiliaires. La mécanisation du tri postal est supposée remplacer à terme une grande partie de la main-d’oeuvre une fois établie l’efficacité des machines. Cette période est donc caractérisée par une utilisation préventive des auxiliaires. En 1977, la lutte contre le chômage conduit le gouvernement de l’époque à mettre en place une politique de traitement social du chômage. Cette politique se traduit par l’instauration du statut de vacataire, ce qui permet à des administrations d’Etat comme la Poste d’utiliser de façon opportuniste une main-d’oeuvre précaire selon des règles définies par le gouvernement de l’époque. Dans tous les cas, la logique à l’oeuvre est celle d’une flexibilité interne dont l’objectif consiste à adapter la main-d’oeuvre à la charge de travail.
Ce segment périphérique du marché interne du travail que sont les auxiliaires n’est pas seulement constitué de jeunes : des travailleurs âgés en composent parfois son sein. Son existence a permis aux cadres locaux d’atteindre les exigences de productivité qui leur étaient imposées. Il a aussi contribué, compte tenu de son poids croissant dans les années 1960 et 1970, à peser sur les relations industrielles. Toutefois, le thème de la précarité est resté un sujet à l’écart des préoccupations de l’institution dans le cadre du déploiement d’une politique sociale. Sa prise en compte a été aussi parfois délaissée par les syndicats au moins jusqu’à l’automne 1974 dont les préoccupations ont été longtemps centrées sur les revendications salariales ou la réduction du temps de travail. Jouant sur le registre de la dramatisation en laissant poindre les craintes liées à la “ défonctionnarisation ”, leur point de vue laisse entrevoir tantôt la dangerosité de l’auxiliariat au regard de la perte des acquis sociaux qu’il est susceptible d’entraîner, tantôt sa nocivité qu’il représente au regard du manque de professionnalisme de la part de ses protagonistes.
En 1952, les statistiques de trafic postal indiquent une augmentation du trafic postal de plus de 34 millions d’objets par rapport à 1946 au niveau national, soit une augmentation de 38%. Ce décollage de l’activité postale a une influence sur la qualité du service rendu aux usagers : le pourcentage de lettres remises à leur destinataire le lendemain de leur dépôt diminue. Entièrement réalisé à la main, le travail du tri et de la manutention du courrier est d’abord une activité de main d’oeuvre où les salaires du personnel constituent une part très importante des dépenses par rapport au budget total de la Poste. Or, dépendante des ressources budgétaires que lui accorde l’Etat, elle ne dispose que d’une faible marge de manoeuvre pour augmenter les effectifs. Par ailleurs, l’instauration du statut général de la fonction publique en 1946 favorise une certaine rigidité dans la gestion de la main-d’œuvre, et ne permet pas toujours d’adapter les effectifs aux flux de trafic postal. C’est ainsi que les administrateurs de la Poste décident d’instaurer un marché du travail flexible dans les centres de tri afin de contourner les règles administratives et les conséquences des restrictions budgétaires sur la gestion de la main d’oeuvre. Cela se traduit par le recours à l’utilisation massive d’auxiliaires [5]. Les contraintes d’un recrutement suffisant en personnel au moment des périodes d’afflux peuvent être alors respectées grâce à cet apport. Même si des contingences historiques et des pratiques internes à l’administration des Postes montrent que la pratique de l’auxiliariat est ancienne, la Poste est alors, à cette époque, la seule administration à utiliser à temps réduit des employés et à fractionner leurs journées de travail en fonction du volume du trafic [6].
Au lendemain de la guerre, la quasi-absence de garanties et de droits sociaux rapproche les auxiliaires de la condition prolétarienne décrite par Robert Castel dans Les Métamorphoses de la question sociale qui correspond au rapport salarial des débuts de l’industrialisation [7]. En effet, les titulaires et les auxiliaires qui effectuent le même travail bénéficient de conditions statutaires différentes : les premiers ont droit à la garantie de l’emploi, les autres ont un statut précaire. Cette main-d’oeuvre bon marché, flexible, représente aussi l’avantage de pouvoir être remise en question d’une année sur l’autre. En cas de besoin, on peut facilement s’en séparer. Les auxiliaires ont l’obligation de fournir un examen radioscopique au moment de leur entrée dans l’administration des PTT, et si l’un d’entre eux fait l’objet de “ renseignements défavorables ”, il n’est pas admis à travailler à la Poste. Leurs droits sociaux sont des plus réduits : la position de disponibilité pour un auxiliaire n’existe pas, et la rémunération des congés de maladie n’est accordée qu’à ceux comptant un certain nombre d’années de présence. La fragilité de leurs conditions d’emploi renforce leur sentiment de prolétarisation.
En 1947, des auxiliaires sont utilisés moins de six heures par jour dans les centres de tri et n’ont, de ce fait, aucun espoir d’être un jour, titularisés. Parfois, leur utilisation se réduit même à une ou deux heures par jour. On apprend que les auxiliaires de plus de 63 ans doivent être licenciés à compter du 1er juin 1948 suite à la nomination de nouvelles recrues. L’administration leur donne un préavis d’un mois et leur paye une indemnité. Toutefois, on trouve des auxiliaires permanents qui retrouvent les avantages acquis avant 1944, en l’occurrence le droit aux congés de maladie de longue durée pour la tuberculose et les droits accordés aux invalides de guerre dans le cadre d’un accident du travail. En 1949, des auxiliaires travaillant depuis de nombreuses années pour l’administration des PTT sont écartés de la titularisation à cause de la baisse de trafic de courrier. Cette année-là, la stabilité du personnel ne permet pas d’envisager leur réutilisation alors qu’ils travaillent depuis longtemps pour la Poste.
La condition sociale des auxiliaires est également synonyme d’une moins bonne protection sur le plan de la santé que les titulaires. Au centre de tri de la gare de l’Est, un auxiliaire décède en 1949 des suites d’une tumeur au cerveau. Au début de l’année 1949, malgré des symptômes graves, les médecins ne lui accordent que quelques jours de congés de maladie tandis que le comité médical l’oblige à reprendre son travail en mars 1949. Dans un autre registre, un auxiliaire se voit placé en position de “ non utilisation ” pour avoir pris part à une grève d’une brève durée. Dans le domaine de la formation professionnelle, les prestations sont également minimales. Les auxiliaires ne reçoivent aucune formation avant leur prise de fonction : « Ils n’ont donc aucune notion sur la nature des différentes catégories de correspondance ou objets de correspondance… Néanmoins, ils sont fortement incités à apprendre les différents types de tri et les acheminements utilisés… » [8]. Ils sont donc réduits à apprendre leur métier sur le tas, parfois pendant les “ pointes de trafic ”, sanctionnés par un ou deux examens de tri organisés sur le lieu de travail.
Les titulaires, quant à eux, entretiennent des relations complexes avec les auxiliaires dont certains sont entrevus comme des agents n’accordant que peu d’intérêt pour leur travail. Si les organisations syndicales réclament leur titularisation, le fossé qui les sépare des titulaires a pour effet d’éloigner du champ de leurs préoccupations la défense des auxiliaires. Il arrive aussi que les syndicats émettent des avis plutôt négatifs sur la prestation qu’ils réalisent au cours de leurs missions, ce qui ne favorise pas la cohésion sociale dans les centres de tri. Ainsi, en 1952, les militants de Force Ouvrière déplorent le fait que, « malheureusement, cette année, cela n’ait pas été une réussite. Les services qui eurent à utiliser des auxiliaires n’ont pas eu dans l’ensemble à s’en réjouir. Et nous comprenons fort bien l’amertume et la rancoeur des agents titulaires qui durent collaborer avec ces jeunes gens. Ce sont ceux qui ne peuvent bénéficier des congés à la bonne saison, mais qui en plus doivent supporter la charge du trafic accru de la période estivale… » [9]. Le syndicat Force Ouvrière dénonce aussi le manque d’intégrité professionnelle de certains auxiliaires qui trahissent le secret des correspondances et détournent une partie du courrier.
La Poste a recruté depuis la fin de la guerre un grand nombre d’auxiliaires, l’État ne dégageant pas suffisamment de postes de titulaires [10]. Le 3 avril 1950, une loi est votée en faveur de leur titularisation. Que dit la loi du 3 avril 1950 ? Désormais, les administrations ne peuvent recourir à de la main-d’oeuvre temporaire que pour des besoins temporaires, les emplois permanents devant être confiés à des titulaires. L’utilisation permanente d’auxiliaires n’est admise que pour des missions répondant à des besoins exceptionnels, et ce pour une durée limitée. Cette loi se donne donc pour but de supprimer tous les postes occupés par des auxiliaires de renfort à temps complet [11]. Pour être titularisé, il faut remplir deux conditions : avoir moins de 60 ans et être utilisé de façon continue dans un emploi stable pendant au moins six heures par jour. Les auxiliaires à temps incomplet ou les occasionnels d’appoint recrutés pour l’exécution de travaux exceptionnels dans le cadre d’emplois saisonniers ne sont pas concernés par cette loi. C’est ainsi que ceux travaillant moins de 6 heures par jour sont systématiquement écartés de la titularisation. Mais, d’autres travaillant 7h30, 7h, 6h30 ou 6h par jour n’obtiennent pas non plus leur titularisation. La CFTC dénonce le licenciement des auxiliaires « alors qu’ils travaillent depuis longtemps à la Poste », ce syndicat estimant que des examens spéciaux devraient leur être ouverts [12]. En 1950, l’administration des PTT organise un concours pour le recrutement de 3 500 agents d’exploitation où ils ne sont nullement prioritaires. La même année, ceux qui obtiennent une note de 3 sur 5 pour le rendement sont rayés d’office des cadres. On leur délivre un certificat de travail et on les aide à rechercher un emploi. De plus, malgré l’instauration de cette loi, l’administration poursuit sa politique de recrutement d’auxiliaires après 1950. En 1952, environ 1 200 auxiliaires travaillent encore dans les centres de tri parisiens. En 1956, un recrutement massif d’auxiliaires est organisé pour pallier un manque de personnel lors d’une période de campagne électorale. En 1961, au centre de tri de Clignancourt, sur un effectif de 200 employés, un quart du personnel est “ auxiliaire occasionnel ”. Dans certains établissements, l’administration demande aux nouvelles recrues en attente d’une nomination de se mettre à sa disposition en les payant 412 francs au lieu de 459 francs, c’est à dire au niveau des salaires des auxiliaires. Cela lui permet de réaliser une économie mensuelle de 45 francs pour chacun des employés concernés.
De 1965 à 1974, la Poste continue à recruter un nombre important d’auxiliaires dans les centres de tri de la région parisienne dont les effectifs passent de 1 230 à 1 860. Globalement, on estime que 20 à 30% des positions de travail ne sont pas occupées par des titulaires dans ces établissements [13]. Les administrateurs de la ¨Poste sont persuadés que la diffusion de la mécanisation qui exige une mobilisation importante des ressources humaines au moment de la mise en place des équipements permettra d’ajuster, puis de réduire les effectifs le moment venu : « Or, ceci ne peut être réalisé que par l’embauche temporaire d’un nombre suffisant d’auxiliaires ». Il s’agit ensuite « de se débarrasser des auxiliaires par exemple une fois la mécanisation mise en place… Il n’est pas possible de faire autrement… » [14]. Les auxiliaires sont donc toujours considérés comme une excellente variable d’ajustement, mais pour des raisons différentes de la période précédente.
En 1966, Force Ouvrière évalue à environ 1 500 le nombre d’emplois de titulaires qu’il faudrait pour écouler le trafic postal de la région parisienne dans des conditions normales. Environ 1 300 auxiliaires travaillent à temps complet dans les centres de tri de la région parisienne soit un sixième de l’effectif total. Au centre de tri d’Austerlitz où des prototypes de machines à trier viennent d’être installés, environ un quart des employés sont des auxiliaires. Dans une brigade, cas exceptionnel il est vrai, on ne compte que cinq titulaires pour 50 auxiliaires. Au centre de tri de la gare de Lyon, 400 à 450 auxiliaires sont employés en permanence, ce qui représente environ 15 à 20% du personnel tandis qu’au centre de Paris Brune, ils forment 25% des effectifs, soit environ 380 sur un total de 1460 postiers.
Au début de l’année 1970, alors que la mécanisation reste parcellaire et embryonnaire, on estime que 20 à 25% du personnel des centres de tri de la région parisienne sont des auxiliaires [15]. En mars 1973, Paris Brune détient le record du taux d’auxiliaires avec 26%. Dans cet établissement, leur nombre augmente de 65 en 1971 à 335 en 1974 : « …les auxiliaires qui travaillent avec nous ne sont pas motivés, les touristes comme on les appelle dans les centres de tri… Ils viennent là en attendant de trouver un travail plus rémunérateur… ». Leur utilisation massive commence à cristalliser le mécontentement du personnel car, si l’on se réfère au texte de loi du 3 avril 1950, ces emplois devraient être pour la plupart transformés en emplois de titulaires. Le statut des auxiliaires reste toujours aussi peu enviable : ils peuvent être licenciés à tout moment et leur salaire de début est toujours inférieur à celui d’un titulaire car il ne perçoit aucune des primes attribuées à ces derniers. En 1973, il est inférieur de 1 000 francs. Ils ne bénéficient pas non plus des compensations de la période de fin d’année qui, pourtant, sont harmonisées au niveau national depuis 1965. De plus, les cadres locaux ne leur proposent aucune formation professionnelle, celle-ci se résumant toujours à une simple formation sur le tas [16].
Année | 1965 | 1970 | 1971 | 1972 | 1973 | 1974 |
---|---|---|---|---|---|---|
Titulaires | 6 680 | 8 876 | 10 865 | 11 100 | 10 890 | 15 878 |
Auxiliaires | 1 230 | 1 270 | 1 989 | 1 840 | 1 809 | 1 860 |
En 1972, convaincus de la supériorité technique des modèles de machines à trier, les administrateurs entreprennent l’idée de passer à une phase de création institutionnelle qui doit succéder à la phase expérimentale éprouvée tout au long de ces dernières années. Encadré par le ministère des PTT, un plan de mécanisation est lancé en 1973. Ce plan qui doit s’étaler au moins sur une dizaine d’années comprend la mise en service d’une dizaine de centres de tri automatiques (CTA) en banlieue parisienne. Parallèlement, le 31 octobre 1974, le principe d’un plan de résorption de l’auxiliariat est décidé à la demande du premier ministre en concertation avec les organisations syndicales représentatives. Ce plan prévoit que, dès 1975, 6 000 emplois de titulaires doivent être créés, et que le nombre d’auxiliaires en fonction ne doit pas être supérieur à 2 650 au 1er novembre 1975 [17]. L’objectif consiste à transformer le maximum d’emplois d’auxiliaires exerçant des fonctions permanentes à temps complet en postes de titulaires. Ces titularisations dont les premières doivent intervenir à partir du 1er octobre 1975 concernent d’abord les emplois de la catégorie D de la fonction publique, la titularisation des emplois de catégorie C devant intervenir l’année suivante [18].
A partir de 1975, hormis la saison d’été, le recours aux auxiliaires dans les centres de tri parisiens diminue au fur et à mesure qu’une partie du courrier est traité par les centres de tri automatiques de banlieue [19]. En 1976, le transfert de 931 positions de travail des bureaux gares parisiens vers les établissements de banlieue permet de stopper le recrutement des auxiliaires. A partir du mois de mai, les auxiliaires saisonniers ou permanents qui quittent le service ne sont pas remplacés. Les autres sont redéployés pour assurer le remplacement d’employés malades ou sont utilisés pour combler des pointes de trafic en période de fin d’année ou au moment de la saison estivale. A Paris, un examen spécial est organisé en décembre 1976 : 1 388 préposés et 4 624 auxiliaires se présentent à cet examen dans l’espoir d’y être titularisés. Au 31 janvier 1977, il en reste 2 500, au 31 janvier 1978 environ 1 830, et au 31 janvier 1979, seulement 879 dont environ 400 sont originaires des départements d’outre-mer. Cependant, la remise en cause de l’utilisation d’auxiliaires à la Poste préoccupe les chefs d’établissement qui s’inquiètent du manque de main-d’œuvre dans les établissements. Comment trouver en nombre suffisant la main-d’oeuvre dans un contexte de restriction budgétaire ? La direction de la Poste qui a eu recours aux services d’entreprises privées comme la société d’intérim Manpower au moment de la grève de l’automne 1974 hésite à renouveler cette expérience par crainte de l’hostilité des syndicats : « l’allergie syndicale à l’emploi de personnel temporaire est bien connue… On peut également s’interroger sur la possibilité d’une administration à passer des contrats avec une entreprise privée… » [20]. La réflexion s’oriente alors vers la formation professionnelle des auxiliaires qui, pense t-on, permettrait d’élargir le champ de recrutement des titulaires, et de limiter le turn-over, ce qui « ne serait pas sans présenter des avantages pour l’administration » [21].
A partir de 1977, la Poste bénéficie d’une forme d’emploi précaire dans les centres de tri grâce à l’initiative de l’Etat dans le cadre d’un plan de lutte contre le chômage : le statut de vacataire [22]. Ce statut précaire, réservé aux jeunes de 18 à 25 ans, ne se confond pas avec celui d’auxiliaire. Des jeunes recrutés par l’ANPE bénéficient de contrats d’une durée maximale de trois mois, renouvelable trois fois. Payés au SMIC, leur rémunération s’élève à 1 300 francs par mois pour 120 heures de travail tandis qu’un auxiliaire débutant perçoit 2 000 francs par mois pour 140 heures de travail. Ces employés sont souvent contraints de travailler dans les services de nuit des centres de tri : beaucoup effectuent la vacation “ 18-24 heures ” sans bénéficier des pauses. Ils constituent un sous-prolétariat au sein de la catégorie professionnelle, déclassée, des employés des centres de tri. D’une façon générale, le regard porté sur ces employés est plutôt dévalorisant. On les appelle les “ plis sans nom ” comme le courrier le moins important ou les “ employés de passage ”. Ils trient, effectuent un travail de manutention alors que certains sont licenciés en lettres.
En octobre 1977, le nombre de vacataires employés dans les centres de tri de la région parisienne s’élève à 223 [23]. Au centre de tri de Montparnasse, ils sont utilisés en priorité dans le service de demi nuit pour trier le courrier, ou de 17 heures à 23 heures au service du transbordement, car ces brigades sont très déficitaires en main-d’oeuvre. A Pontoise, les vacataires travaillent dans une salle qui leur est spécialement réservé où un chantier de tri provisoire a été installé. Une jeune vacataire, Catherine, 18 ans, travaille depuis le début du mois d’août au centre de tri de Pontoise : « Le travail n’est pas dur, mais est lassant pour 1 300 francs par mois. J’essaye de respecter la cadence des “ vrais ” postiers, c’est à dire de trier 2 000 à 2 500 lettres à l’heure, mais c’est difficile… » [24].
Les cadres locaux des centres de tri qui doivent gérer des situations d’urgence et les variations saisonnières des flux de trafic apprécient le recours à cette forme d’emploi à l’inverse des organisations syndicales. La CGT laisse entendre qu’accepter de laisser se développer un statut aussi précaire dans les centres de tri peut remettre en cause les acquis sociaux de tous les employés : « Le vacatariat, cette forme de recrutement fait reculer les PTT d’un siècle. Elle doit être condamnée avec la plus grande énergie. Nous avons obtenu des droits pour les auxiliaires qui sont remis en cause avec les vacataires, c’est la porte ouverte à tous les abus si nous ne sommes pas vigilants et s’il n’y a pas une riposte énergique » [25]. Si l’utilisation de cette forme atypique d’emploi se révèle être un outil intéressant pour faire face à la pénurie de main-d’oeuvre dans les centres de tri, elle accentue les crispations identitaires du personnel : « … A Pontoise, les vacataires sont coupés du centre, installés dans un chantier de tri improvisé… Parqués, mis à disposition pour les sales besognes, on nous mène comme du bétail, on doit la fermer et s’estimer heureux d’avoir ce boulot… Les vacataires sont ainsi corvéables à merci sans sécurité d’emploi et sans formation » [26].
Caractérisé par une forme de précarité due à l’absence d’avantages sociaux et de formation professionnelle, les syndicats identifient ces contrats à durée déterminée et à temps partiel comme un “ sous-auxiliairiat ”, et abordent l’arrivée des jeunes vacataires dans les centres de tri sous l’angle de la remise en cause du statut de fonctionnaire car : « L’utilisation qui est faite de ces travailleurs est dangereuse dans les centres de tri, car elle peut aboutir à la remise en cause des brigades classiques que nous avons imposées au cours de longues luttes » [27].
Ainsi, dès l’après-guerre, la précarité est venue se loger dans le monde du travail stable, cette matrice de la société moderne, pour y creuser une ligne de fracture importante. La frontière qui sépare le travail stable du travail précaire existe donc depuis longtemps [28]. Aux exigences de productivité favorisant la rationalisation du facteur humain dans les centres de tri sont venus s’ajouter des objectifs de qualité du service rendu aux usagers, des évolutions technologiques et des contraintes de fonctionnement. C’est à ce titre que l’emploi précaire selon des modalités différentes s’est répandu pour que l’organisation du travail puisse conserver une certaine efficacité. La prétention à résorber la précarité dans les centres de tri au milieu des années 1970 est rapidement mise à mal à cause des contraintes de fonctionnement de la Poste, ce qui conduit les managers à en renouveler rapidement les sources. Dans un contexte de traitement social du chômage, le statut de vacataire, considéré comme un salaire d’appoint pour desserrer la pression sur le marché du travail, devient alors aussi un enjeu du rapport salarial à la Poste.
Le regard historique porté sur le thème de l’insécurité professionnelle permet d’enrichir la compréhension des différents aspects de l’hétérogénéité des formes d’emploi précaires dans les centres de tri, étroitement liées entre elles et devenues au fil du temps de moins en moins supportables. Considérés dans une longue temporalité, les changements qui surviennent sur le marché interne du travail d’une grande entreprise comme la Poste permettent en juste retour de saisir certains mécanismes régissant l’organisation du travail même si une telle perspective oblige à porter son regard “au-delà de l’emploi”. Ainsi, l’analyse de la relation entre le marché interne du travail et les contraintes de fonctionnement d’une institution, considérées non pas isolément mais à travers les liens d’interdépendance qui les unissent, favorisent une meilleure compréhension de son organisation. Outre la relation entre l’organisation du travail et l’analyse des statuts d’emploi, l’analyse spécifique de la précarité dans les centres de tri met en exergue les spécificités et les points communs d’une segmentation du marché interne du travail qui apparaît à bien des égards comme un phénomène consubstantiel à l’activité du tri postal.
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Sources imprimées :
Archives Nationales : (Série F90 bis)
Archives syndicales
Le militant des PTT. Bulletin d’éducation syndicale, d’information et de documentation de
la CGT (1978)
Le Postier de l’Est, syndicat C.G.T (1973)
L’Allège (1950-1953)
Le Lien professionnel (1949)
Le Matin de Paris, 19 octobre 1977
[1] Selon Antoine Prost, la différence entre les salariés ayant un emploi stable et les précaires est très ancienne : à la veille du Front populaire, on pouvait opposer les ouvriers bénéficiant d’un statut à ceux qui n’en bénéficiaient pas in A. Prost, « Qu’est-il arrivé à la sociologie française », Le Mouvement Social, n° 171, avril-juin 1995.
[2] B. Mahouche, « Les origines de la grève des PTT de l’automne 1974 », La Revue de l’IRES, n° 50, 2007/1 (à paraître).
[3] En effet, il faut reconnaître que le statut d’auxiliaire à la Poste a constitué dans un nombre non négligeable de cas une porte d’entrée vers la titularisation dans la mesure où beaucoup d’auxiliaires ont obtenu des facilités pour préparer des concours en vue d’obtenir un poste de titulaire.
[4] P. Veltz, Le nouveau monde industriel, Paris, Gallimard, avril 2000.
[5] Catherine Omnès relève la même politique d’emploi à la Compagnie française des téléphones Thomson-Houston dans les années trente in C. Omnès, « La politique d’emploi de la Compagnie française des Téléphones Thomson- Houston face à la crise des années 1930 », Le Mouvement social, n° 154, janvier-mars 1991.
[6] S. Bachrach, « La féminisation des PTT au tournant du siècle », Le Mouvement social, n° 140, juillet-septembre 1987, p. 68-87.
[7] R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
[8] L’Allège, Force Ouvrière, 1950.
[9] L’Allège, Force Ouvrière, octobre 1952.
[10] En 1949, il existe à la Poste 70 000 auxiliaires à temps complet ou à temps réduit pour 150 000 titulaires in Le Lien professionnel, CFTC, n° 112, septembre 1949.
[11] Plus de 20 000 auxiliaires seront titularisés à la suite de cette loi pour l’ensemble des services de l’administration des PTT.
[12] Le Lien professionnel (CFTC-PTT), n° 108, avril 1949.
[13] En 1967, la Poste fait aussi appel à des intérimaires, les crédits de l’année prévus pour les heures de renfort et l’embauche d’auxiliaires étant dépassés. Ces intérimaires, rapidement surnommés les ’Manpower’, sont recrutés pour travailler pendant la période de fin d’année dans les services de transbordement. Mais il semble que ce phénomène ait été limité tant dans son ampleur que dans sa durée.
[14] Archives nationales F90 bis 790308, audience syndicale accordée à la CFDT, 6 mars 1972.
[15] Cette proportion correspond à celle que l’on retrouve à l’échelle de l’administration des PTT qui, en 1973, emploient plus de 80 000 auxiliaires, soit environ un quart du nombre total du personnel des PTT.
[16] Néanmoins, certains syndicats comme la CFTC revendiquent une formation professionnelle pour les auxiliaires.
[17] Les effectifs d’auxiliaires qui, jusqu’en 1974, augmentaient de 4 à 5 000 unités chaque année passent dès 1975 de 85 à 83 000.
[18] Archives nationales F90 bis 870354, Rapport remis au 1er ministre, Ministère de l’économie et des finances, plan de titularisation et de résorption de l’auxiliariat, septembre 1975.
[19] Archives nationales F90 bis 2000508, DGP, évolution des effectifs d’auxiliaires consécutifs aux transferts d’activité vers les centres de tri de banlieue, note du 20 octobre 1976.
[20] Archives nationales F90 bis 2000508, Secrétariat d’Etat aux PTT, objet : recrutement d’auxiliaires par la Direction des Services Ambulants, notes d’octobre et de novembre 1976.
[21] Archives nationales F90 bis 2000508, DGP, secrétariat d’Etat aux PTT, objet : utilisation de l’embauche d’auxiliaires saisonniers, septembre 1975.
[22] B. Mahouche, « Du tri manuel au traitement mécanisé des lettres : enjeux identitaires des employés des centres de tri dans les années 1970 et 1980 », Le Mouvement Social, n° 216, juillet-septembre 2006.
[23] Tract du syndicat Force Ouvrière, 1er octobre 1977.
[24] Le Matin de Paris, 19 octobre 1977.
[25] Le militant des PTT. Bulletin d’éducation syndicale, d’information et de documentation de la CGT, compte rendu de la conférence nationale ”, 26-27 1978, n° 3, mars 1978.
[26] Le Matin de Paris, 19 octobre 1977.
[27] Archives nationales F90 bis 870354, tract régional de la CGT, 6 septembre 1977.
[28] A-S. Beau, Un siècle d’emplois précaires : Patron-ne-s et salarié-e-s dans le grand commerce (XIXe-XXe siècle), Paris, Payot, 2004.
Mahouche Bruno, « Gestion de la main d’œuvre et insécurité professionnelle : l’exemple des employés du tri postal (1946-1980) », dans revue ¿ Interrogations ?, N°4. Formes et figures de la précarité, juin 2007 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Gestion-de-la-main-d-oeuvre-et (Consulté le 21 novembre 2024).