Un ensemble de représentations, tant savantes que vulgaires, considèrent aujourd’hui la précarité comme extérieure au rapport salarial, voire comme destinée à se substituer à lui. En reprenant l’essentiel des analyses de Marx à ce sujet, il s’agit ici au contraire de monter que la précarité est une dimension structurelle de ce rapport, relevant de la transformation de la force de travail en marchandise, du caractère marchand de la division capitaliste du travail social, de la dialectique d’invariance et de changement qui marque la reproduction du capital, tout comme du cours chaotique de cette dernière. L’article se conclut par une courte analyse des raisons de l’apparence de nouveauté des phénomènes de précarité dont sont dupes les représentations en question, qui tiennent tant aux effets persistants de la parenthèse historique qu’a constituée le fordisme que de l’oblitération actuelle dont est victime la pensée de Marx.
Mots clés : Marx, rapport salarial, précarité, exclusion, précariat.
Some common but also scientific representations give nowadays social precariousness as something quite different from the salary relationship, when not as something going to take its place. According to Marx’ analysis on this topic, this article would like to assert on the contrary that social precariousness is a structural component of this relationship, due to labor force’s transformation into a commodity, to the merchant character of capitalist division of social labor, to the dialectics of invariance and change into capital’s reproduction and to the chaotic way of this reproduction. Therefore its conclusion is that the appearance of newness of the present social precariousness, which is fooling the former representations’ defenders, can be explained by booth the remainders of the former fordist period, which has been not else as a parenthesis into capitalism’s history, and the oblivion into which Marx’s theory has been sunken.
Key words : Marx, salary relationship, social precariousness, exclusion.
Pour introduire mon article, je reviendrai rapidement sur le mouvement de mobilisation contre feu le CPE du printemps 2006, plus précisément sur deux éléments de ce mouvement qui ont attiré mon attention. D’une part, un des multiples détournements de l’acronyme CPE auxquels ce mouvement a donné naissance : « CPE = chômage, précarité, exclusion ». Détournement symptomatique de la portée de ce mouvement qui, au-delà du CPE, a manifesté une exaspération générale, particulièrement dans la jeunesse lycéenne et étudiante, face à la permanence du chômage de masse, du développement de la précarité de l’emploi et de la menace de l’exclusion socio-économique qui constitue la réalité immédiate à laquelle sont confrontés un nombre grandissant de jeunes dans leur phase d’entrée dans la vie. D’autre part et simultanément, ce même mouvement s’est fait l’écho de la revendication implicite et souvent même explicite du contrat à durée indéterminée (CDI) et à temps plein comme norme de l’emploi salarial, seule forme acceptable voire seule forme ‘vraie’ de l’emploi.
Le rapprochement entre ces deux éléments suggère que, dans l’esprit de beaucoup des jeunes mais aussi de moins jeunes qui se sont mobilisés contre le CPE, tout se passe comme si salariat, d’une part, chômage, précarité et exclusion socio-économique, d’autre part, étaient non seulement des réalités contraires mais, plus fondamentalement même, étrangères l’une à l’autre. Comme si chômage, précarité et exclusion n’avaient rien à voir avec le salariat, comme s’ils en étaient en quelque sorte une dénaturation ou une perversion ; ou, inversement, comme si le salariat, le vrai, n’avait rien à voir avec le chômage, la précarité ou l’exclusion.
De pareilles représentations peuvent se repérer aujourd’hui bien ailleurs, quoique souvent de manière moins nette. Par exemple dans la persistance de certaines revendications féministes faisant de l’accès à l’emploi salarié le moyen obligé voire la condition sine qua non de l’émancipation des femmes à l’égard de leur ancestrale dépendance à l’égard des hommes. Ou encore dans la manière dont l’accès au premier emploi stable, dans l’immense majorité des cas salarié, est perçu par les jeunes comme l’étape décisive de l’accès à leur indépendance à l’égard de leurs parents.
Ces représentations vulgaires (au sens de communes) des rapports entre salariat, d’une part, chômage, précarité et exclusion, d’autre part, rejoignent ainsi un certain nombre d’approches savantes sur les mêmes sujets qui ont été soutenues au cours des deux dernières décennies. Approches qui comptent parmi celles qui ont connu la plus forte audience non seulement dans les milieux académiques mais encore dans le grand public. Je me limiterai à deux d’entre elles.
Le premier concerne l’émergence dans la décennie 1990 d’un nouveau paradigme sociologique et politique : celui de l’exclusion. Son acte académique en même temps qu’administratif de naissance date de la parution en 1993, sous la direction de Serge Paugam, d’un des derniers rapports de feu le CERC (Centre d’études sur les revenus et le coûts) première manière, intitulé « Précarité et risque d’exclusion en France » [1], rapport dans lequel les concepts de vulnérabilité et d’exclusion constituent les instruments centraux d’analyse. Puis ultérieurement, d’un ouvrage collectif, toujours dirigé par Serge Paugam, L’exclusion : l’état des savoirs [2], érigeant l’exclusion en véritable nouveau paradigme sociologique.
La thèse centrale implicitement soutenue dans ce dernier ouvrage est que la société française contemporaine, rebaptisée selon le cas « société post-industrielle » ou « société post-moderne » ne serait plus divisée entre un haut et un bas (autrement dit, des classes sociales) mais entre les in et les out : d’une part, un vaste groupe central de personnes incluses dans l’activité économique et sociale, et, d’autre part, des populations, dont le nombre va grandissant, d’exclus de l’activité économique et sociale du fait des évolutions des formes d’emploi (la précarité professionnelle) mais aussi des formes de la vie conjugale et familiale (la précarité conjugale et familiale). L’exclusion y est définie comme un état de « rupture du lien social » ou comme un état de « disqualification sociale » (Paugam) ou encore comme un « état de désaffiliation sociale » (Robert Castel). Thèse reprise et déclinée tout le long des années 1990 par des dizaines d’ouvrages, d’articles de revue, d’articles de presse, de discours politiques, etc. Cette thèse rejoint celle déjà soutenue par Alain Touraine à partir du début des années 1970 ; et que certains de ses disciples (François Dubet, Michel Wieviorka) vont d’ailleurs infléchir dans le sens de ce nouveau paradigme [3].
Cet ensemble de représentations obtiendra sa consécration avec l’adoption en 1998 d’une « Loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions ». L’exclusion n’est plus alors seulement une catégorie de la pensée sociologique mais est devenue une catégorie de l’action politique et administrative. Toutes les politiques sociales sont depuis lors tournées contre cette nouvelle hydre, mal post-moderne aux têtes multiples : l’exclusion.
Un second exemple de représentation savante confortant l’idée d’une extériorité entre salariat et précarité nous est fourni par la notion de précariat. Ce néologisme a été récemment avancé et défendu par Robert Castel dans un article paru dans le journal Le Monde du 29 avril 2006, sous le titre « Et maintenant, le ‘précariat’… », en conclusion du mouvement anti-CPE précédemment mentionné. On y lit notamment :
« Le CPE ne représentait ainsi que la facette la plus récente que l’on a tenté de poser sur l’iceberg de la précarité. A tel point qu’il est peut-être temps aujourd’hui de commencer à repenser la précarité. On a eu souvent tendance à se la représenter comme une situation atypique, plus ou moins marginale par rapport au marché régulier du travail, et le plus souvent provisoire.
La précarité serait alors une étape dans un parcours professionnel. Mais si elle était en train de devenir un état ? Un nombre croissant de gens passent de stage en stage ou d’occupation provisoire en occupation provisoire, coupées de périodes plus ou moins longues de chômage. Il peut donc y avoir une consistance de la précarité. Elle devient un régime de croisière, ou une condition permanente, ou un registre ‘régulier’ de l’organisation du travail.
Ce statut paradoxal du ‘précariat’ (une précarité permanente) tient au fait qu’il y a du non-emploi de masse qui n’est plus à proprement parler du chômage, si l’on appelle chômage une situation de privation d’emploi dans laquelle il y a des ’ demandeurs d’emplois ’ attendant de trouver un emploi. »
Sous la plume de Robert Castel, le ‘précariat’ désigne tout à la fois le type de salariat caractérisé par les formes d’emploi précaire (CDD, emplois intérimaires, les différentes formes d’emploi aidés ou de quasi-emplois – stages rémunérés, etc.) ; ainsi que la part de la population salariée durablement installée, par choix ou par contrainte, dans ce type d’emploi et qui, allant en grossissant, à vocation à absorber une bonne part de l’ancien salariat. La proposition d’une telle catégorie est d’ailleurs cohérente avec l’une des thèses antérieurement défendues par Robert Castel dans le célèbre ouvrage qu’il a fait paraître sous le titre de Les métamorphoses de la question sociale [4]. Dans cet ouvrage, sous le concept de « société salariale », il identifie en effet le salariat en général aux formes particulières et, d’un point de vue historique-mondial, proprement exceptionnelles, qu’il a prises dans les Etats capitalistes développés (l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, tardivement le Japon) au cours de la période que j’identifierai pour ma part comme la période fordiste – je reviendrai sur cette dénomination et l’analyse de ces formes du salariat dans ma conclusion. Dans ces conditions, le développement actuel des formes d’emploi précaire, qui dérogent aux normes d’emploi de la période fordiste, lui apparaît logiquement comme l’apparition d’un nouveau rapport social, différent du salariat, qu’il nomme précisément le ‘précariat’.
Mon objectif dans cet article est de procéder à une critique de cet ensemble de représentations, à la fois vulgaires et savantes. Autrement dit, en m’appuyant pour l’essentiel sur certains éléments de l’analyse du capitalisme développée par Marx dans Le Capital, je me propose de montrer que chômage, précarité et exclusion ne sont nullement extérieurs au salariat, qu’ils en sont au contraire des dimensions constitutives essentielles ; et que, par conséquent, loin de constituer des phénomènes exceptionnels, marginaux, périphériques, ils en sont au contraire des phénomènes structurels dont seuls changent les formes historiques-mondiales sous lesquelles ils se manifestent.
Cette transformation définit en propre le travail salarié. Ce dernier suppose que la force de travail puisse elle-même s’acheter et se vendre, comme une marchandise, sur un marché spécifique (le marché du travail). Or cette transformation présuppose à son tour deux conditions préalables, toutes deux facteurs de précarité pour le travailleur salarié.
En premier lieu, son expropriation en tant que producteur. En effet, pour que des hommes soient contraints de mettre en vente leur force de travail, il faut qu’ils ne soient plus en état de produire par eux-mêmes leurs moyens de consommation (l’ensemble des biens et des services nécessaires à leur entretien en tant qu’agents sociaux) ni directement comme c’est le cas lorsque des producteurs, propriétaires ou possesseurs de leurs moyens de production, produisent tout ou partie de ces moyens à des fins d’autoconsommation ; ni indirectement comme c’est le cas lorsque des producteurs, également propriétaires ou possesseurs de leurs moyens de production, produisent des biens ou des services qu’ils ne consomment pas eux-mêmes mais qu’ils échangent contre d’autres moyens de consommation. Autrement dit, pour être contraint de mettre en vente sa force de travail, il faut ne pas ou ne plus être en état de vendre ni son travail (sous forme de services) ni le produit de son travail, tout simplement parce qu’on n’est plus en moyen de produire par soi-même, dépourvu que l’on est de tout moyen de production propre.
Un travailleur salarié est en effet d’abord et fondamentalement un individu exproprié : un individu capable subjectivement de produire (il possède une force de travail) mais incapable objectivement de produire (il ne possède pas les conditions objectives de la production : des moyens de production). De là résulte la précarité de la condition salariale ; car, du fait de son statut d’individu exproprié, un salarié n’est jamais assuré de pouvoir se procurer ses moyens de consommation, l’ensemble des biens et des services qui assurent sa propre reproduction comme agent social. L’appropriation de tels moyens de consommation passe par la médiation obligée de la vente de sa force de travail, de son échange contre un salaire, condition par définition aléatoire. En somme, comme n’importe quel propriétaire d’une marchandise, il ne peut acheter d’autres marchandises (ses moyens de consommation) sans être d’abord parvenu à vendre la seule marchandise en sa possession, sa force de travail.
Or, rien ne lui garantit qu’une telle éventualité se produise. Comme toute autre marchandise amenée au marché, la force de travail peut ne pas trouver d’acquéreur. Ou elle peut ne se vendre que dans des conditions (de fréquence et de prix) qui ne garantissent pas l’entretien de son vendeur. Ou encore, comme tout autre marchandise, la force de travail peut se démonétiser sur le marché et être déclarée invendable (on dit aujourd’hui « inemployable »). Bref, être contraint de vendre sa force de travail, c’est toujours en un sens jouer son existence à la roulette russe…
A la condition précédente du rapport salarial doit s’en adjoindre nécessairement une seconde pour que ce rapport puisse prendre forme : le producteur doit aussi être un « travailleur libre », selon l’expression ironique employée par Marx. Une expression à double sens en effet, ambivalente, comme l’est d’ailleurs la situation du travailleur salarié.
Positivement, le travailleur salarié est un « travailleur libre » au sens où il n’est pas (ou plus) prisonnier de rapports de dépendance personnels ou collectifs, comme c’était le cas du membre des sociétaires communautaires (à base de propriété communautaire de la terre), ou de l’esclave et du serf. Le travailleur salarié est un homme libre de sa personne, de ses facultés et de ses biens. C’est d’ailleurs la condition même pour qu’il puisse mettre en vente sa force de travail dont il est du même coup reconnu propriétaire à titre privé (personnel).
Négativement, le travailleur salarié est un « travailleur libre » au sens d’un individu dépourvu de toute solidarité communautaire ou collective tout comme de toute protection personnelle – ce n’est que le revers de son indépendance personnelle. En somme, c’est un individu qui ne peut compter que sur lui-même pour parvenir à vendre sa force de travail dans des conditions qui lui permettent de s’assurer ses moyens de consommation nécessaires ; qui plus est, un individu qui, en sa qualité de travailleur, va devoir affronter la concurrence de tous les autres travailleurs sur le marché du travail (au moins dans un premier temps). Car, de ce côté-là aussi, la solidarité fait défaut, tant du moins que l’organisation syndicale et, plus généralement, les organisations de classe que les travailleurs peuvent construire ne viennent pas limiter cette concurrence, sans jamais parvenir à la supprimer complètement.
En somme, ce « travailleur libre » qu’est le travailleur salarié est un individu privé, au double sens du propriétaire privé de sa propre personne (réduite ici à sa force de travail) et d’un individu isolé de tous les autres et opposé à tous les autres par la guerre de tous contre tous qu’est la concurrence, ainsi que par l’individualisme qu’elle développe chez tous. L’isolement concurrentiel des travailleurs salariés constitue en ce sens, pour chacun, un facteur supplémentaire de précarité. La « liberté du travail » est à ce prix…
Certains défenseurs du capitalisme, que ce dernier terme effraie, le définissent plus volontiers comme une « économie de marché » en parant ce dernier d’une rationalité autorégulatrice. Disons plus exactement qu’il s’agit d’une économie marchande généralisée au double sens où, d’une part, c’est une économie dans laquelle non seulement la plus grande partie du produit social (de l’ensemble de la richesse sociale) prend une forme marchande mais encore la plus grande part des conditions matérielles (moyens de production) et personnelles (forces de travail) prennent elles-mêmes la forme de marchandises ; d’autre part et surtout, c’est une économie entièrement soumise à un ensemble de marchés (marché des marchandises, marché du travail, marché du capital) à la fois différenciés, interconnectés et hiérarchisés.
Mais qu’est-ce qu’un marché ? C’est un système (une totalité, une unité résultant de l’organisation des interrelations entre un ensemble d’acteurs socio-économiques) qui présente un caractère double et contradictoire. D’une part, ces acteurs sont des acteurs privés (individuels ou collectifs) : des propriétaires privés (de marchandises, de forces de travail, de capitaux) qui agissent en fonction de leur seul intérêt privé, donc d’une manière totalement indépendante les uns des autres et indifférente les uns aux autres, sans aucune coordination a priori entre eux. Tandis que, d’autre part, leurs actions ne s’en déterminent pas moins réciproquement, par exemple par l’intermédiaire de la concurrence entre eux, par l’intermédiaire de l’action réciproque entre offre et demande, etc. Si bien que, formellement indépendants les uns des autres en tant que propriétaires privés et personnes privées, ces acteurs n’en sont pas moins réellement interdépendants les uns des autres : les résultats des actions de chacun dépendent de ceux de tous les autres et réciproquement.
La résultante de la conjonction de ces deux caractéristiques est que cette interdépendance prend une forme parfaitement aveugle, à la fois imprévisible et incontrôlable par les différents acteurs pris individuellement. Par exemple la forme d’un système de prix, d’un taux de profit moyen, d’un taux d’intérêt moyen ou d’un taux de rente moyen, dont la fixation et l’évolution échappent à tout le monde.
Ce n’est pas que ce système ne dispose pas de régulations internes. Au contraire, les marchés se régulent bien d’eux-mêmes sous l’effet de la concurrence qui se développe entre les différents acteurs économiques qui y interviennent. Et libéraux et néolibéraux n’ont cessé de vanter cette étonnante capacité des marchés de se réguler par eux-mêmes… en oubliant de souligner qu’il s’agit d’une régulation ex post et non pas d’une régulation ex ante : d’une régulation qui intervient après coup, une fois les décisions prises et les actions engagées par les acteurs individuels, comme résultante aveugle de ces décisions et de ces actions, et non pas comme leur résultat prévisible et contrôlé comme ce serait le cas si ces mêmes décisions et actions étaient coordonnées entre elles, par exemple dans le cadre d’une économie planifiée. Autrement dit, lorsque la division sociale du travail prend une forme marchande, sa résultante générale échappe nécessairement aux producteurs [5].
Pour s’en rendre compte, prenons l’exemple de l’activité d’un simple capitaliste. Avec son capital (son capital propre ou un capital de prêt), il acquiert des moyens de production et embauche des forces de travail, dans le but de produire des marchandises avec profit. Ces marchandises ne sont cependant vendables, autrement dit il ne va pouvoir réaliser leur valeur en récupérant son capital engrossé d’un profit, qu’à la condition que le travail (mort et vivant) qu’il a ainsi mis en valeur soit ce que Marx appelle du travail socialement nécessaire : un travail qui corresponde à un besoin social (qualitativement et quantitativement) et qui satisfasse au moins aux normes moyennes de durée, d’intensité, de productivité et de qualité en vigueur dans la branche de production qui est la sienne.
Savoir si c’est le cas ou non et dans quelle mesure, voilà ce qu’il ne pourra constater qu’une fois qu’il aura mis ses marchandises sur le marché. Seul le marché validera, en tout ou en partie, le travail qu’il aura dépensé comme un travail socialement nécessaire. Dans le cas contraire, le travail dépensé ne sera pas validé : tout se passe alors comme si le marché déclarait que ce travail a été dépensé inutilement d’un point de vue social. Et tant pis pour ceux qui l’ont fourni !
Autrement dit, dans cette économie marchande généralisée qu’est l’économie capitaliste, des forces productives (des moyens de production, des forces de travail) sont mises en œuvre alors même qu’on ne sait pas si et dans quelle mesure leur mise en œuvre est socialement nécessaire. C’est le marché, en tant que résultante aveugle et imprévisible de la somme des initiatives individuelles, qui en décidera en déclarant périodiquement non nécessaires des fractions plus ou moins importantes de ces forces productives, c’est-à-dire en les éliminant. Tel est le prix à payer pour que les marchés s’autorégulent… Et c’est cette forme de régulation, économiquement absurde et socialement sauvage, que libéraux et néolibéraux admirent comme l’indice de la rationalité du marché !
En conséquence, dans une telle économie, tout acteur, qu’il soit capitaliste ou simple salarié, est en permanence menacé d’être victime de cette résultante aveugle : d’être victime des effets globaux (en termes de croissance de l’offre ou de la demande, d’évolution des prix, de la productivité, des taux d’intérêt, etc.) d’un système qu’il aura contribué à engendrer mais qui risquent de se retourner contre lui précisément parce qu’ils sont imprévisibles et incontrôlables. C’est la faillite pour les uns, le licenciement pour les autres, la précarité pour tous. La rationalité du marché est à ce prix…
Le Manifeste du parti communiste contient un passage, au ton prophétique, mais au contenu analytique extrêmement dense et riche, qui est susceptible de nous éclairer sur une autre raison du caractère essentiellement précaire du rapport salarial.
« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. » [i]
Se trouve ici affirmé que, en tant que rapport social de production, le capital ne peut pas se reproduire à l’identique. Au contraire, il est contraint de bouleverser en permanence le procès de production, autrement dit les instruments de travail, les techniques productives, les formes d’organisation du travail (la division technique et sociale du travail), les qualifications professionnelles (les différents types de force de travail mis en œuvre), la formation générale et professionnelle de ces forces de travail, par conséquent les traditions professionnelles, etc. Autrement dit, la reproduction du capital en tant que rapport de production lie l’invariance structurelle du rapport à la modification en permanence des éléments et composants matériels, sociaux et intellectuels mis en rapport. Le changement des éléments constitutifs du rapport est la condition de la permanence du rapport lui-même.
Engels et Marx ne précisent pas ici les raisons de cette dialectique si particulière. Marx le fera ultérieurement dans Le Capital. Sont ici en jeu, d’une part, la concurrence intercapitaliste, dont l’enjeu est le partage entre l’ensemble des capitalistes de la plus-value globale (de l’ensemble du surtravail approprié par le capital social) ; d’autre part, plus généralement, la lutte des classes dans sa dimension économique : les affrontements économiques entre les classes sociales dont l’enjeu est l’appropriation de la richesse sociale produite. En particulier, les luttes menées par les travailleurs salariés pour limiter leur exploitation : pour réduire la durée et l’intensité de leur travail, pour accroître la valeur de leur force de travail (élargir et élever la norme sociale de consommation qui la régit) – à laquelle le capital ne peut réagir économiquement que par une course à l’augmentation de la productivité du travail, génératrice d’incessants changements dans le procès de production.
Par contre, Engels et Marx indiquent ici clairement un des effets de cette dialectique d’invariance et de changement qui nous intéresse directement. A savoir la précarisation généralisée des affaires humaines (des rapports sociaux, des pratiques, des institutions, des représentations sociales) : « Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. ». Autrement dit, cette dialectique d’invariance et de changement, qui est le mode particulier de reproduction du capital, est un facteur supplémentaire de précarité salariale : elle bouleverse en permanence les conditions d’emploi et de travail des salariés, comme plus largement la vie économique et sociale, en rendant par conséquent tout à fait incertain leur sort en tant que salariés. La flexibilité du capital est à ce prix…
L’histoire économique des deux derniers siècles a amplement montré que la reproduction du capital n’est pas non plus un processus continu et régulier. C’est au contraire un processus discontinu et chaotique en ce sens qu’il fait alterner les phases de croissance, d’emballement, de surchauffe (boom), de récession et de dépression. Autrement dit, l’économie capitaliste connaît périodiquement des crises plus ou moins importantes (par leur étendue, leur durée ou leur intensité).
Dans Le Capital, Marx a montré que ces crises sont nécessaires à la reproduction du capital, en un double sens. D’une part, elles sont inévitables. Elle sont l’expression aiguë d’une contradiction inhérente au capital comme rapport de production : contradiction entre sa forme (marchande) et son contenu (le travail social). Contradiction qui aboutit à ce que, périodiquement, trop de travail social est mis en œuvre par rapport à ce qui peut en être consommé (déclaré socialement utile) sous forme marchande dans le cadre des rapports marchands qui régulent l’usage du produit social. Ce qui donne d’ailleurs son tour si singulier, si paradoxal, aux crises capitalistes qui sont fondamentalement des crises de surproduction. Surproduction de capital-marchandise par rapport à ce que les marchés peuvent en absorber : trop de marchandises sur le marché, engorgement des marchés, mévente. Surproduction de capital productif : trop de moyens de production en fonction sous forme de capital par rapport à la plus-value formée ; d’où baisse tendancielle du taux de profit. Surproduction de capital-argent : trop de capital potentiel en attente d’un usage productif (en attente de valorisation) et qui se détourne vers l’économie fictive (l’économie financière) faute de parvenir à se valoriser dans l’économie réelle.
D’autre part, ces crises sont salutaires pour le capital. En détruisant une partie du capital en fonction, en purgeant en quelque sorte le capital de ses propres excès, mais en l’obligeant aussi à faire peau neuve (à inventer des nouveaux produits, de nouveaux procédés de production, de nouvelles formes d’organisation du travail), mais aussi en permettant d’aggraver l’exploitation (par la baisse des salaires réels, par l’augmentation de la durée et de l’intensité du travail, etc.), les crises rétablissent les conditions d’un redémarrage de la reproduction du capital [6].
Le peu qui vient d’être dit des crises capitalistes montre bien combien elles sont facteurs de développement du chômage et d’aggravation de la précarité salariale, avec leur lot de pauvreté et de misère. Le salut du capital est à ce prix…
Deux conclusions très nettes se dégagent des précédents éléments d’analyse. D’une part, chômage, précarité salariale et exclusion ne sont pas des réalités conjoncturelles au sein du capitalisme. Ces phénomènes socio-économiques sont structurellement liés au rapport salarial, lequel n’est lui-même que le verso de ce rapport de production aujourd’hui dominant qu’est le capital. D’autre part, ils ne sont pas davantage des phénomènes marginaux, périphériques ou inessentiels au sein du capitalisme. Au contraire, ils se situent au cœur de ce dernier, précisément dans la mesure où ils ne font que décliner cette dimension fondamentale du rapport salarial qu’est l’expropriation des producteurs.
Pour autant, cela ne signifie pas que la précarité salariale prenne, pour Marx, partout et toujours le même visage. Au contraire, selon les périodes historiques et les branches de la division sociale et spatiale du travail, sa fréquence et sa physionomie varieront beaucoup. Ainsi, dans son analyse de la surpopulation relative, Marx distingue-t-il tout un dégradé de positions (la surpopulation flottante, la surpopulation latente, la surpopulation stagnante, le paupérisme), allant de la moindre à la pire précarité, de l’oscillation entre emploi et chômage où le premier l’emporte chroniquement sur le second jusqu’à l’exclusion définitive et irrémédiable à l’égard de toute possibilité d’emploi salarié [7]. Sous ce rapport aussi, il n’y a rien de neuf sous le soleil du capital.
Reste une ultime question. A quoi tient alors l’apparence de nouveauté de ces phénomènes aujourd’hui ? Apparence qui se trouve à fois relayée et confortée par les représentations vulgaires et savantes dont je suis parti. Deux éléments de réponse peuvent être évoqués ici.
En premier lieu, les transformations du rapport salarial survenues depuis l’ouverture de la présente crise structurelle de l’économie capitaliste au milieu des années 1970 [8]. Dans l’ensemble des Etats capitalistes développés, entre les années 1920 et les années 1950, on a assisté à la mise en place d’une configuration particulière du rapport salarial couramment dénommée fordiste caractérisée tout à la fois par :
A l’inverse, dans l’ensemble de ces mêmes Etats, à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, dans un contexte de crise structurelle persistante de l’économie capitaliste sur le plan mondial, le rapport salarial fordiste est systématiquement remis en cause à travers quatre facteurs que je ne peux ici que mentionner et dont chacun demanderait de longs développements pour être parfaitement explicité :
La résultante générale en aura été la montée du chômage, le développement de la précarité salariale, l’aggravation des inégalités, la réapparition de l’exclusion comme phénomène de masses. En somme, le salariat a renoué avec des formes séculaires antérieures, auxquelles seule leur éclipse durant la période des « trente glorieuses » vaut aujourd’hui de se parer d’une apparence de nouveautés.
A ce premier facteur, d’ordre sociopolitique, s’en ajoute un second d’ordre proprement idéologique, qui explique pourquoi cette apparence peut en duper certains. En liaison avec la crise du mouvement ouvrier que je viens d’évoquer, on a assisté au cours de cette même période à une entreprise méthodique visant à jeter le discrédit sur l’œuvre de Marx et plus largement le marxisme. Les représentations, vulgaires et savantes, dont je suis parti au début de mon intervention, procèdent, à titre de causes autant que d’effets, de ce discrédit. Or, si elle n’est pas suffisante à la compréhension critique du monde contemporain, l’œuvre de Marx reste en tout cas absolument nécessaire à cette dernière, en tant qu’elle continue à rendre intelligibles quelques-uns des rapports sociaux fondamentaux qui structurent les sociétés contemporaines. C’était l’un des enjeux des pages précédentes que d’en fournir une illustration. En l’occurrence, qui a tenté de continuer à comprendre le monde contemporain à partir de Marx n’a pas risqué de prendre de simples transformations (changements de forme) de ces rapports structurels du capitalisme pour l’émergence d’un monde nouveau. Qui l’a récusé en aura été au contraire le dupe.
● Bihr Alain, Du ‘Grand Soir’ à ‘l’alternative’. Le mouvement ouvrier européen en crise, Paris, Editions Ouvrières (Editions de l’Atelier), 1991 ; La reproduction du capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, Lausanne, Page deux, 2001.
● Castel Robert, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 ; L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Le Seuil, 2003.
● Centre d’études des revenus et des coûts (CERC), « Précarité et risque d’exclusion en France », Documents du CERC, n°109, Paris, La Documentation Française, 1993.
● Goguel d’Allondans lban, L’Exclusion sociale : les métamorphoses d’un concept 1960-2000, L’Harmattan, Paris, coll. « Economie et innovation », 2003
● Guillou Jacques, Figures de l’exclusion, Paris, L’Harmattan, 2004.
● Husson Michel, Travail flexible, salariés jetables. Fausses questions et vrais enjeux de la lutte contre le chômage, Paris, La Découverte, 2006.
● Paugam Serge (sld), L’exclusion : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996 ; La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.
[1] « Précarité et risque d’exclusion en France », Documents du CERC, n°109, La Documentation Française, 1993.
[2] La Découverte, 1996.
[3] Cf. notamment François Dubet, La galère, jeunes en sursis, Le Seuil, 1987 ; ou encore François Dubet et Didier Lapeyronnie., Les Quartiers d’exil, Paris, Seuil, 1992.
[4] Fayard, 1995.
[5] C’est là un aspect de cette division, qu’il appelle pour sa part « organique » qui a largement échappé à l’analyse que lui a consacrée Durkheim dans La division du travail social.
[i] Le Manifeste du Parti communiste in Karl Marx et Friedrich Engels, Oeuvres choisies en deux volumes, Editions du Progrès, Moscou, tome 1, page 25.
[6] Pour une analyse plus détaillée des crises capitalistes, je renvoie à mon ouvrage La reproduction du capital, Lausanne, Page deux, 2001, chapitre XVIII.
[7] Cf. Le Capital, Livre I, chapitre XXV, Editions Sociales, tome III, Paris, 1950.
[8] Je reprends ici des éléments d’analyse que j’ai eu l’occasion de développer amplement dans Du Grand Soir à l’alternative, Paris, Editions Ouvrières (Editions de l’Atelier), 1991.
Bihr Alain, « La précarité gît au cœur du rapport salarial. Une perspective marxiste », dans revue ¿ Interrogations ?, N°4. Formes et figures de la précarité, juin 2007 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Resume,323 (Consulté le 21 décembre 2024).