La bonne gouvernance relève d’une régulation néo-libérale. Elle contribue notamment au passage d’une négociation intégrant les conflits politiques, à une fausse neutralité de la normalisation technique, au développement d’une régulation déléguée aux intérêts particuliers des entreprises transnationales au détriment d’une démocratie publique représentative. La création du Global Compact sous la pression des lobbies économiques illustre sa mise en œuvre en fragilisant le droit du travail. Le développement de cette « bonne gouvernance » conduit finalement à un affaiblissement de la régulation sociale internationale et donc à un accroissement de la précarité des travailleurs dans le monde.
Mots-clés : Bonne Gouvernance, entreprises transnationales, lobbies économiques, Global Compact, ONU, régulation sociale internationale, précarité.
The good governance concerns a neo-liberal regulation. It contributes in particular in the passing of a negotiation integrating the political conflicts ; with a false neutrality of technical standardization ; with the development of a regulation delegated to the particular interests of the transnational corporations, to the detriment of a representative public democracy. The creation of Global Compact under the pressure of the economic lobbies illustrates this implementation by weakening the law the labour. The development of this ’good governance’ leads finally to a weakening of the international social regulation and thus to an increase in the precariousness of the workers in the world.
Keywords : Good governance, transnational corporations, economic lobbies, Global Compact, UNO, international social regulation, precariousness.
La filiale d’une entreprise transnationale est en principe assujettie aux règles de son pays d’implantation. Par contre au plan international, cette dernière ne peut être pénalisée par une organisation internationale publique, si elle enfreint les droits sociaux et humains notamment. Il s’agit d’un vide juridique du droit international, qui n’est toujours pas comblé. De même les clauses sociales n’ont jamais réussi à être mises en oeuvre par les organisations internationales, dans le cadre des relations commerciales internationales. Cela conduit à une « situation d’anomie aiguë, qui gagne l’ensemble du corps social » [1] observe Bertrand Badie.
Or une déclaration, relative aux principes et droits fondamentaux de l’OIT du 17 juin 1998, a été adoptée, à l’occasion de la Conférence Internationale du Travail. Depuis cette déclaration, parmi les différentes normes de l’OIT quatre sont considérées comme les plus fondamentales [2]. Cependant, cela n’a pas permis pour autant de les faire appliquer partout dans le monde. Cette carence de mise en oeuvre des normes sociales renforce la précarité des travailleurs dans les pays industrialisés et plus encore dans les pays en développement. Cette précarité prend notamment la forme de mauvaises conditions de travail, du développement de travailleurs pauvres et de contrats de travail ne favorisant pas la stabilité de l’emploi.
La création du Global Compact par l’ONU vise officiellement à répondre à cette carence grâce à la promotion d’une approche éthique de la régulation des normes sociales, environnementales, anti-corruption et de défense des droits de l’homme. Cet instrument représente un des instruments politiques et juridiques, symbolisant cette nouvelle forme de la régulation internationale : la « bonne gouvernance ».
Mais cette dernière et le Global Compact favorisent-t-ils ou non la mise en oeuvre de ces droits ? Le Global Compact serait-il finalement un des nouveaux instruments de la gouvernance néo-libérale, conduisant à masquer les intérêts des classes dominantes et à restreindre les interventions de l’Etat ?
Nous faisons l’hypothèse que le modèle de la « bonne gouvernance » privatise le processus de régulation démocratique, en ce qui concerne la production des normes sociales. Nous définirons la régulation démocratique comme le droit ou/et le pouvoir de participation des acteurs et des institutions légitimes à la décision de créer ou à la décision d’appliquer des règles, des normes ou des principes dont « l’action subit les pressions et les contraintes des structures historiques, mais qui ne sont pas déterminés mécaniquement. » [3]. On constate, que la « bonne gouvernance » relève d’une privatisation de la production du droit, son accaparement par des lobbies financiers et industriels. Ce qui conduit finalement à un recul de ces droits au plan juridique et politique.
Tout d’abord nous examinerons en quoi la « bonne gouvernance » contribue à une privatisation de la démocratie sociale et à une flexibilisation du droit du travail notamment. Puis à travers la mise en oeuvre du Global Compact, nous verrons comment s’exerce le lobbying des entreprises transnationales (ETN) pour que l’ONU l’adopte. Enfin nous étudierons les problèmes de régulation des normes sociales, que cela engendre : développement de la précarité du travail, partenariats privés engendrant une perte d’indépendance des pouvoirs publics chargés de réguler le travail, absence de régulation contraignante des normes sociales…
En les classant par ordre chronologique d’apparition du concept de gouvernance, on relève la gouvernance d’entreprise, locale ou urbaine (années 1990), ’bonne’ [4], globale [5] ou mondiale et européenne [6].
Parmi les nombreuses dimensions de la gouvernance, en voici les principales en ce qui concerne le plan théorique [7] : « gouverner sans gouvernement » [8], introduction d’autres formes d’autorité que l’autorité étatique [9], coopération entre acteurs de diverses natures (publics et privés) [10], polycentrisme multiniveaux (vertical), topographique (horizontal) et régulation procédurale des décisions et de leur élaboration [11], décentralisation [12].
En ce qui concerne les dimensions plus normatives, les plus importantes sont : « la responsabilité des dirigeants politiques » devant le peuple grâce à des règles appropriées ; « transparence » ; « légitimité des dirigeants par l’élection » [13] démocratique ; « bonne gestion des affaires publiques » [14]. « Bonne gestion » signifiant en particulier une politique économique qui appliquera les principes du « consensus de Washington » [15], creuset du néo-libéralisme économique.
Dans la mesure où, au sein de la Banque Mondiale, l’idéologie néo-libérale est hégémonique, c’est donc dans le cadre de cette politique qu’elle entend exercer ce qu’elle nomme une « bonne gouvernance ». La « bonne gouvernance », pour la Banque Mondiale, est aussi synonyme de « bonne gestion du développement » [16]. Marie Claude Smouts la qualifie « d’outil idéologique pour une politique de l’État minimum » [17], mais néanmoins puissant, qui applique les principes du consensus de Washington. Cependant, si cette politique se limite aux fonctions régaliennes, cela ne signifie pas un État faible. Il s’agit en réalité d’un « État gendarme » visant théoriquement à faire respecter les règles d’un marché concurrentiel et les libertés individuelles.
Derrière la politique de « bonne gouvernance », la Banque Mondiale cherche aussi à contraindre les pays à bas salaires à mener une bonne gestion, c’est-à-dire à appliquer les plans d’ajustements structurels, basés sur une politique économique néo-libérale. Les plans d’ajustements structurels sont présentés par la Banque Mondiale comme des solutions relevant de la technique économique ; or celles-ci relèvent d’une politique néo-libérale. On passe ainsi d’une vision politique à une approche pseudo-technocratique des réformes.
Dans la gouvernance la normalisation technique se substitue au politique. En effet, la gouvernance globale s’est développée à partir de la gouvernance d’entreprise [18]. Dans la gouvernance on observe « une normalisation technique envahissante » [19] qui tente d’évacuer la dimension politique sous le discours de la neutralité, en se cachant dernière le langage de la gouvernance des entreprises. La gouvernance conduit à substituer les normes juridiques (décidées par les pouvoirs publics représentant le peuple) par des normes techniques (créées par des intérêts privés) : codes de conduite, labels, normes comptables privées, normes ISO, etc.
De même les dirigeants de la Commission Européenne, qui défendent la gouvernance néo-libérale, préfèrent les partenariats avec la société civile (associations professionnelles et non lucratives) et le marché [20] plutôt que l’usage de la souveraineté du peuple [21].
« Dans la conception de la gouvernance, l’Etat n’exprime lui-même aucun intérêt général et doit se borner à arbitrer entre des intérêts particuliers » [22]. En effet l’arbitrage exercé par les pouvoirs publics se révèle partisan, s’il sert les intérêts des groupes dominants et des acteurs économiques privés, au détriment de ceux des classes populaires ou des classes les plus défavorisées. La légitimité des pouvoirs publics émane du peuple ; une décision ou une norme à caractère publique n’est pleinement légitime, que quand elle est adoptée par des organes qui expriment la souveraineté populaire, tel le parlement. Tandis qu’une partie du code du travail est en partie votée par ce dernier, les codes de conduite liées aux conditions de travail ou les normes ISO sont souvent créées par des entreprises privés.
Au cours du Forum Mondial de l’Economie de Davos, le 31 Janvier 1999, Kofi Annan, le Secrétaire Général des Nations Unies, a proposé au monde des affaires, de mettre en oeuvre le Global Compact (le pacte global). Il « a demandé aux entreprises du secteur privé d’adhérer à dix principes et de les traduire dans leur pratique » [23].
Une réunion s’est tenue ensuite, en juillet 2000, aux Nations Unies, à New York, au cours de laquelle une cinquantaine de dirigeants d’ETN se sont publiquement engagés à soutenir ce nouvel instrument [24].
Le Global Compact concernait, en mars 2003, une trentaine de pays et environ 700 entreprises [25]. En 2004, plus de 1400 entreprises y avaient adhéré. Car pour devenir membre du Global Compact, il suffit que le Directeur Général de l’entreprise envoie une déclaration d’intention au bureau du Global Compact à New York, que l’entreprise affiche ses résultats sur le site Internet de l’ONU et que ses rapports annuels incorporent un résumé des progrès dans les domaines des dix principes. Ces derniers sont destinés à « protéger les droits de l’homme, des travailleurs et de l’environnement des excès de l’économie et des pratiques des entreprises » [26].
Deux principes concernent les droits de l’homme, quatre sont destinés aux droits des travailleurs, trois principes concernent l’environnement et le dixième porte sur la lutte contre la corruption [27].
Selon les Nations unies, le Global Compact « n’est pas un code de conduite, mais un ordre de référence et de dialogue, destiné à faciliter la convergence, entre les pratiques du secteur privé et les valeurs universelles » qui sont promues par l’ONU. Pourtant à l’instar de nombreux codes de conduite d’ETN, le Global Compact est composé d’engagements volontaires non contraignants, il est rédigé de manière vague, sans référence aux conventions de l’OIT et il ne dispose pas de système de vérification. L’ONU affirme que les principes du Global Compact ne seront pas imposés par la contrainte. L’association Corpwatch précise que c’était d’ailleurs une des conditions requises par les ETN, pour qu’elles adhérent au Global Compact [28]. Néanmoins, nous pouvons observer que le secrétaire général des Nations Unies fait appel aussi aux gouvernements et non pas seulement aux entreprises, pour appliquer ces 10 principes : « Les gouvernements ont la responsabilité de mettre en oeuvre les principes universels contenus dans l e Compact » [29].
Le cas de l’ETN Nestlé est emblématique du long développement des codes de conduite et de leur aboutissement, le Global Compact. En 1970, suite à une longue campagne contre Nestlé « Nestlé tue les bébés », l’ONG suisse qui porte le nom, « La déclaration de Berne » (membre de la Clean Clothes Campaign Suisse) parvient à faire adopter un code de conduite à l’entreprise transnationale Nestlé. Dans ce dernier, elle s’engage à modifier ses pratiques, vis-à-vis des nouveau-nés, dans les pays du tiers-monde.
Quant à C&A, même après l’adoption de son code de conduite en 1996, de nombreuses autres infractions aux normes fondamentales du travail, ont été relevées par l’association hollandaise Somo. Ce fut par exemple le cas au Zimbabwe, chez un des sous-traitants nommé Winfield Barlana en 1996 [30]. Plusieurs sous-traitants de C&A ont aussi été épinglés à plusieurs reprises, en 1999, en Indonésie, selon l’ONG Transnational : les salariés travaillaient entre soixante-quatorze et quatre-vingts heures par semaine chez le sous-traitant Kolon Langgeng. De plus le droit syndical et d’association, l’interdiction du travail forcé et la discrimination au travail n’étaient pas respectées chez Kaoindah Citragarment et Kolon Langgeng factories [31].
L’ETN Nestlé dispose de son propre code de conduite et son ex-PDG, Helmut Maucher, est un des principaux initiateurs du Global Compact. Cependant Nestlé viole le code de conduite international sur les substituts au lait maternel. En 1998 elle a fait pression sur la direction de Tadaram, un sous-traitant thaïlandais, pour obtenir le licenciement de treize ouvriers ayant créé un syndicat dans l’usine et donc pour supprimer le syndicat. En 2001 les usines Nestlé emploient des prisonniers qui travaillent douze heures par jour, sept jours sur sept et subissent des décharges électriques causées par des machines insuffisamment sécurisées. En Colombie, en 2002, treize syndicalistes sont licenciés dans l’entreprise Tandaram. Or le syndicat des employés de Tandaram accuse Nestlé d’être complice de la disparition de sept autres syndicalistes [32].
On observe donc que très souvent les codes de conduite ne sont pas appliqués, contrairement au discours affiché par les ETN. Ce qui vient confirmer notre idée selon laquelle la mise en oeuvre des codes de conduite liée aux normes fondamentales du travail reste peu probante lorsque la régulation par la vérification et la sanction est exercée par les seuls acteurs privés.
Les codes de conduite élaborés par les ONG et les entreprises transnationales, sont une tentative pour produire des normes nouvelles hors des instances classiques de production de normes, où leur pouvoir est restreint ou inexistant.
Le collectif français de l’Ethique sur l’Etiquette (ESE), composé d’associations et de syndicats a ainsi crée son propre code de conduite. Le pouvoir de produire la norme permet de modifier la répartition des forces entre acteurs concernant la vérification et la sanction. La production d’un référentiel qui deviendrait donc un standard international se révèle donc déterminante. Un référentiel est une forme de méthodologie et de cahier des charges nécessaire à la vérification des conditions de travail. En effet la production d’une norme conditionne en partie la nature des vérificateurs (société d’audit privé, inspecteurs publics, ONG, syndicats) des conditions de travail. Les acteurs qui parviendront à généraliser leur propre norme en matière sociale, influent non seulement sur son contenu, mais sur les moyens de les contrôler. En matière de normes, imposer un code de conduite dans lequel certaines conventions de l’OIT ne sont pas présentes comme le salaire minimum ou la limitation du temps travail, aura des conséquences importantes pour les salariés. Il en va de même concernant les codes de conduite créés par les entreprises, qui ne comportent souvent aucune des conventions de l’OIT, ou qui ne font pas référence au droit du travail existant dans le pays. Pour cette raison on assiste à une concurrence entre ces différents acteurs pour formuler des “normes sociales” qui deviendraient des standards internationaux (Global Compact, norme SA 8000, norme européenne et norme ISO relative à l’hygiène et la sécurité, label Max Havelaar, label Rugmark…).
Concernant la vérification des codes de conduite les actions de la CCC européenne ont pris au début la forme de contrôles inopinés chez des sous-traitants des ETN tels Nike ou C&A. Les informations ainsi recueillies permettent d’exercer des pressions sur celles-ci à travers des menaces de boycotts ou des campagnes d’opinion. Si la participation des acteurs privés à la production des normes est bénéfique pour sa démocratisation, une privatisation complète serait nuisible. En effet seul les pouvoirs publics disposent de la légitimité élective et d’une complète indépendance économique. On comprend l’utilité du contrôle citoyen à l’égard des inspecteurs du travail, des Etats et des ETN qui ne font pas respecter suffisamment les conditions de travail dans les PED notamment. Mais cela comporte aussi le risque de laisser aux seuls acteurs économiques privés (les sociétés d’audit) la charge de la vérification, voire de la sanction. La création d’organisations privées de vérification et d’incitation (SA 8000, système ISO…) risque d’entraîner une privatisation de l’inspection du travail. En effet, les sociétés d’audit sont financées directement par les entreprises pour les auditer, ce qui limite considérablement leur indépendance et donc l’objectivité de leur jugement. Cela est apparu clairement depuis le scandale de l’affaire Enron dont la société d’audit privé Arthur Andersen était complice.
Deux hypothèses sont envisageables pour expliquer la stratégie de lancement du Global Compact par l’ONU et donc de l’autorégulation privée. La première serait que l’ONU estime que les organismes d’audit privés seront, à terme, en capacité d’assurer un contrôle (vérification et sanction) efficace et fiable. Alors, dans ce cas, l’initiative du Global Compact manifeste une volonté sincère de favoriser un développement de la régulation autonome privée. Cette politique de nature néo-libérale se décline sous de multiples formes. Par exemple, le « partenariat » avec les ETN se développe aussi dans le secteur de l’environnement, comme on a pu l’observer au sommet de Johannesburg, sur le développement durable, en 2002. Le choix consiste à déléguer, aux acteurs économiques privés, certaines des fonctions traditionnellement dévolues aux services publics (service des eaux, retraitement des déchets, production énergétique, etc.). D’une part, cela représente une orientation de politique économique très spécifique. Mais d’autre part, cela transforme la nature même des organisations internationales publiques qui deviennent des partenaires des entreprises privées, plutôt que des autorités de régulation au service du peuple et de l’intérêt général.
En effet, même si elles n’appliquent pas le Global Compact, les entreprises disposent du droit de placer le logo de l’ONU, sur leurs documents publicitaires. D’après Joshua Karliner et Kenny Bruno [33] qui travaillent pour le Transnational Ressource & Action Center, à San Francisco : « Le Global Compact permet en fait à des sociétés connues [34] pour leurs violations des droits humains et de l’environnement, de « bleuir » leur image, en se drapant dans la bannière des Nations Unies ». C’est un « blue wash » à peu de frais, car rien ne les empêchera de continuer à produire sans améliorer leur pratique, dans la mesure où il n’existe pas de système de contrôle. C’est pourquoi ces ONG estiment que soutenir ainsi certaines ETN peut se révéler nuisible pour l’image, la crédibilité et même la légitimité de l’ONU. Les Nations Unies ont autorisé les ETN Nike et Shell notamment, à adhérer au Global Compact, alors qu’elles enfreignent régulièrement leurs propres codes de conduite et les normes sociales et environnementales.
La deuxième hypothèse consiste à penser que l’ONU entreprend une stratégie des petits pas avec le Global Compact. C’est-à-dire qu’elle introduit progressivement l’idée qu’une régulation des ETN s’avère nécessaire par les organisations internationales publiques. Actuellement, elle se limite à l’incitation faible mais, à moyen terme, elle pourrait changer de nature et se fonder sur la sanction (clause sociale ciblée) ou l’incitation forte (système de préférence généralisé : SPG) par les organisations internationales publiques. Le SPG consiste à abaisser les droits de douanes pour les PED respectant les normes fondamentales du travail. Cela permet de relever les salaires et les conditions de travail et de limiter les délocalisations en Europe et dans le monde. Des SPG fonctionnent actuellement dans le cadre de l’Union Européenne et aux Etats-Unis, mais de manière faiblement incitative. Or un SPG suffisamment incitatif économiquement peut probablement s’avérer très efficace, comme c’est le cas entre le Vietnam et les Etats-Unis.
Les deux premières hypothèses favorisent le développement d’une régulation des normes fondamentales du travail par les acteurs privés. Or, ceux-ci ne disposent pas de la légitimité et des capacités suffisantes, pour y parvenir véritablement. Par conséquent, dans ce contexte, le développement des codes de conduite à une échelle internationale paraît néfaste pour les travailleurs.
Le Global Compact est le résultat de plusieurs rencontres initiées depuis février 1998, entre Kofi Annan, la Chambre de commerce internationale (CCI) (associée de Coca Cola et Unilever), et des lobbies industriels très puissants : l’European Round Table (ERT) et le Geneva Business Dialogue [35], deux associations réunissant des représentants d’entreprises transnationales.
Parmi les dirigeants présent à ces rencontres, figure Helmut Maucher président de la CCI (en 1998), membre de l’ERT, PDG de Nestlé. Or, cette ETN est accusée de nombreuses infractions contre les normes fondamentales du travail qu’elle prétend défendre, notamment chez Tandaram, un de ses sous-traitants [36].
Selon George Kell, le chef exécutif du Global Compact, ce dernier participe au développement d’une autorégulation fondée sur « l’apprentissage et le dialogue » plutôt que la contrainte [37]. Ainsi, « le dialogue » devrait se substituer à la régulation par contrainte exercée par les pouvoirs publics, en matière de normes sociales et environnementales.
La rencontre de février 1998, sur « le dialogue sur les affaires de Genève » a donc été suivie d’une seconde, en septembre 1998. Ainsi, après plusieurs rencontres, durant l’année 1998, avec les dirigeants de l’ONU, c’est à Davos en 1999, que fut annoncé le lancement du Global Compact, ce qui s’avère un signe fortement symbolique politiquement.
Klaus Schwab, président et fondateur du Forum économique mondial de Davos, en 1999, affirme que le forum « a peut-être été une sorte de moment-clé pour la réintroduction de la notion de responsabilité sociale des entreprises, dans le secteur industriel » [38]. Le lancement du Global Compact a ainsi permis de lancer l’idée d’une autorégulation néo-libérale des entreprises, qui pouvait laisser penser à l’opinion publique peu informée, qu’il s’agissait au contraire de renforcer à terme la régulation publique et contraignante.
Ainsi, le Global Compact représente un des premiers pas de la conquête de l’ONU par le monde des affaires. En 1998 et en 1999, suite au changement d’attitude de l’ONU vis à vis des ETN, la CCI défendit en retour la reprise du financement de l’ONU, devant les dirigeants du G8 [39].
Parallèlement à ces réunions, les dirigeants de la CCI, tel Maucher, ceux de l’ERT, et des ETN telles Nestlé, Shell ou Unilever participent régulièrement aux rencontres de Davos et du groupe Bilderberg [40]. C’est dans ces lieux où se forgent les idées néo-libérales au plan mondial que ces derniers se réunissent tous les ans.
le groupe Bilderberg fut créé en 1954, grâce à un cofinancement de Unilever et de la CIA. Selon le politologue Stephen Gill, il a pour but « d’encourager des discussions ouvertes et confidentielles (…) entre les nations de l’axe atlantique » [41] en particulier les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest. Selon un ancien délégué du groupe, le consensus élaboré au sein de ce forum sert de base à l’évolution des politiques internationales. Bilderberg « compose la toile de fond des politiques qui sont mises en place par la suite. Ainsi, le Forum économique mondial à Davos en février, les rencontres Bilderberg et du G8 en avril-mai et la conférence annuelle du FMI et de la Banque Mondiale en septembre. Une sorte de consensus international émerge (…). Ce consensus devient la toile de fond des communiqués du G8 ; il inspire le FMI lorsqu’il impose le programme de réajustement à l’Indonésie, et la politique que le Président américain propose au congrès. » [42].
David Rockefeller fut le fondateur du Bilderberg, puis de la Commission Trilatérale. « Ces deux lobbies sont les véritables architectes de la mondialisation néo-libérale » selon M. R. Jennar [43]. D. Rockefeller a déclaré à Newsweek International : « quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semblent l’entité adéquate pour le faire » [44]. « Ce même personnage avait déclaré huit ans plus tôt devant la Commission Trilatérale : la souveraineté supranationale d’une élite intellectuelle et de banquiers est préférable au principe d’autodétermination des peuples » [45]. En effet, ces derniers sont considérés par certaines élites, tels les certains experts de la gouvernance européenne, comme « ignorants, émotifs et versatiles » [46], comme nous le rapporte Hermet. C’est donc pour leur éviter de commettre des erreurs nuisant à l’intérêt du peuple lui même, que les élites proposent d’ériger la gouvernance, par les seuls experts et les élites économiques et politiques.
Romano Prodi figure notamment parmi ces élites. En 2006, il dirige l’Italie. Or il a été auparavant membre du comité de direction du groupe Bilderberg. Avec Pascal Lamy, actuel directeur de l’OMC et autrefois représentant de l’UE à l’OMC, ils ont à participer aux réunions du groupe Bilderberg en 2001 et 2003. Tous les ans, les représentants de BP, Exxon, Shell, Unilever se rendent à la réunion annuelle du groupe Bilderberg [47]. En 1997, son comité de direction était notamment composé de Peter Sutherland (ex-directeur du Gatt), du PDG de BP, d’Henry Kissinger, de James Wolfensohn (ex-directeur de la Banque Mondiale), d’Etienne Davigon etc. Ce dernier illustre l’omniprésence de ces réseaux privés et de ces élites non élues dans l’élaboration des politiques internationales par les pouvoirs publics. Il présidait le Groupe Bilderberg en 1999 et était membre du comité directeur en 1997 [48]. Il a été membre de l’ERT (European Roundtable) et commissaire européen à l’Industrie de 1977 à 1994 [49].
En 2004, l’entreprise British Petroleum (BP) était membre du Global Compact, tandis que le vice-président des relations extérieures de BP avait en charge la coordination du lobbying de la CCI. « Selon Shell, les normes juridiques et contraignantes, sapent les engagements volontaires des entreprises, tel que le Global Compact de l’ONU » rapporte le quotidien suisse Le Courrier (15/08/2004). Les représentants de la CCI affirment de plus, que si les normes de l’OIT sont « mises en application, elles affaibliront les droits humains, le secteur des affaires de la société et le droit au développement » [50].
Helmut Maucher affirmait que « les gouvernements doivent comprendre que le monde des affaires n’est pas juste un groupe de pression, mais une ressource qui souhaite les aider à établir les bonnes règles. La CCI (…) est le partenaire évident pour créer ce partenariat » [51]. Cette approche s’inscrit donc dans une des figures de la gouvernance néo-libérale qui vise à passer d’un lobbying agressif de la part des entreprises, à des partenariats plus consensuels et finalement plus efficaces pour satisfaire les intérêts des entreprises.
Cependant, Kofi Annan affirme que l’ONU aspire à un partenariat avec les entreprises. Mais cela suppose un échange de service réciproque. Pourtant, est-ce le rôle des Nations Unis d’être partenaire ? Cela supposerait de se positionner dans une relation relativement égalitaire. Or, l’ONU dispose potentiellement de la capacité d’exercer une régulation contraignante vis-à-vis des ETN. Cependant, les Etats membres de l’ONU choisissent de ne pas en user. Paradoxalement, à l’échelon national, une majorité des Etats membres de l’ONU sanctionne les infractions au droit du travail. Faut-il comprendre que certains d’entre eux envisagent, à terme, de changer de politique en matière de droit du travail ?
La « bonne gouvernance », qui recouvre une idéologie néo-libérale, prend une part croissante au sein d’autres organisations internationales publiques comme l’OMC ou l’Union Européenne. Il est probable que le Global Compact reflète une mutation idéologique au niveau des instances dirigeantes de l’ONU. Cette régulation néo-libérale, qui renforce la précarité des travailleurs dans le monde, ne se limite pas aux Nations Unies mais elle concerne aussi la Banque Mondiale, ainsi que d’autres organisations, telles le FMI, l’OMC, l’Union Européenne, etc.
Ainsi dans les prises de décision des pouvoirs publics nationaux et internationaux, l’influence et les idées des lobbies prennent le pas sur le jugement des représentants du peuple, le partenariat avec les entreprises privées remplace la régulation fondée sur le principe de l’intérêt général, la flexibilité fondée sur des normes techniques, relevant de la soft law, se substitue à la création de normes juridiques contraignantes.
Un développement possible de la régulation du travail peut donc s’orienter vers une privatisation complète. Les acteurs privés (sociétés d’audit et dans une moindre mesure des acteurs sociaux) seraient alors chargés de créer les normes, de les vérifier et de les sanctionner. Dans cette perspective le Global Compact qui s’apparente à un code de conduite, reste très vague. Il ne propose aucun système de vérification ou de sanction. Seul l’incitation de l’opinion publique est mise en jeu. Or ce type de dispositif risque surtout de venir renforcer encore la précarité des travailleurs.
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[1] B. Badie, Le retournement du monde, sociologie de la scène internationale, Presses de la FNSP, 1995, p. 124.
[2] Il s’agit de quatre droits réunissant chacun plusieurs conventions, 1) la liberté syndicale, la protection du droit syndical (convention 87 (C 87)) et le droit de négociation collective (C 98), 2) l’interdiction du travail des enfants (C 138 et C182), 3) la C 29 sur le travail forcé, (1930), (C 105) (1957), 4) la C 100 portant sur l’égalité de rémunération, (1951) et la C 111 concernant la discrimination à emploi et profession (1958).
[3] R. Cox, Production, Power and World Order, Columbia University Press, 1987.
[4] World Bank, L’Afrique Subsaharienne ; de la crise à une croissance durable, Washington, 1989.
[5] J.N Rosenau, E.O Czempiel, Governance Without Government : Order and Change in World Politics, Cambridge UP, 1992.
[6] Commission des Communautés Européennes (CEE), Livre blanc, La gouvernance européenne, Bruxelles, COM (2000) 366 final, 2001.
[7] Nous mêlons sciemment des analyses de théoriciens et des prescriptions normatives d’administrateurs, car les uns interagissent avec les autres.
[8] J.N. Rosenau, op. cit.
[9] S. Strange, The diffusion of Power in the World Economy, Cambridge University Press, 1996.
[10] Commission On Global Governance, Our Global Neighbourhood, Oxford, Oxford, UP, 1995.
[11] G. Hermet, Un régime à pluralisme limité ? À propos de la gouvernance démocratique, Séminaire du 12/13 juin 2003 sur la Gouvernance organisé par l’UNESCO, le Colegio de Mexico et le CERI à Mexico et http://www.ceri-sciences-po.org, septembre 2004, pp. 12-13.
[12] B. Gueye, « Les transformations de l’État en Afrique, l’exemple du Sénégal », Droit Ecrit- Droit Sénégalais, n°2, juin 2003, p. 40.
[13] P. Landell Mills, I. Serageldin, « Governance and the External Factor », communication présentée à la conférence annuelle sur l’économie du développement de la Banque Mondiale à Washington, DC, les 25 et 26 avril 1991.
[14] World Bank, Governance and Development, Washington, DC, 1992.
[15] J. Williamson, « What Washington Means by Policy Reform », in J. Williamson, Latin American Adjustement : How Much Has Happened ? Washington D.C, Ed. Institute for International Economics, 1990. Ces principes fondent la première génération des réformes des plans d’ajustements structurels (PAS) menés sous l’égide du FMI et de la Banque Mondiale
[16] World Bank, Governance and Development, Washington, DC, 1992.
[17] M.C. Smouts, « Du bon usage de la gouvernance en relations internationales », Revue internationale des sciences sociales, Unesco, Paris, n°155, mars 1998.
[18] R. Leach, J. Percy-Smith, Local Governance in Britain, Palgrave Macmilan, London, 2001.
[19] G. Hidouci, « La bonne gouvernance du Sud- Une nouvelle théologie de la libération ? Université des alternatives », in La gouvernance stade suprême du colonialisme ?, GRESEA, DGCD, 9 octobre 2003, p. 7.
[20] Commission européenne, 2001.
[21] C. Gobin, « Le discours programmatique de l’Union européenne. D’une privatisation de l’économie à une privatisation du “politique’ », Sciences de la société (55), février 2002.
[22] J. Brown, La gouvernance globale, Lignes d’Attac, Paris, Attac, Juillet 2001, p. 5..
[23] Nations Unies, ABC des Nations Unies, Département de l’information des Nations Unies [DPI/2155, 2001].
[24] Paringeaux R. P., Le Monde Diplomatique, septembre 2000.
[25] Bureau International Du Travail (BIT), Travail, Le magazine de l’OIT, Genève, mars 2003.
[26] K. Annan, « Secretary-General Proposes global compact on human rights labor, environnement, in adress to World Economic Forum in Davos Switzerland, on 31 january 1999 », Press Release SG/SM/6881/Rev.1 (New York, Organisation des Nations Unies), 1er février 1999.
[27] En ce qui concerne le droit du travail il s’agit des normes suivantes : 3) Soutenir la liberté d’association et reconnaître les droits de négociation collective, 4) Soutenir l’élimination de toutes les formes de travail forcé ou d’esclavage, 5) Soutenir l’abolition du travail des enfants, 6) Soutenir l’élimination de la discrimination à l’embauche et au travail (ONU 2000).
[28] Corpwatch Association, Letter to Kofi Annan, Corpwatch.org, 20 juillet 2000.
[29] K. Annan, op. cit.
[30] CCC, Clean Clothes Campaign (Europe), Cepa, Adidas, H&M, Case’s file, Brussels, European Clean Clothes Campaign , May 1998.
[31] Transationale, http://fr.transnationale.org/entreprises/c& ;a.php, 2003, consulté en ligne le 30/4/2007.
[32] B. Balanya, A. Doherty, O. Hoedeman, A. Ma’anit, E. Wesselius, Europe Inc., Comment les multinationales construisent l’Europe et l’économie mondiale, Agone, Elements, Marseille, 2003, p. 420.
[33] J. Karliner, B. Kenny, International Herald Tribune, Paris, 10 août 2000.
[34] Par exemple Nike en Indonésie (Orcades 03/2001)
[35] B. Balanya, op. cit., p. 342.
[36] Idem, p. 420.
[37] B. Balanya, op. cit., 2003.
[38] K. Schwab, Economics and Social Cohesion, Times, 15 février 1999.
[39] CCI, 1999.
[40] B. Balanya, op. cit., 2003.
[41] S. Gill, American Hegemony and the Trilateral Commission, Cambridge University, Press, 1990, p. 127.
[42] A. Armstrong, A. Mcconnachie, « The 1998 Bilderberg Meeting », The Social Creation, Official Journal of the Social Secretariat, juillet-août, 1998.
[43] M.R. Jennar, « Le gouvernement des lobbies : la gouvernance contre la démocratie », in Balanya, op. cit.
[44] D. Rockfeller, Newsweek International, 1er février 1999.
[45] M.R. Jennar, op. cit., p. 17.
[46] G. Hermet, Un régime à pluralisme limité ? À propos de la gouvernance démocratique, Séminaire du 12/13 juin 2003 sur la Gouvernance organisé par l’UNESCO, le Colegio de Mexico et le CERI à Mexico et http://www.ceri-sciences-po.org, septembre 2004, p. 16.
[47] B. Balanya, op. cit., p. 292.
[48] Idem, pp. 293-292.
[49] Idem, p. 68.
[50] ICC-IOE, 2004.
[51] H. Maucher, op. cit.
Brugvin Thierry, « « Bonne gouvernance » : L’institutionnalisation mondiale de la précarité du travail », dans revue ¿ Interrogations ?, N°4. Formes et figures de la précarité, juin 2007 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Bonne-gouvernance-L (Consulté le 21 décembre 2024).