Gimenez Elsa

Sur les traces de la réception : le cas des interfaces vidéos en ligne

 




 Résumé

Cet article portant sur des aspects méthodologiques rend compte du travail d’élaboration d’une grille d’observation pour les interfaces vidéo en ligne, telles que Youtube ou Dailymotion. Une première partie sera consacrée à une réflexion autour de la méthode de l’observation ethnographique en ligne. Les temporalités de recherche avantageuses et les limites de la transparence seront mises en balance. Les interfaces de diffusion vidéo seront ensuite portées au premier plan, pour analyser les traces de la réception. Cette contribution, faisant suite au colloque « Public(s), non-public(s) : questions de méthodologie », est pensée comme un support d’échanges et d’interrogations méthodologiques.

Mots clés : Réception, netnographie, vidéos, commentaires, évaluations.

 Abstract

Think the reception with the observation of its traces : The online video interfaces

This article on methodology reports the elaboration of an observation grid for online video interfaces, such as Youtube or Dailymotion. The first part is devoted to a reflection on the methodology of ethnographic online observation. Advantageous temporalities for research and the limits of transparency are evaluated. Interfaces for video streaming are considered, in order to analyse traces of reception. This contribution is written for the seminar ’Public(s), non-public(s) : questions de méthodologie’ ; it is conceived as a medium for exchange and methodological questions.

Keywords : Reception, netnography, videos, comments, evaluation.

 Introduction

Les travaux sur la réception sont extrêmement fertiles lorsqu’il s’agit de questionner théoriquement et méthodologiquement le déroulement et la problématisation des enquêtes. Cependant peut-être que la réception en tant qu’objet d’étude trouverait son reflet le plus juste dans la question « Qu’est-ce que la réception ? ». En effet, mis à part son caractère volatil, fuyant l’appréhension du chercheur, la réception ne trouve pas de définition installée. Perdue entre l’audience et la lecture, elle apparaît comme une expérience si solitaire qu’elle en devient profondément collective (Gueude, 1994 : 275), aussi fondamentalement active qu’elle peut sembler passive (De Certeau, 1980 : 245). Au cœur de cette complexité, cette contribution reflète une part des interrogations qui traversent ma recherche concernant le sens que je peux attribuer aux traces de réception éparpillées sur les interfaces vidéos en ligne. En effet, dans le cadre de mon doctorat, je m’intéresse à la posture médiatique de l’association Égalité et Réconciliation présidée par Alain Soral. Dans les productions principalement numériques de celle-ci, je compte de nombreuses vidéos diffusées notamment sur leur site ou via Youtube et Dailymotion. Je me trouve ainsi en présence de vidéos et de données annexes (commentaires, évaluations, etc.) qui traduisent des formes de réception appuyées sur des dispositifs multiples. Cet article propose de rendre compte du processus d’élaboration d’une grille d’observation ajustée à ces plateformes de diffusion vidéo au travers d’un échafaudage de questions théoriques et méthodologiques. Cette dernière sera présentée en conclusion.

 La réception : un objet de recherche au pluriel

En 1996, Louis Quéré formule cette question provocatrice : « Faut-il abandonner l’étude de la réception ? » et s’engage dans un plaidoyer pour la réhabilitation, ou le non-abandon, de la réception comme objet d’étude. Plusieurs pistes sont évoquées pour cela, dont la première consisterait en une théorisation plus solide. Il propose alors de distinguer trois aspects dans ce qu’il appelle « le processus de la réception » (Quéré, 1996 : 35). Il identifie successivement la réception comme une « activité située », comme étant un « acte configurant » et enfin comme un acte d’« appropriation » (ibid). L’avantage de cette modélisation se trouve dans sa capacité à aborder l’acte de réception à la lumière filtrée d’approches théoriques et méthodologiques diverses qui offrent chacune l’avantage de pouvoir saisir une partie de l’objet.

En effet, considérer la réception comme une action située, renvoie à l’ethnométhodologie et à la sociologie pragmatique et nous permet d’ouvrir tout un pan de la recherche qui nous fournit de précieuses informations notamment sur les formes d’usage en situation des nouvelles technologies (Figeac, 2009). Cette approche introduit la complexité actionnelle du phénomène de visionnage en l’envisageant dans une situation de multi-activité (Datchary, Licoppe, 2007), au cours de laquelle le vidéo-spectateur serait amené à jongler entre plusieurs activités qui se matérialiseraient au travers de plusieurs espaces physiques et/ou numériques. La méthodologie mise en œuvre ici, consistant en l’observation des pages web contenant les vidéos, ne permet pas de saisir les usages en situation, il s’agit donc d’adopter une posture spéculative et prudente au travers de laquelle le degré d’attention et d’intention des visionneurs serait perçu comme variable. Si les usages effectifs ne sont pas accessibles, il est intéressant de noter que l’on peut tout de même relever au sein de la fenêtre d’observation des indices de multi-activité, ou en tout cas les intentions (d)écrites de celle-ci. A titre d’exemple, voici la capture d’écran d’un commentaire d’une vidéo postée [1]] sur le site Egalité et Réconciliation le 7 juin 2013 intitulée : « Pour ne pas se laisser manipuler – Entretien avec Mathias Cardet ».

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Figure 1. Commentaire posté sur le site http://www.egaliteetreconciliation.fr

Le deuxième aspect de ce modèle renvoie à la capacité de l’individu à accrocher un sens et une interprétation aux contenus reçus. Cela rappelle notamment la pensée de Michel de Certeau et sa très fine analyse des phénomènes de braconnage amenant une ré-interrogation des rapports de domination entre les écrivains propriétaires du sens et les lecteurs consommateurs (De Certeau, 1980). Cet aspect de la réception peut être appréhendé au travers d’une étude croisée des contenus de la vidéo étudiée et des commentaires liés. En procédant au relevé des occurrences discursives et thématiques dans les vidéos et de celles relayées ou émergeantes dans les commentaires, il sera possible de toucher du doigt des phénomènes de braconnage. On peut également envisager comme faisant partie de ce phénomène les mises en scènes identitaires activées au travers des pseudos ou des avatars mais également au sein même des commentaires par des formes de positionnements affichés.

Enfin, le troisième aspect, projetant la question de l’appropriation sur le devant de l’écran, nous incite à chercher des réponses au cœur du courant des Cultural studies et particulièrement dans le modèle du codage/décodage développé par Stuart Hall (Hall, 1994). Les trois positions de décodage qu’il identifie peuvent en effet nous aider à envisager les commentaires en opérant un tri basé sur ces distinctions. Le discours diffusé dans le cadre des vidéos étudiées n’est pas hégémonique au sens où il n’est pas légitime, il est au contraire polémique, voire illégal. Néanmoins si l’on s’en tient à l’acceptation de Michel de Certeau (1980), le diffuseur du message est dans une position dominante vis-à-vis du récepteur. Aussi il me semble que de ce point de vue l’approche de Stuart Hall peut-être valide. Les commentaires traduisant la position ‘dominante-hégémonique’ reprendraient à leur compte l’ensemble du discours produit en relayant les définitions et catégorisations livrées. La position ‘négociée’ pourrait se retrouver par exemple dans des commentaires qui valideraient le message idéologique/politique sans approuver la façon de le diffuser. Enfin, d’autres commentaires renverraient à une position ‘oppositionnelle’ qui se traduirait par des contestations, contradictions, voire par des condamnations du discours diffusé.

 L’observation netnographique

La recherche sur laquelle s’appuie la présente réflexion porte sur une association qui se revendique d’une position antisystème. Ce sont les coulisses de l’élaboration d’une partie de mon attirail méthodologique que je propose de mettre en mots. Le matériel empirique de cette proposition ne porte donc pas, à proprement parler, sur l’objet de mon étude mais plutôt sur la démarche de recherche et sur les étapes mêlant théories et méthodologies qui m’ont permis d’élaborer une grille d’observation. Parmi les supports que je me propose d’étudier et qui détiennent du matériau en lien avec cette association, se trouvent, et ce, de façon centrale, les interfaces de diffusion vidéo en ligne. Mes observations se dérouleront donc en partie sur Youtube et sur Dailymotion. La précision de l’objet de la recherche ne doit pas être considérée comme une condition de mobilisation de la grille d’observation présentée. Il me semble que celle-ci s’efforce de calquer les pages étudiées et qu’elle est en mesure de se prêter à des contenus de diffusion divers. Ces interfaces (Youtube et Dailymotion) sont complexes, elles réunissent au sein d’un même espace des indices sur la production, sur le contenu et sur la réception. La grille sera donc articulée selon ces trois volets. Je me concentrerai ici sur le volet en lien avec la réception. Sur la page, la vidéo est au centre, déjà riche d’informations. Le regard circule et compte la multiplicité des éléments qui lui font face : des éléments de natures très différentes, des éléments qui ne sont pas tous porteurs de sens apparemment. A quoi correspond ce chiffre ? ces chiffres ? Comment vais-je pouvoir étudier tous ces commentaires ? Que faire de toutes ces informations sur la vidéo ? Mais surtout, comment relever tout cela ?

La méthodologie adoptée consistera en la mise en œuvre d’une ethnographie en ligne. En effet, l’apparition de terrains numériques a poussé des chercheurs à élaborer des appareils méthodologiques ajustés. C’est dans la littérature anglo-saxonne que l’on trouve les premières études qui servent encore de références à ce jour. On y retrouve notamment les termes de virtual ethnography, d’online ou digital ethnography (Hine, 2000). Robert Kozinets (2010) propose quant à lui, le terme de netnography pour lequel j’ai une préférence dans la mesure où sa forme implique une distinction vis-à-vis de l’ethnographie traditionnelle et non pas une qualification de celle-ci. En effet, il semble que l’appareillage théorique et technique qu’appelle une telle méthode la distingue en partie de l’ethnographie classique, ce qui ne l’exclut pas pour autant de la famille ethnographique. Dans un effort de restitution théorique, Vincent Berry (2012) rapporte plusieurs acceptations possibles de cette pratique (il parle d’ « ethnographie du virtuel »). Une première acceptation, fort restrictive conditionnerait la pratique à une observation participante et de longue durée. Une deuxième approche s’intéresse « aux usages en ligne et [cherche] à rendre compte “des activités qui constituent les routines des membres, qui sont autant de méthodes pour manifester et construire la réalité de la pratique étudiée” (Genvo, 2006 : 263)  » (Berry, 2012 : 38). Cette seconde approche est tout à fait adaptée au présent projet, c’est donc selon cette acception du terme que la méthode netnographique est envisagée.

Le premier piège pour le netnographe serait de se laisser aveugler par l’illusion de la facilité d’accès. S’il suffit de se connecter à Internet et d’aller sur un forum pour observer des individus interagir, il faut en revanche faire preuve d’une grande prudence pour envisager tout ce que l’on ne peut pas voir. L’accès aux informations d’ordre sociodémographique est bloqué (Jouët, Le Caroff, 2013), mais tel est également le cas d’autres espaces que les dispositifs d’exclusion rendent inaccessibles (échanges privés, sections bloquées par mots de passe, etc.). Le chercheur fait face à un « e-ceberg », énorme bloc de données, apparemment transparent mais qui doit absolument être envisagé au travers de sa forme singulière qui laisse cachée une part au moins équivalente à celle des éléments apparents. La deuxième particularité réside dans la grande hétérogénéité des matériaux à disposition, sur le plan de la forme, mais également sur la source de production ; il n’est pas aisé de départager les rouages de la machine et les manivelles humaines. Il n’est pas non plus facile pour le chercheur de jongler entre des indices iconographiques, textuels, relationnels, etc. Enfin le troisième aspect est celui d’une temporalité favorable. Favorable au temps de l’observation, favorable au relevé du détail. De nombreux terrains traditionnels que l’ethnographe pourrait trouver à observer (la rue, une salle de classe, un bar, etc) sont caractérisés par le mouvement, selon des rythmes plus ou moins soutenus. Ce mouvement ne permet pas au chercheur de tout voir, de tout noter, de tout apprécier, il frappe les trois coups de ce qu’Albert Piette appelle le « processus cumulatif de perte de données » ; les « données [sont] regardées mais non vues, vues mais non notées, notées mais non retranscrites dans un premier jet, retranscrites mais finalement non-écrites » (Piette, 1996 : 13).

A la différence, le netnographe peut, quant à lui jouir d’un espace immobile, la saisie d’un instant t fixé sur l’écran, que seul le déplacement et les clics éventuels du chercheur peuvent mouvoir. Le chercheur confronté à une multitude d’informations peut s’accorder le temps de relever minutieusement chaque détail de l’écran, tel un archéologue en fouille, chaque objet est repéré, mesuré, catégorisé, épousseté, photographié, dessiné, relevé. Cette temporalité de recueil, inespérée lorsqu’il s’agit d’étudier une activité sociale doit alors être utilisée de façon maline et efficace. Les mises en garde d’Albert Piette, reprises et détaillées dans l’ouvrage dirigé par Caroline Datchary (2013) vont me permettre d’adopter une attitude préventive face à la perte de données à venir, la grille d’observation ne devra pas être réalisée à la lumière d’une problématisation, ni pour venir vérifier des hypothèses, mais plutôt comme une entreprise de recueil autonome. Il s’agira de relever chaque détail, qu’il me paraisse pertinent ou non, qu’il soit ou non porteur de sens. Pour affronter le processus cumulatif de perte, la grille d’observation devra fonctionner selon le principe du cumul tout court.

 Une réception qui laisse des traces

Alors que des décennies de recherches ont pointé la difficulté de saisir la réception, ne s’accordant d’ailleurs pas sur son signifié, certains se sont escrimés à développer des dispositifs de captations pour saisir le moment même du visionnage, de la lecture, comme incarnant l’acte de réception. D’autres l’envisagent comme « une pratique à long terme, guidée en amont par les multiples informations qui circulent sur les programmes, poursuivie en aval par les commentaires, conversations et ‘usages’ » (Le Grignou, 2003 : 78). Bien sûr, je ne prétends pas avoir déniché un espace de captation immobile de cette activité fugitive qu’est la réception. L’étude se déroule sur un support qui donne accès à du contenu sous toutes ses formes mais également à de l’activité sociale : à des logiques d’expression, de présentation, à des dynamiques d’engagement, à des interactions. En revanche, je ne crois pas que l’on puisse dire que l’on y trouve la réception ni même un public. On y trouve des traces, des traces de réception, des traces de public. Je propose d’envisager ces interfaces de diffusions vidéo comme des lieux de passages. Imaginons des individus qui y circuleraient laissant ou non une marque, une trace. Du paquet de chips par terre aux quelques phrases griffonnées sur le coin d’une table, l’ethnographe note tout ce qui reste à la fin du spectacle. Le netnographe, quant à lui, jongle entre les commentaires, les commentaires de commentaires, les pouces levés, les pouces baissés, le comptage des vues, des followers, etc. Saisir tout ce qui a trait à la réception s’apparente alors à un véritable travail de marqueterie sociologique.

La première étape de ce recueil consiste donc en la réalisation d’un relevé exhaustif de ces traces de réception. Le relevé effectué, elles sont organisées à l’intérieur de quatre catégories : les traces chiffrées ou/et quantifiables, les informations sur le diffuseur, les informations sur la vidéo et les commentaires. Je m’attarderai ici particulièrement sur la première et la dernière catégorie. Il est intéressant de noter la diversité des traces et comment chacune d’entre elles est susceptible de renvoyer à des aspects tout à fait différents de l’acte communicationnel et informationnel, nous permettant d’effleurer la production, la diffusion, le contenu, l’audience et la critique. Ces différentes facettes ouvrent toutes vers des littératures questionnant des objets spécifiques que je n’aurais pas imaginé retrouver réunis au sein de ces interfaces. L’enquête s’ouvre sur un espace de projection coloré, un lieu d’investigation kaléidoscopique impliquant, comme cela a été développé précédemment, un outillage théorique serpentant entre différentes approches sociologiques. Avant d’entrer dans le tissage des traces de réceptions, il est primordial de relever les informations en lien avec la vidéo et avec le diffuseur. Le contenu du message véhiculé va servir comme une sorte de glossaire auquel le chercheur pourra venir se référer pour lire au mieux tous les autres éléments. Sa position centrale sur la page l’est aussi sur la grille d’observation.

 Les traces chiffrées et/ou quantifiables

Il est frappant, au premier coup d’œil, de constater le nombre de données chiffrées qui documentent la vidéo. Nombres de vues, évaluations, nombres d’abonnés et de commentaires sont autant d’informations susceptibles de renseigner sur ce qui s’est passé autour de la réception de cette vidéo. Comme le notent Thomas Beauvisage, Jean-Samuel Beuscart, Vincent Cardon, Kevin Mellet et Marie Trespeuch (2013 : 132), « les dispositifs de recueil de notes et d’avis de consommateurs » sont devenus « omniprésents sur le web ». Nous relevons deux pistes intéressantes dans cette thèse. En effet, les auteurs nous parlent de recueil de notes et d’avis qui seraient laissés par des consommateurs. La notion de recueil suppose que ces données peuvent représenter ensuite des unités de biens informationnels qui pourront permettre de situer les contenus et leurs diffuseurs dans l’espace plus large du champ médiatique. Le terme de consommateur, nous permet d’ouvrir la porte à toute une littérature plus éloignée à priori mais susceptible de venir éclairer une facette de ce récepteur tracé. Ces évaluations et nombres de vues traduisent des manifestations individuelles rendues possibles par l’interface. Cette interface s’inscrit dans un système de production économique bien plus vaste qui, s’il n’est pas entièrement saisissable dans cette procédure d’observation ne doit pas pour autant être ignoré. Les chiffres fonctionnent donc comme des opérateurs de liens avec d’autres espaces sociaux, le monde médiatique et le monde marchand.

Dans le cadre de leur travail sur les pétitions en ligne, Robert Boure, Franck Bousquet et Pascal Marchand (2012) expliquent que le nombre de signataires, que l’on pourrait ici rapprocher du nombre de vues d’une vidéo, est à prendre au sérieux. « Le nombre est à la fois un élément de preuve, de visibilité, de légitimité, de comparaison ». C’est également un enjeu de conflit ou de controverse : « s’il est jugé ‘élevé’ il est présenté par [les diffuseurs] comme un signe de succès, [les contradicteurs entrent, quant à eux,] souvent dans un processus de contestation des chiffres » (Boure, Bousquet, Marchand, 2012 : 108). Ce nombre, rendu visible par la plateforme, peut également être perçu comme un indice du passage entre la réception individuelle et la constitution d’un collectif, ce qui nous renvoie notamment à la question de l’audience. En effet, telle est la mission de l’audience, saisir le nombre de spectateurs, ce que ce chiffrage des vues vise à faire également. Mais à la différence de Daniel Dayan qui parlait de l’audience comme d’un « double obscur du public », qui lui apparaissait comme « un chiffre unique » qui tendrait à « dissoudre la dimension collective de l’écoute et à détacher cette dernière de son inscription dans un processus social » (Dayan, 2000 : 434), la démarche plus apparente (les chiffres sont affichés) proposée par ces interfaces peut donner une teinture plus accessible et lisible à cette quantification. Cet aspect nous rapprocherait peut-être davantage des pétitions en ligne dans lesquelles les signataires apparaissent comme « signataires individuels et comme leur somme arithmétique » (Boure et al., 2012 : 108).

Ce nombre de vues est un indicateur qui doit être un peu détricoté. En effet ce nombre ne dit rien des visionnages réels, ni de la qualité de ceux-ci. Il s’agit simplement de comptabiliser le nombre d’individus qui ont enclenché la vidéo. Néanmoins, l’ensemble des autres données chiffrées qu’il est possible de recueillir peuvent nous informer sur les contours élémentaires de l’activité de réception autour de la vidéo. En prenant le nombre de vues comme référence, nous pouvons obtenir le pourcentage de ceux qui ont laissé une évaluation ou de ceux qui ont laissé un commentaire. Ainsi, il est possible de saisir dans sa dimension quantitative les niveaux d’engagement sur la page mais il est également possible d’entendre, au moins le silence, des visionneurs silencieux, sans pour autant pouvoir distinguer les navigateurs égarés, les passants absents ou les utilisateurs dispersés.

 Les commentaires

En 2000, dans un article publié dans la revue Réseaux, Daniel Dayan nous faisait part de ses réserves, partagées par d’autres, quant à la prise de parole de l’audience (Dayan, 2000). Il nomme ainsi le dispositif méthodologique visant à placer le récepteur dans une « situation expérimentale, [l’enjoignant à] émettre un commentaire ou un jugement sur un programme imposé et sur sa propre pratique  » (Le Grignou, 2003 : 79). Pour Dayan, ces dispositifs invitent le récepteur à se livrer à une performance qu’il qualifie d’ « exotique ou incongrue ». L’approche du chercheur sonne alors comme une rupture dans l’activité, surajoutant de façon scénarisée une nouvelle activité de commentaire, d’expression qui ne s’intègre a priori pas dans le fil de l’action. On peut alors supposer que les commentaires accessibles sur ces interfaces favorisent davantage une forme de reprisage du fil de l’activité, le visionnage s’accompagne ou donne suite à une manifestation que le chercheur peut recueillir sous forme de commentaire. L’interface offre cette possibilité de réagir, sous forme écrite, elle inscrit ainsi l’individu dans un environnement, une sorte d’écologie de réception, qui permet de mener dans un même lieu plusieurs types d’activités et d’exprimer des réactions. Cette possibilité qui pourrait être lue comme une opportunité pour les récepteurs de prendre la parole, enclenchant alors un feed-back éventuel, ne doit pas, d’après moi, être traitée comme une spécificité de ce type d’interface, ou plus généralement comme une création d’Internet. En effet, les nombreux travaux autour des courriers de lecteurs nous montrent bien que le feed-back écrit des récepteurs n’est pas chose nouvelle. Dans son travail sur la réception de la série télévisée Hélène et les garçons, Dominique Pasquier en étudiant notamment les courriers adressés à l’actrice principale a montré comment il était possible de dessiner des formes de réceptions et de les éclairer à la lumière d’autres dynamiques sociales. Elle constatait ainsi que « la relation à un programme se joue sur deux registres à la fois : comme mode de consolidation du soi et comme mode d’affirmation du soi pour les autres » (Pasquier, 1995 : 37).

Ces deux aspects sont intéressants lorsque l’on s’attache aux commentaires laissés autour des vidéos. Le commentaire peut jouer le rôle d’une expression en reflet, avec comme seul référent la vidéo visionnée, sans chercher à s’inscrire dans le fil existant des autres commentaires. Il s’agirait de verbaliser une « manifestation affective » (Calbo, 1998) de la réception sans qu’elle appelle une réponse ni ne le soit elle-même. D’autres types de commentaires s’inscrivent dans un collectif, provoquant potentiellement, peu à peu, un détachement vis-à-vis du référent vidéo pour prendre d’autres commentaires comme référence de l’échange. Dans ce cas de figure, il est intéressant de voir quelles sont les formes repérables d’inter-reconnaissance. On peut penser à ce que Dominique Cardon appelle les «  apartés à la cantonade  », consistant en l’usage de «  sous entendus, d’allusions ou de codes qui ne peuvent être interprétés que par un petit nombre  » (Cardon, 2009 : 65). Ces stratégies relationnelles rejoignent des stratégies identitaires, et les commentaires offrent pour cela de riches données : les pseudonymes et les avatars. Pour chaque commentaire, nous avons au moins accès à un pseudonyme, les avatars n’étant pas systématiquement renseignés. A l’instar du travail sur les pétitions en ligne, au cours duquel les auteurs ont réalisé une catégorisation et un traitement des modes de présentations de soi en relevant les diverses informations données par les signataires (Boure et al., 2012) il sera pertinent de mener ce même type d’investigation sur les corpus constitués. Pour traiter ces informations, il me semble fonctionnel de lier un fichier aux grilles d’observation regroupant tous les pseudos d’une part et tous les avatars de l’autre. Ce rassemblement me permettra de repérer d’éventuelles occurrences et de voir apparaître différents types d’expressions iconographiques et expressives qui peuvent m’aider à éclairer cette mouvance ‘antisystème’.

 La grille d’observation

Alors que les enjeux théoriques et méthodologiques qui entourent l’étude des traces de réceptions autour des vidéos sur Youtube et Dailymotion ont été démêlés tout au long de cet article, il me semble pertinent de présenter la grille d’observation, fruit de cette réflexion. Celle-ci comporte quatre parties, permettant d’identifier les informations sur la vidéo [2]], sur le diffuseur, les indicateurs de réception chiffrés et les commentaires. La grille comporte deux documents annexes, un qui répertorie les pseudonymes et un second, les avatars. On peut reconnaître dans cette grille les marques de la réflexion théorique qui a été menée. D’autre part, le temps et la minutie consacrés à sa réalisation permettent d’obtenir un outil structuré qui pourra être mobilisé selon le principe de l’« observiaire » (Canu, Cochoy, 2012 ; Cochoy, Calvignac, 2013). Cette méthode de recherche, croisant l’aspect qualitatif de l’observation et le principe de comptage du questionnaire, permet de faire apparaître des récurrences éclairantes et de travailler dans une perspective qualitative en misant sur un outil rigoureux qui favorise la mise en œuvre d’un recueil de données selon un principe d’exhaustivité au moment t de l’observation.

Date de l’observation  
Enregistrée Oui Non
N° d’enregistrement [ENR…]  
Observations Commentaires
VIDEO  
Titre    
Lien(s)    
Date(s) de mise en ligne    
Durée    
Publicité/fréquence Oui, au début Oui, répétées Non
Types de publicités (produits,…)    
DIFFUSEUR  
Nom/Pseudo    
Lien du compte    
Réseaux sociaux    
Nombre de vidéos mises en ligne par le compte    
Nombre d’abonnements à ce compte de diffusion    
DONNEES DE RECEPTION CHIFFREES    
Nombre de vues    
Nombre d’évaluations de la vidéo    
Positives    
Négatives    
Nombre d’évaluations / Nombre de vues    
Nombre de commentaires / Nombre de vues    
COMMENTAIRES Actifs  ? Oui Non
Nombre de commentaires    
Nombre de commentateurs    
Dates des commentaires    
Pseudos Lien vers document ’pseudos n°ENR…’
Avatars Lien vers document ’avatars n°ENR…’
Référence vidéo    
Référence vidéo + autre commentaire    
Référence autre commentaire    
Position du commentaire : dominante-hégémonique HEG/négociée NEG / oppositionnelle OPP      

 Conclusion

Cet article vient nourrir trois ambitions. La première d’ordre théorique, consistait à présenter un espace d’investigation (les supports de diffusion vidéo Youtube et Dailymotion) au sein duquel il me semblait pertinent de poser la question de la réception, et plus spécifiquement les enjeux autour de sa captation. Ainsi en croisant différents travaux plus ou moins récents, j’ai tenté de capitaliser un maximum d’indicateurs pertinents pour envisager à la fois la circonscription du terrain, la qualification des données et leur analyse à venir. La seconde ambition était d’ordre méthodologique, en effet face à un objet aux contours flottants comme la réception il est impératif d’élaborer un appareil méthodologique rigoureux. Un appareil qui ne peut être obtenu qu’au travers d’une recherche méthodologique qui permet de bien connaître les instruments à disposition et de ciseler un outillage à l’aide de l’expérience d’autres chercheurs. Finalement, c’est le dialogue enrichissant entre les travaux théoriques, les retours méthodologiques et le terrain que j’ai souhaité présenter ici. Enfin, il me semblait intéressant de livrer cette phase d’élaboration de la recherche, souvent dérobée aux scènes de communication scientifiques, afin de contribuer à la diffusion d’outils méthodologiques et offrir un point de départ potentiel pour des travaux à venir.

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Notes

[1] [] Accès : http://www.egaliteetreconciliation.fr/Pour-ne-pas-se-laisser-manipuler-18430.html Consulté le 07/06/13.

[2] [] Notons qu’une autre grille d’observation a été élaborée pour étudier plus spécifiquement le contenu vidéo.

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-« J’aime bien que les riches souffrent aussi » : la résistance des publics de la culture populaire au prisme des classes sociales, par Larochelle Dimitra Laurence

-Préface au n°36. Les mythes au XXIe siècle, par Comité de rédaction

-Le mythe, un discours parmi d’autres : l’exemple d’Hellblade : Senua’s Sacrifice, par Noury Aurore

Pour citer l'article


Gimenez Elsa, « Sur les traces de la réception : le cas des interfaces vidéos en ligne », dans revue ¿ Interrogations ?, N°24. Public, non-public : questions de méthodologie, juin 2017 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Sur-les-traces-de-la-reception-le (Consulté le 29 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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