En partant de la sémiotique peircienne pour analyser une vidéo de la mort tragique de Neda Agha Soltan, cet article s’appuie sur l’approche pragmatiste qui prend en compte le contexte dans lequel les significations se produisent. Il montre comment une image, dans la définition large de John Dewey du langage, pourrait être une action. Pour cela, nous allons emprunter la théorie de l’acte de langage de John Austin pour analyser les actes illocutoires et les effets perlocutoires de cette vidéo. Cet article vise à montrer comment Neda, une étudiante de 26 ans tuée par un tir des forces sécuritaires, dévoile la nouvelle image de l’Iran des années 2000, et comment la diffusion en direct de sa mort a contribué au renforcement du rassemblement des contestataires iraniens regroupés dans le mouvement vert.
Mots-clés : Pragmatisme, Sémiotique, Reconnaissance, Iran, Mouvement Vert.
A pragmatic analysis of Neda Agha Soltan’s death in 2009 : The unveiling of a picture of the new Iran
Starting from Peircian semiotics to analyze a video of the tragic death of Neda Agha Soltan, this article draws on the pragmatist approach that considers the context in which significations occur. It shows how an image, in John Dewey’s broad definition of language, could be an action. For this, we will borrow the speech act theory of John Austin to analyze the illocutionary acts and perlocutionary effects of this video. This article shows how Neda, a 26-year-old student who was shot dead by security forces, unveils the new image of Iran in the 2000s and how the live broadcast of her death helped strengthen the rally of Green Iranian protesters.
Keywords : Pragmatism, Semiotic, Recognition, Iran, Green movement.
« Nous vivons dans l’ère de la guerre des images ». Cette affirmation nous amène à analyser les effets de la mort tragique de Neda Agha Soltan, figure symbolique du Mouvement vert iranien, tuée par les forces sécuritaires le 20 juin 2009 à Téhéran. La notion d’ « action de l’image » nous permet de percevoir la mort de Neda en tant qu’acte illocutoire qui a eu des effets perlocutoires importants dans les manifestations de 2009. En effet, nous allons nous appuyer sur la théorie de l’acte du langage de John Austin, sur la définition donnée par John Dewey du langage, et de la sémiotique peircienne, pour aborder cette problématique : comment la vidéo de la mort tragique de Neda témoigne-t-elle de l’autonomie de l’image ? Cette image animée nous transmet le passage de « l’image en action à l’action de l’image » (Arquembourg, 2010). Cette notion renvoie au fait que les images vont au-delà des intentions de leurs opérateurs [1]. Pour chaque image, existe une dimension liée à la réception et chaque public interprète les images à sa manière (Arquembourg, 2011). La notion d’action des images vient de leur puissance, qui permet de déclencher des débats publics, de changer les attitudes, de mobiliser les citoyens, de persuader les interlocuteurs hésitants, ou encore de manipuler l’opinion publique. La vidéo de la mort tragique de Neda est un exemple clair de la puissance des images, non seulement pour déclencher des débats dans l’espace public mais aussi pour mobiliser les citoyens dans des dynamiques contestataires. En partant de la théorie de l’acte du langage d’Austin et de la définition de John Dewey du langage, nous pouvons dire que cette vidéo a fonctionné comme un acte illocutoire qui a eu des effets perlocutoires. Pour vérifier cette hypothèse, dans un premier temps, nous allons contextualiser le sujet en expliquant la situation de la communication. Dans quel contexte Neda est-elle devenue le symbole du Mouvement vert en Iran ? Cette problématique est importante, dans la mesure où la sémiotique nous amène à prendre en compte la production des significations dans un moment donné et dans un contexte précis. En effet, la sémiotique peircienne est la théorie de la signification (Everaert-Desmedt, 1990), c’est une théorie en devenir, en action et en contexte (Darras, 2006). Dans un deuxième temps, nous interpréterons cette image comme un acte de langag e. Dans un troisième temps, nous travaillerons sur l’autonomie de cette image. Nous nous demanderons comment elle devenue autonome au point de mobiliser les citoyens, de déclencher des débats publics et d’amplifier le mouvement contestataire. La réponse à cette question dévoile les caractères du nouveau monde iranien, créé sous l’influence du développement des réseaux sociaux. Nous appelons ce nouveau monde, l’Iran des réseaux (Najafi, 2019).
Cet article s’appuie sur la méthodologie de l’analyse de discours qui met l’accent sur la situation de communication et sur une activité langagière (Vignaux, 1988 : 16). Cette dernière, se produit dans un contexte particulier et dans un temps donné (Arquembourg, 2011 : 61). L’analyse de discours va au-delà du domaine sémantique et tient compte des éléments extralinguistiques (Maingueneau, 2005 : 66). Notamment selon l’approche pragmatiste, cette méthodologie nous amène à prendre en compte la manière dont les signes sont interprétés et à aborder la question de la réception des images selon les circonstances et les contextes différents. En d’autres termes, la sémiotique peircienne nous permet de « décrire le mécanisme de la production de la signification dans un objet culturel. » (Everaert-Desmedt, 1990 : 10) [2]. Cette méthodologie est cohérente avec les théories choisies pour développer notre argumentation. Ces dernières se recoupent en un point commun : l’approche pragmatique du langage. Celle-ci confère de l’importance au réseau de relations dans lequel une signification se produit. Ce qui fait le lien entre la sémiotique de Peirce, la définition du langage proposée par Dewey et l’acte de parole d’Austin, c’est une lecture du langage qui met en cause l’approche représentationaliste du langage. En ce sens, le langage va au-delà de sa première fonction qui est de décrire le monde ; il y introduit une modification (Laugier, 2005). L’analyse de discours est une méthodologie adaptée à cette théorie qui ne se contente pas de signifier les mots et les expressions mais qui analyse les circonstances dans lesquelles les significations sont produites et partagées. Le contexte est un terme qui nous permet de croiser les différents concepts proposés dans cet article et d’utiliser la méthodologie d’analyse de discours qui prend en compte l’image comme un signe produisant des conséquences et du sens dans un dispositif énonciatif. Les définitions du langage et du signe proposées par Dewey et Peirce, deux grandes figures pragmatistes, perfectionnent la définition du langage selon Austin, qui ne va pas au-delà de la linguistique. Dans la définition de Peirce et de Dewey, le langage comprend tous les phénomènes de notre vie quotidienne (Peirce, 1879, Dewey, 1993). Selon cette approche pragmatiste, nous analyserons la manière par laquelle la symbolisation de la figure de Néda parvient à créer du sens.
Le mouvement vert iranien, né des contestations post-électorales contre le président Mahmoud Ahmadinejad, a été une forme nouvelle de protestation en Iran. En juin 2009, le gouvernement iranien fut accusé d’organiser une grande fraude électorale contre les candidats réformistes. Avant l’élection présidentielle, les rues de Téhéran et celles des autres villes étaient occupées par les partisans des différents candidats. La couleur verte fut choisie par les partisans de Moussavi afin de se différencier des autres candidats. Ce mouvement fut appelé « Mouvement vert ». (Najafi, 2015). Il montre l’importance des TNIC qui favorisent « la constitution de communautés pré-politiques à travers le partage d’émotions, d’intérêts et de valeurs » (Granjon, 2017). Dominique Cardon insiste sur le lien entre la démocratie et l’internet en s’appuyant sur l’importance de « la coopération des forces faibles » et le bouleversement des hiérarchies médiatiques (Cardon, 2010). Grâce au partage des émotions, au développement des liens, à la faveur du contexte de socialisation, les TNIC aident à construire de nouvelles identités sur les réseaux sociaux (Granjon, 2001). Nous devons cependant analyser la façon dont les nouvelles technologies ont permis au mouvement vert de se distinguer et d’être vu comme le mouvement politique le plus moderne dans l’histoire contemporaine de l’Iran.
L’histoire moderne iranienne a été émaillée de grandes protestations contre le pouvoir. Pendant un siècle, les Iraniens ont déclenché successivement une révolution constitutionnelle contre la monarchie Qajar (1905-1911), le mouvement de nationalisation de l’industrie du pétrole (1951-53), la révolution islamique iranienne (1979), le mouvement réformiste (1997-2005) et le mouvement vert (2009). Cependant, ce dernier possède une spécificité qui tient dans le rôle qu’ont eu les réseaux sociaux sur l’évolution du mouvement.
L’usage d’internet s’est développé en Iran à la suite des transformations sociodémographiques massives dans les années 1990 après la guerre Iran-Irak. L’entrée dans la vie sociale de milliers de jeunes nés dans les années 1980, le développement de la scolarisation avec la création d’universités et l’amélioration du bien-être, ont donné un nouveau visage à la société iranienne, jeune et dynamique, ayant de multiples revendications (Hourcade, 2010).
Le développement de la technologie, en particulier l’apparition du monde du Web, la généralisation de l’utilisation d’internet et la demande de la jeunesse et des milieux intellectuels de promouvoir les libertés fondamentales, ont insufflé un dynamisme à la société iranienne (Adelkhah, 2010).
Durant ces années, la société civile iranienne s’est renforcée sous l’influence de ces progrès techno-sociodémographiques. L’apparition des outils communicationnels a renforcé la société civile, en particulier entre les années 1997 et 2005, quand le gouvernement réformateur de Khatami a présenté les revendications de cette société (Najafi, 2019). Par la suite, les oppositions des conservateurs à ces dynamiques se sont accentuées. En revanche, les institutions non démocratiques enracinées dans la structure du pouvoir iranien ont tenté de contrôler la société civile à travers la mise en place d’un système de filtrage rigoureux. Parallèlement à l’augmentation de l’intervention des Gardiens de la révolution dans les affaires politico-socio-économico-culturelles, l’entrée de plus en plus massive de nouveaux acteurs au sein de la vie sociale a renforcé la société civile, de sorte que nous pouvons aujourd’hui parler d’un Iran des réseaux, caractérisé par l’action de millions de citoyens-internautes (Ibid). « L’Iran des réseaux » est un terme inspiré de la notion de la démocratie radicale de John Dewey. Le philosophe pragmatiste constate en effet que la démocratie représentative, un système politique dans lequel on reconnaît aux instituions définies le droit de représenter un peuple, n’est pas complète. Il estime que la démocratie radicale basée sur les réseaux non officiels comme les cercles d’amis, de familles, de collègues, etc, perfectionnent la démocratie représentative (Dewey, 2010). Autrement dit, nous pouvons parler de l’apparition d’une nouvelle forme de communication en Iran, passant de la verticale à l’horizontale : « On passe d’une communication verticale sans concertation, à l’idée d’une communication horizontale, plurielle accordant une place essentielle à la transparence… » (Bresson Gillet, 2013 : 105). Le Mouvement vert est le fruit d’un espace public plus élargi et plus visible. En raison de cette visibilité massive et de l’élargissement de l’espace public, nous pouvons affirmer que l’espace public iranien est proche de la lecture de Hannah Ardent qui prend en compte l’espace public comme la scène d’apparition (Ardent, 1983). L’espace public iranien s’est élargi ces dernières années et la parole des citoyens s’est développée de sorte que nous pouvons affirmer que le développement de l’internet a abouti au renouvellement des problématiques et des cadres théoriques de l’espace public (Dacheux & Rouquette, 2013).
L’efficacité des réseaux sociaux a de nouveau été démontrée quand les résultats de l’élection de juin 2009 ont été annoncés et que le pouvoir iranien fut accusé d’organiser une grande fraude électorale afin de garder le pouvoir pour l’État conservateur d’Ahmadinejad. Des millions d’Iraniens des grandes villes se sont alors rassemblés dans les rues en scandant « où est mon vote ? ». Beaucoup de films amateurs, révélant la brutalité des forces sécuritaires, ont été diffusés sur Facebook et YouTube. Les profils de milliers d’utilisateurs de Facebook en Iran ont arboré la couleur verte, accompagnée de photos de martyrs. Ce mouvement a fait naître un engagement collectif, une responsabilité envers le destin du pays.
La vidéo de la mort de Neda a été diffusée le 20 juin 2009 à la suite du meurtre de cette jeune femme par les forces sécuritaires lors de la grande manifestation contre la fraude électorale des élections présidentielles. Le meurtre de Neda a été filmé par un citoyen internaute qui l’a diffusé sur tous les réseaux sociaux. Cette vidéo est notre point de départ pour analyser les effets de l’image de Neda lors des événements du Mouvement vert. Par la diffusion de cette vidéo, Neda est devenue le symbole du mouvement vert, en renforçant la dimension émotionnelle qui a suscité un grand émoi et une vague d’indignation, non seulement en Iran mais aussi dans le monde. Nous y voyons Neda à terre, le visage maculé de sang et les yeux grand ouverts. Cette jeune femme était étudiante en philosophie, née dans une famille de la classe moyenne. Les profils des internautes iraniens ont ensuite publié sa photo et Neda est devenue la martyre des opposants à Ahmadinejad, le président conservateur. La vidéo montrant sa mort a été visionnée par des milliers d’internautes. Elle a été partagée non seulement sur les sites internet mais également sur les chaînes internationales. Nous insistons cependant sur les réseaux sociaux car nous y voyons une narration indépendante des événements qui s’efforce de mettre en cause la stratégie du pouvoir afin de cacher les réalités de la répression des contestataires. Le rôle des citoyens internautes dans le partage de cette vidéo montre que les citoyens ordinaires peuvent défier les médias de masse contrôlés par la République Islamique.
Sur Facebook, différents groupes comme « Tous, nous sommes Neda », ont rapidement été créés. Des chansons, des images et des vidéos ont été massivement diffusées sur les réseaux sociaux afin d’honorer sa mémoire. Neda n’était pas la seule victime lors des protestations de juin 2009 mais sa mort a eu plus d’impact car son visage a été diffusé très vite dans le monde. Les utilisateurs d’internet en Iran, les journalistes et les chaînes de télévision ont tous été confrontés à une situation indéterminée [3] qu’ils ont essayé de définir.
La diffusion en direct de la mort de Neda a fonctionné comme un acte de langage. Cet acte de langage consiste à révéler une réalité que le pouvoir conservateur iranien a essayé de cacher et d’ignorer. Les forces sécuritaires iraniennes tendent à cacher la réalité des morts, leur nombre et les raisons de leur assassinat. Le fait de rendre publique la vidéo est un acte illocutoire si on prend en compte la vaste définition du langage par John Dewey. Selon lui, le langage ne se limite pas aux codes linguistiques mais il comprend aussi les rites, les cérémonies, les gestes, les monuments, les beaux-arts, les images… (Dewey, 1967). Selon la lecture pragmatiste, l’émotion émanant de la diffusion de la mort tragique de Neda a fonctionné comme une force liante et motrice (Quéré, 2013). Elle a rassemblé les contestataires, a mobilisé les citoyens mécontents, a déclenché des débats publics et a conféré une dimension symbolique au Mouvement vert.
En suivant « l’usage fonctionnel commun » du langage, proposé par John Dewey, nous pouvons dire que la mort de Neda est une expérience par laquelle les citoyens impliqués dans une entreprise commune ont été capables de partager ses significations dans un contexte donné (Dewey, 2010). « Tous nous sommes Neda » signifie que cette jeune fille est un symbole, dans le sens peircien du terme, qui concerne tous les contestataires qui demandaient la liberté et le respect de leur vote. Peirce définit trois types de signes : l’icône, l’indice et le symbole. La première a trois caractères : elle présente certaines qualités de son objet, elle entretient une relation indépendante avec lui et elle indique une relation analogique (Arquembourg, 2011). L’indice est destiné à indiquer quelque chose et s’appuie sur une relation physique avec son objet. Le symbole renvoie aux types, aux catégories, aux conventions, aux lois, aux habitudes (Ibid). Selon cette définition, la vidéo de la mort de Neda possède une dimension symbolique, puisque cette étudiante représente alors tous les contestataires qui ont participé aux manifestations contre le pouvoir. La puissance symbolique de cette figure a permis aux poètes, aux chanteurs, aux citoyens internautes de généraliser la figure de Neda à tous les contestataires.
La diffusion massive de cette vidéo est importante du point de vue de son rôle dans le partage des significations communes et dans la constitution d’une identité affective. Il s’agit d’une expérience partagée entre les contestataires. Les capacités des individus ont été révélées afin de construire un collectif orienté vers un but, un désir commun pour constituer un public (Dewey, 2010).
Nous devons nous demander comment les Iraniens se sont rassemblés dans le mouvement vert sous le slogan « Où est mon vote ? ». Une première analyse suggère qu’ils sont passés du « sentir la même chose » au « sentir en commun ». Ils se sont trouvés humiliés par le gouvernement, ils croyaient que celui-ci avait volé leurs votes. Ainsi, nous pouvons voir dans le Mouvement vert un passage de l’individualisme au collectivisme, où « sentir en commun » passe du niveau des individus à celui de la collectivité et représente une nouvelle identité affective (Quéré, 2003).
Dans le processus de constitution du public iranien, Neda représente un signe, qui selon Peirce, peut être un médiateur, un signe qui fait une action et une synthèse entre la priméité et la secondéité. Par ce signe, nous sommes capables d’expliquer la relation entre la situation initiale et l’événement (la priméité et la secondéité). La secondéité selon Peirce est représentée par un événement (Arquembourg, 2010). Elle introduit une existence. Dans ce sens, les phénomènes qui touchent à la secondéité impliquent un existant réalisé (Véron, 1980). L’ordre de la priméité est celui des qualités des sentiments, des pures apparences, l’ordre de la pure possibilité. L’ordre de la secondéité est celui des existences. L’ordre de la tiercéité, est celui de la loi et de la raison (ibid. : 63,64) [4]. La mort de Neda a introduit un objet qui a bouleversé la situation. Les gestes, l’apparence de Neda avant sa mort peuvent être interprétés via la priméité. Sa mort tragique peut être interprétée à l’aune de la secondéité puisque cette mort explique une situation indéterminée, le bouleversement de l’ordre établi. Toutes les idées, les raisonnements, les inspirations suscités par cette mort, font partie de la tiercéité. Ce sont les symboles qui établissent les lois, les habitudes, les règles.
L’iconicité de ce message représente Neda comme une jeune femme revendiquant le changement, son regard focalisé sur la caméra laisse deviner une personne qui aime parler avec son interlocuteur mais qui ne le peut pas. La violence imposée par les forces sécuritaires évoque l’espace policier sécuritaire en Iran face aux contestations ; ses vêtements représentent la distance des populations urbaines avec la volonté du pouvoir à imposer le voile (Adelkhah,1991). Cette image en tant qu’indice fonctionne comme un élément de visibilité dans un contexte autoritaire. L’indexicalité de l’image introduit l’existence et fait le lien entre les acteurs qui ont le sentiment de l’appartenance à une communauté de sens. Elle témoigne d’ici et de maintenant (Chauviré, 2011). Selon Peirce, elle apporte une assertion qui introduit un changement dans le monde (ibid.). L’image de Neda atteste un événement, une répression. Son sang versé dans la rue est un indice d’un événement plus grand : la répression du droit de manifester selon l’article 27 de la constitution iranienne. Tous les signifiants de cette image animée participent à la construction de l’identité des opposants. Le partage de ces signifiants favorise la production du sens commun de la solidarité.
Dans un premier temps, nous avons expliqué le contexte dans lequel l’image a été produite. Ensuite, nous avons analysé la façon dont l’image animée de la mort de Neda a représenté le Mouvement vert. Dans un troisième temps nous allons voir comment cette image peut être un acte illocutoire et comment elle peut avoir des effets perlocutoires. Pour expliquer cette affirmation, nous allons relier la théorie de l’acte de langage d’Austin à la notion de l’action des images.
Ce linguiste met l’accent sur la distinction entre les énoncés constatifs et performatifs. Les premiers affirment qu’une chose est vraie ou fausse alors que les seconds ne se contentent pas de décrire le monde, ils accomplissent quelque chose en le disant (Austin, 1970). En s’appuyant sur cette distinction, Austin définit l’acte illocutoire et les actes perlocutoires. Le premier n’existe que s’il est perçu comme tel et correctement interprété. Il implique une interaction. Il donne force aux énoncés et révèle l’intention de l’énonciateur selon le type d’information. Il est celui qu’on accomplit en disant, alors que l’acte perlocutoire est celui qu’on accomplit par le fait de dire (Arquembourg, 2011). Si l’acte illocutoire prend ses effets instantanément, l’acte perlocutoire prend effet dans un deuxième temps (Arquembourg, 2010).
La pragmatique de l’acte du langage nous amène à ne pas nous contenter de la dimension sémantique des énoncés. Par l’acte du langage, nous pouvons parler de l’énonciation située (Ambroise, 2015). Nous prenons en compte le contexte, les circonstances politico-sociales, les cadres d’interprétations culturelles, la position des énonciateurs et la situation des récepteurs.
Mais nous devons nous demander comment interpréter la vidéo de la mort tragique de Neda en utilisant la théorie de l’acte du langage. Pour répondre à cette question, il faut d’abord établir comment une vidéo peut être un acte illocutoire : « Un acte de langage relativement courant de la part des médias consiste à révéler quelque chose qui jusque-là était ignoré ou caché » (Arquembourg, 2010). Cette révélation médiatique présente l’idée principale de l’acte de langage. Selon cette idée, l’image ne se contente pas de dire : « cela existe quelque part sur le mode constatif, mais en montrant ces images, je le dévoile, car tant que cela était caché, cela n’avait pas d’existence publique » (ibid.). Cette existence publique pourrait être justifiée par la lecture arendtienne de l’espace public selon laquelle l’espace public est la scène d’apparition. Selon Arendt, l’apparition est la condition de l’existence (Quéré, 1992). Sans apparaître, on n’existe pas. Cette révélation prend de l’ampleur lors de l’apparition du régime visuel de l’image qui se caractérise par le partage massif des images, la diversité des acteurs de l’espace public (Debrey,1992).
Cette lecture de l’espace public pourrait nous aider à développer les actes illocutoires et perlocutoires émanant de la vidéo tragique de Neda. Le développement des réseaux sociaux a favorisé une opportunité pour des groupes exclus non reconnus. Cette reconnaissance s’appuie sur une interaction médiatisée grâce au développement des médias de communication qui bouleversent les frontières spatio-temporelles (Voirol, 2005).
La vidéo de Neda comme un acte de langage est une révélation et montre ce qui était caché et ignoré dans un contexte autoritaire politique. Elle peut donner une dimension symbolique à l’événement selon la sémiotique de Peirce puisqu’elle est capable de totaliser l’événement par une figure symbolique. Peirce insiste sur la fonction que l’image joue dans nos interactions (Arquembourg, 2010). L’image comme signe peut être médiatrice entre l’émetteur et le récepteur, le sujet et l’objet et les différents acteurs d’un événement. La vidéo de la mort de Neda, comme signe, pourrait posséder en même temps des valeurs iconiques, indicielles et symboliques. Cela signifie qu’elle peut être considérée comme une métaphore, dans la mesure où elle nous donne des nouveaux sens (Thibaud, 1994). Pour cela, il est nécessaire de souligner que la métaphore, selon Peirce, est différente de celle proposée par Aristote. Dans le sens peircien, la métaphore ne s’appuie pas sur l’analogie entre deux mots qui ont un même sens, mais elle s’appuie sur une similitude propre qui crée de nouveaux sens par un esprit actif, qui utilise des signes. En fait, l’opération métaphorique est un travail du sens (ibid.).
En bref, selon la définition de John Dewey, l’image peut faire partie du langage, la sémiotique de Peirce insiste sur la dimension symbolique de l’image, et la théorie des actes du langage d’Austin présente l’image comme un acte illocutoire qui révèle une réalité cachée. Cette vidéo est un acte illocutoire puisqu’elle a été diffusée par les citoyens internautes et partagée massivement sur les réseaux sociaux. Mais quels sont ses effets perlocutoires ?
Les effets perlocutoires résident dans la réaction du public iranien et international. Les publics ont pris Neda comme un symbole susceptible de représenter le mouvement contestataire qui réclamait ses bulletins de vote et ses idéaux perdus. La mobilisation des citoyens, la continuation de la contestation, la détermination des contestataires à combattre l’autocratie, leur solidarité face aux conservateurs, font partie des effets perlocutoires de cette image animée. Nous voyons les effets de cette vidéo dans le langage des contestataires quand ils appellent Neda pour être plus solidaire face à l’autocratie : « Neda, nous continuerons ton chemin », n’est pas un énoncé descriptif mais performatif qui a des effets sur les énonciataires. Nous pouvons donner d’autres exemples concernant les effets du partage d’une vidéo sur les réseaux sociaux qui ont pu créer des communautés de sens. La vidéo de la mort de George Floyd est exemplaire, de sorte qu’elle a pu non seulement révéler la brutalité de la police mais a aussi suscité l’indignation des opposants face au racisme aux États-Unis et dans le monde entier. « I can’t breath » est devenu symbolique et l’image de la victime a pris une place importante dans les œuvres artistiques, la poésie, les slogans… Durant la révolution égyptienne, Khaled Saeed est devenu la figure symbolique des contestataires et « Nous sommes tous Khaled Saeed » a fédéré les Egyptiens indignés par l’autocratie de Hosni Moubarak (AbdelHamid, 2017). L’icône de Mohamed Bouazizi est devenue symbolique durant les contestations en Tunisie en 2010 (Riboni, 2015). Ces figures se construisent grâce aux interactions et aux interprétations des différents acteurs d’un événement, notamment sur les réseaux sociaux. Elles deviennent des vecteurs des valeurs, des croyances et favorisent la constitution des publics car elles produisent des significations. Nous allons analyser deux clips pour montrer la dimension symbolique de la mort de Neda selon les effets perlocutoires.
Comme on l’a remarqué, Neda est devenue le sujet principal de l’énonciation des verts contestataires. Grâce à son image, les verts s’exprimaient, se présentaient, dénonçaient et continuaient leur combat. Neda était un signe pour faire reconnaître des invisibles, des humiliés, elle s’inscrivait dans la stratégie de la lutte pour la reconnaissance. Dans une chanson de Shahin Najafi, Neda est une Héroïne qui voudrait que son droit de vote soit respecté et qui subit les pires malheurs. [5]
Pour analyser cette vidéo, nous emprunterons aussi l’approche sémio-pragmatique de Roger Odin pour comprendre comment la fiction pourrait être une manière de rencontrer la réalité. Le clip commence par du sang versé au sol, en souvenir du sang de Neda. Dans l’image suivante, le prénom de Neda est inscrit sur un arrière-plan rouge ainsi que les mots « Ma ville est noyée dans le sang ». L’image célèbre de cette fille tombée au sol s’impose à nous et nous entendons les voix de ses compagnons dire « Reste, Neda, Reste, Neda, n’aie pas peur, n’aie pas peur ». Ensuite, la chanson commence par une narration poétique [6] de sa mort. Simultanément par les paroles et par les images, l’interlocuteur est tenu au courant des événements concernant le Mouvement vert iranien, en particulier ce qui touche à la mort de Neda, ainsi que ses causes et ses effets.
Selon l’approche sémio-pragmatique, un mode fictionnalisant domine dans cette vidéo sur un mode documentarisant. Le second est présent dans la vidéo lorsque nous voyons les scènes de la mort de Neda ou les pleurs de sa mère sur sa tombe. Mais cette documentation fait partie d’une fiction que le chanteur nous présente. Si le mode documentarisant produit des informations sur la mort de Néda, le mode fictionnalisant consiste en une narration mobilisant des valeurs, des croyances (Odin, 2000). Odin constate que le mode fictionnalisant se fonde sur un processus de « diégétisation » ; c’est-à-dire que nous avons un texte construit sur le principe de narration qui n’est pas destiné à produire de l’information mais qui mobilise un ensemble de valeurs (ibid.).
Dans ce contexte, Néda est un personnage-signe exprimant un langage codé, une catégorie de sentiments, et qui participe à la constitution d’un nous. Ce personnage-signe est un liant qui représente non seulement un contexte politique mais les valeurs, les revendications de tous les citoyens demandant le changement. Toutes les séquences de ce clip sont au service de cette narration. Dans ce cadre, la fiction exacerbe les oppositions pour faire adhérer aux valeurs qu’elle cherche à promouvoir (Odin, 2000).
La fiction pousse le lecteur à choisir son camp ; c’est dans cette logique que le clip réalisé par Arman Azad construit un espace polarisé : quand elle parle des victimes, nous entendons les vertus et nous observons les images des contestataires ; lorsque nous entendons du mal, nous voyons les images du Guide suprême et du président conservateur.
Le chanteur imagine une conversation fictive entre Néda et sa mère qui demande à sa fille d’éviter d’aller dans la rue ; mais elle est décrite comme une héroïne qui ne cède pas au conservatisme de sa mère. Il se sert ensuite de symboles iraniens pour représenter la mort de Neda, en particulier lorsqu’il introduit le concept du martyr dans une comparaison entre la mort de l’héroïne et un mariage.
Dans la culture iranienne, le martyr, même mort, est toujours vivant. Il demeure un témoin qui révèle la tyrannie. Sur la base de ce concept, certains croient qu’il ne faut pas pleurer un martyr car sa mort est comme un mariage. En accord avec cette croyance, le poète donne à cette jeune femme le statut d’une jeune mariée et évoque la cérémonie de mariage telle qu’elle est pratiquée dans la culture iranienne : « Mais Neda a entendu une voix dans la rue qui disait : “‘Viens, aujourd’hui, c’est ton jour à toi ”’, ils [les Verts] veulent organiser ton mariage. » [7].
Le mode fictionnalisant du chanteur construit un discours politique qui révèle les conséquences de la contestation sur le pouvoir théocratique. Au niveau discursif, nous observons la construction d’un récit caractérisé par une conversation fictive entre Neda et sa mère. Selon Roger Odin, le mode fictionnalisant comporte plusieurs niveaux. Au niveau de l’espace, un monde se construit. Au niveau discursif, nous observons la construction d’un récit, où existent un niveau affectif et un niveau énonciatif par lequel nous trouvons un énonciateur fictif. La documentarisation répond au désir de réel du lecteur en l’interpellant directement en tant que personne réelle, mais la fictionnalisation propose une médiation pour accéder au réel sans que le lecteur se sente directement mis en cause (Odin, 2000).
Selon cette approche, la caractéristique du récit de Neda est dans la contextualisation qu’il représente. Par cette contextualisation, le récit partage les significations et les valeurs en adoptant une relation spécifique qu’il construit avec son interlocuteur. La sémiotique de Peirce insiste aussi sur ces relations spécifiques construites dans le contexte. De la même façon qu’Odin insiste sur les contraintes sociales (Odin, 2012), la sémiotique de Peirce confère de l’importance aux conditions du contexte participant à la production des sens. En ce sens, François Niney (2002 : 117) constate aussi que : « le sens de l’événement se joue toujours relativement à son contexte non seulement dans la réalité mais dans le film. Un film réussi, c’est précisément celui qui réussit à transposer cette contextualisation là dans celle-ci, en enrichissant au passage ses significations par un choix de relations spécifiques convaincantes ».
C’est dans ce cadre que pour le chanteur, Néda symbolise tous les Verts, en se référant à une cérémonie de mariage. Selon lui, Neda a réveillé tous les endormis. Sa mort est une renaissance. Cette image métaphorique représente la mort comme une forme de renaissance. Dans ce clip, des images complètent les paroles du poète : que ce soit l’image des mains des Verts qui appellent à la solidarité ou la peinture d’une jeune femme iranienne, un tissu rouge sur les yeux et le corps vert, accompagné d’un arrière-plan rouge qui symbolise Neda.
Les images montrent trois couleurs : noir témoigne du deuil et de la tristesse, rouge témoigne de la répression sanglante, de la victime et vert témoigne de l’espoir. Toutes les images correspondent aux extraits de la poésie de cette chanson : par exemple quand le chanteur dit : « Quel bénéfice pour tous ceux qui ont été tués ou sont emprisonnés ? » ; nous voyons les images des martyrs du mouvement. Les signes des V avec les tissus verts et les différentes œuvres artistiques de Neda symbolisent un Iran sous la répression mais en train de combattre. Les images des jeunes rappellent l’importance de la jeunesse iranienne comme un acteur clé de ce mouvement. La carte de l’Iran est en rouge. Des gouttes de sang symbolisent l’Iran sanglant. La composition des couleurs confère trois émotions : la tristesse, l’indignation et la solidarité. Les signes de V fonctionnent comme les métonymies qui expliquent un mouvement politico-social en vue d’atteindre la liberté. Il existe d’autres signifiants : les corps blessés, les femmes portant les tissus « Where is my vote ? », la plaque d’inscription de la rue Amirabad en rouge où Neda a été tuée. Ces signifiants participent à la construction d’une communauté de sens qui s’organise sous le slogan « où est mon vote ? » mais elle vise en réalité la mauvaise gouvernance, le système dictatorial … Dans ce contexte, la fonction de l’image comme une forme de langage apparaît. L’image est abordée non seulement en tant que révélatrice des brutalités mais aussi en tant que créatrice du sens, ou selon la synthèse théorique que nous avons proposée dans cet article, l’image peut être vue en tant qu’acte. À côté des mots, l’image constitue un dispositif de visibilité, un dispositif énonciatif. Selon la sémiotique peircienne, les mots et les images sont imbriqués dans une relation complémentaire. Les deux fonctionnent comme des signes. En effet, chaque signe pourrait perfectionner l’autre signe. Ils racontent une histoire, révèlent la répression et appellent les acteurs à être solidaires.
Le chanteur dialogue avec Dieu pour condamner la tyrannie de la République islamique : « Regarde, Dieu, ils ont brisé ton honneur, ils ont tiré sur ta Vierge Marie. » [8] En même temps, d’autres images évoquent une bipolarisation : le guide suprême iranien en train de prier en compagnie des responsables de la République islamique et des images de Neda. Le premier, selon le poète, est un tyran et la deuxième est une innocente : « Regarde, Dieu, nous sommes sous la domination d’une poignée de prédateurs. Regarde, quel est le prix d’un homme » [9].
Ce dialogue fictif avec Dieu émane d’un discours politique qui met en évidence la place des notions religieuses dans la théocratie. Selon les opposants à ce système politique, Dieu est instrumentalisé dans la théocratie pour justifier les rapports de force. L’utilisation de Dieu dans le langage des religieux rattachés au système théocratique conduit à une forme de désacralisation ; c’est-à-dire que l’instrumentalisation du divin aboutit à sa banalisation. Le dialogue avec Dieu est une caractéristique importante du contexte de l’Iran, le chanteur s’efforçant de montrer les contradictions de la théocratie qui, au nom de Dieu, tue les créatures de Dieu.
Puis, le poète appelle Neda et il décrit son regard lorsqu’elle est tombée à terre. Le visage de la jeune fille était orienté vers les spectateurs et ces derniers ont été influencés par ce regard : « Que voulait dire Neda avec son regard ? Est-ce qu’elle nous a demandé de suivre le chemin qu’elle a tracé ? » (Najafi 2015).
Ce qui était important dans cette vidéo, c’étaient les yeux ouverts qui regardaient les interlocuteurs. Une grande partie des interprétations montre que les récepteurs ont interprété cette vidéo comme une demande de la part de Neda pour continuer le combat. Najafi, le chanteur, interprète ce regard : « Que voulais-tu dire avec ton regard ? Non, nous n’arrêtons pas la protestation, la voix s’est répandue dans les rues et les ruelles, la ville est rouge de ton sang » [10].
L’autre exemple est un autre clip qui montre les images du mouvement vert sur la voix d’une poétesse. Hila Sedighi, surnommée « la poétesse du mouvement » est devenue célèbre par la diffusion massive de ses œuvres sur les réseaux sociaux. Condamnée par le tribunal de la République islamique pour ses poèmes contestataires, elle a acquis sa réputation grâce à ses textes épiques ayant pour sujets des thèmes féminins. L’apparition de ces nouveaux acteurs montre l’importance du contexte dans la construction d’un réseau de relations entre le chanteur, la poétesse, la victime, le lecteur, les spectateurs.
Le clip du poème de Hila Sédighi est mis en musique et illustré par des images du Mouvement vert [11]. Il commence par une image symbolique d’un escalier qui monte vers le ciel, une jeune mariée est devant cet escalier. Cette image comporte les trois couleurs du drapeau iranien. L’escalier va vers la couleur verte, symbole de l’émancipation, la couleur blanche est représentée par les nuages, et le rouge forme le fond de l’image sur lequel nous pouvons voir le peuple iranien en train de manifester. Comme le dernier clip, le langage des couleurs représente trois émotions de tristesse, d’indignation et d’espoir. Ces signifiants montrent aussi un contexte politique caractérisé par la répression, la victimisation et la solidarité.
Diffusé en décembre 2009, le clip, réalisé par Alireza Raeissi, commence par une chanson douce. La voix de Hila Sedighi accompagne les images. Le titre du poème est « L’automne », ce qui indique d’emblée sa nature contestataire car, dans la culture iranienne, l’automne, saison où les feuilles vertes tombent, est associé à la tristesse. Ce sentiment de tristesse se retrouve dans les premiers vers : « Il pleut et c’est la saison de l’automne et la gorge du ciel est pleine de chagrin » [12]. La poétesse évoque avec nostalgie son enfance à l’école, pleine de joie, et la confronte à sa jeunesse, soumise aux restrictions qui enferment les jeunes filles et les placent dans une situation douloureuse. Par ce clip, un observateur pourrait percevoir l’importance de la jeunesse dans ce mouvement. En particulier, la figure de Neda est centrale ; nous observons d’autres jeunes faisant le signe V en direction du ciel, un jeune en train de pleurer. Est aussi présente une figure métonymique : deux mains, d’un jeune homme et d’une jeune femme, liées par un tissu vert qui signifie l’importance de l’égalité entre les femmes et les hommes. Ces mains sont orientées vers le ciel nuageux qui est le signe d’un contexte politique troublé. Les corbeaux représentent le mal des conservateurs au pouvoir. Cette image est importante du point de vue du rôle des femmes dans ce mouvement. La présence massive des femmes dans ces manifestations représentée dans les images partagées, témoigne de la dimension féminine de ce mouvement, c’est-à-dire que les figures féminines sont des actrices importantes présentées dans les médias : Neda la figure symbolique comme martyre, Parvin, la mère de Sohrab Arabi, un jeune de 19 ans tué sous la torture, mais aussi la narratrice du mouvement, Hila Sedighi, la poétesse du mouvement et les nombreuses images qui montrent la bravoure des jeunes femmes dans les manifestations. Les images montrent aussi le ciel bleu : à l’inverse du ciel nuageux, le ciel bleu représente l’ouverture et est le signe de l’espoir de sortir d’une situation troublée.
Il existe une différence temporelle entre les deux clips. Le dernier clip apportait un espoir mais dans le second, la tristesse est plus partagée. Il semble que cette différence renvoie à la répression sévère des contestataires par rapport aux premiers mois.
Dans ce clip, existe aussi un mode fictionnalisant qui s’efforce de faire adhérer les lecteurs aux valeurs. Dans ce cadre, il existe une polarisation entre les verts contestataires et les conservateurs. Cette polarisation est symbolisée dans les représentations du faucon et de la colombe. Le public comprend tout de suite qu’il est question de Neda : « Le même faucon qui t’a tuée sous mes yeux, a démoli tous nos rêves. Il a séparé deux mains jointes par l’amitié » [13].
Deux images de la commémoration organisée en la mémoire de Neda suivent, et confirment que la camarade manquante de la salle de classe est bien Neda. En évoquant les larmes maternelles, l’amour et le deuil éprouvés, et tous ceux qui sont restés en prison, la poétesse introduit un thème féminin. Par une comparaison entre l’Iran et le Paradis, elle dénonce la violence des forces de sécurité. Un ensemble de questions adressées à la camarade martyre dépeignent la situation catastrophique du pays. Dans un extrait, la poétesse utilise la hache et le cèdre pour représenter le contexte. La hache est le signe de la tyrannie et le cèdre symbolise les jeunes réprimés, puisque le cèdre renvoie dans la culture iranienne à la résistance et à la jeunesse. Le niveau émotionnel de ce mode fictionnalisant se manifeste par les mères pleurant et les tombes inconnues. Le dialogue de la poétesse avec un martyr évoque le paradis, croyance enracinée dans la mentalité iranienne, pour mieux signifier la violence du pouvoir contre les verts : « Le cours est vide sans toi… ». « Toi » représente Neda et d’autres jeunes tués dans les manifestations. C’est un soi partagé qui représente le jeune iranien sous la répression sécuritaire.
Le clip se termine sur l’image d’une carte d’Iran sur laquelle figure une jeune femme couchée. Cette image fait de l’Iran une mère ; une forte symbolisation qui crée le sentiment d’appartenance. Tous ces signifiants représentent le signifié de la résistance pour la liberté de la patrie. Comme le clip précédent, sur un mode fictionnalisant, l’émergence d’un discours politique préconise un patriotisme ouvert et une résistance face à l’autocratie. La poétesse s’efforce de mobiliser les souvenirs d’enfance des lecteurs en vue de dramatiser l’événement. Ce rappel mobilise les émotions des lecteurs pour s’approprier la victime ; c’est-à-dire que le lecteur sent que ce qui s’est passé est son récit.
Ce clip, cette chanson, cette poésie sont des exemples des nombreuses réactions face à la mort tragique de Neda. La manière dont les récepteurs l’ont interprétée, la puissance de cette image dans le déclenchement des débats publics, la mobilisation des contestataires, la création de nouveaux sens nous montrent l’autonomie de l’image. La mort de Neda a montré que les images peuvent fonctionner comme un acte illocutoire. Cet acte pourrait avoir des effets perlocutoires. Si la révélation médiatique de cette vidéo est prise en compte comme un acte illocutoire, la mobilisation des citoyens, leur encouragement pour continuer leur combat, la dénonciation de la répression, pourraient être les effets perlocutoires de cette révélation médiatique.
La relation entre la sémiotique peircienne, l’acte de langage d’Austin et la vaste définition du langage de John Dewey nous permet de nous poser la question de l’autonomie des images et de leur pouvoir symbolique dans nos interactions. Pour cela, la vidéo de Neda a été un bon exemple pour montrer comment une image peut créer de nouveaux sens. La relation entre ces théories permet d’interpréter l’importance de l’élargissement de l’espace public en Iran, qui met l’accent sur le caractère anti hégémonique des réseaux sociaux. Ces derniers ont favorisé la mise en cause de la monopolisation des conservateurs sur les médias de masse en Iran. L’entrée de tous dans l’espace public, l’apparition de différents acteurs, la lutte des groupes exclus et marginalisés pour leur reconnaissance, montrent comment le rôle des images dans le monde des réseaux est en train de se développer. Ainsi, les images peuvent notamment servir à l’aboutissement du processus de reconnaissance, puisqu’elles sont susceptibles de rendre visibles les invisibles, de présenter les singularités des individus et des groupes exclus.
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[1] chaque image échappe aux intentions de son opérateur car elle devient une actrice dans un contexte. L’opérateur est seulement un acteur dans le processus de la production du sens. En effet, le partage de l’image peut entraîner des conséquences inattendues.
[2] Austin n’est pas suffisant pour analyser les images mais il est important pour sa théorie qui met en cause la définition représentationaliste du monde. Dewey et notamment Peirce permettent de préciser l’acte de langage d’Austin en proposant une définition plus large du langage qui ne se limite pas à la linguistique.
[3] Ce qualitatif de Dewey insiste sur le fait que dans une situation problématique nous sommes confrontées à une situation indéterminée et les différents acteurs cherchent à la déterminer. Une situation caractérisée par le désordre et l’effondrement de l’ordre établi.
[4] D’après la sémiotique de Peirce, la mort de Néda, la fraude électorale, la continuation des manifestations font partie de la deuxième catégorie : la secondéité qui est caractérisée par l’événement : l’effondrement de l’ordre établie, de la routine qui amène les citoyens à réfléchir à une solution pour gérer la crise. L’idée du rassemblement sous le slogan « où est mon vote », est la tiercéité qui fait le lien entre la priméité et la secondéité.
[5] Disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=NtpBTIeeNZY
[6] Pour le rôle des émotions, je m’appuie sur les différents auteurs y compris Dewey, Nussbaum, Charaudeau, Plantin … J’ai utilisé Narration poétique parce que le chanteur est train de raconter un événement par une poésie. Dewey et Nussbaum sont plus pertinents pour justifier le rôle de la poésie dans la narration.
[7] Traduit par l’auteur
[8] Traduit par l’auteur.
[9] Traduit par l’auteur.
[10] Traduit par l’auteur.
[11] Disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=qAgzk2DYPhw
[12] Traduit par l’auteur.
[13] Traduit par l’auteur.
Najafi Modjtaba, « Une analyse pragmatiste de la mort de Neda Agha Soltan en 2009 : Le dévoilement de l’image du nouvel Iran », dans revue ¿ Interrogations ?, N°33. Penser les représentations de l’ « idéal féminin » dans les médias contemporains, décembre 2021 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Une-analyse-pragmatiste-de-la-mort (Consulté le 21 novembre 2024).