Accueil du site > Numéros > N°33. Penser les représentations de l’ « idéal féminin » dans les médias (...) > Partie thématique > De la victime à la guerrière : transformations et permanences des (...)


Hougue Clémentine

De la victime à la guerrière : transformations et permanences des représentations du féminin dans les fictions zombies

 




 Résumé

Avec le succès des fictions zombies depuis le début des années 2000, les personnages féminins se sont diversifiés et endossent bien souvent un rôle de combattante à part entière : dans un contexte apocalyptique violent à l’extrême, ce statut de guerrière devient un nouvel idéal féminin. Pour autant, les rôles qu’endossaient les personnages féminins dans des fictions zombies plus anciennes, comme les fonctions de soignantes, ont-ils disparu ? Cet article se propose d’examiner les représentations du féminin dans les fictions zombies (films et séries télévisées) et d’en interroger l’évolution sur le plan des rôles traditionnellement attribués aux femmes. En effet, si les femmes se battent désormais à l’égal des hommes contre les morts-vivants ou contre d’autres survivants, représentant un idéal de femme forte et indépendante, les personnages féminins restent encore largement soumis aux assignations liées à leur genre et à la domination masculine.

Mots-clés : guerrière ; zombies ; genre ; représentations ; féminin

From victim to warrior : transformations and permanence of the representations of feminine in zombie fictions

 Abstract

As result of the success of zombie fictions since the early 2000s, female characters have diversified and often take on the role of full-fledged fighter : in an apocalyptic context of extreme violence, this status of warrior becomes a new feminine ideal. However, have the roles that female characters assumed in older zombie fictions, such as the functions of care, disappeared ? This article examines the representations of the feminine in zombie fictions (films and television series) and questions the evolution of the roles traditionally attributed to women. Indeed, if women now fight on an equal footing with men against the undead or other survivors, representing an ideal of strong and independent women, female characters are still largely subject to gender assignments and male domination.

Keywords : warrior ; zombies ; gender ; representations ; feminine

 Introduction

La popularité des films de zombies, croissante depuis le début des années 2000, invite à s’interroger sur les représentations des femmes dans ce type de fiction audiovisuelle. En effet, le genre gore auquel s’apparente le film de zombies présente historiquement des personnages féminins stéréotypés : il s’agit de jeunes et jolies victimes à la merci de monstres menaçants, représentées terrifiées et hurlant de peur (Clover, 1992 ; Grant, 1996). Pourtant, le succès d’une série comme The Walking Dead témoigne de l’avènement de la figure de la guerrière comme nouvel idéal féminin : nous entendons par « guerrière » une femme capable de violence, armée et apte au combat, qu’il s’agisse de se débarrasser des morts-vivants, de se défendre d’assaillants, voire de mener une attaque contre des ennemis. Elle se caractérise en outre par une force morale et physique supérieure à celle du spectateur. Personnage particulièrement populaire dans les fictions grand public contemporaines, comme le film Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015), la trilogie romanesque Hunger Games (Suzanne Collins, 2008-2010) ou la série télévisée Vikings (Michael Hirst, depuis 2013), les guerrières convoquent et réactivent la figure mythique grecque des Amazones ou celle des Valkyries dans la mythologie nordique (Demeule et Baker, 2018), tendant ainsi à représenter ces figures comme exemplaires aux yeux du public.

Cet idéal féminin repose sur cette dimension d’exemplarité, tout en étant opposé à toutes les qualités qui sont habituellement associées aux femmes («  On attend d’elles qu’elles soient féminines”, c’est-à-dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées.  », Bourdieu 1998 : 94). Il se constitue dans un contexte où les fictions zombies «  active[nt] l’image d’une véritable régression archaïque à la sauvagéité première, qui engage aussi les survivants encore humains, devenus eux-mêmes des loups pour leurs congénères.  » (Dominguez Leiva, 2015 : 68). Ce retour à un état de nature hobbesien, celui de la guerre de tous contre tous, implique alors, aussi bien dans l’intrigue que pour le spectateur, une valorisation des compétences en combat et en défense, et de la capacité à mener un groupe et à en organiser la survie. Immergé dans ce contexte post-apocalyptique, le public est en effet amené à s’investir affectivement vis-à-vis des personnages (Schaeffer 1999 : 185-186) et à faire sien l’idéal guerrier dominant dans ces fictions. Dans ce contexte, quelles sont les principales fonctions des personnages féminins dans l’histoire des fictions zombies ? Comment les personnages féminins en viennent-ils à endosser ce rôle guerrier ? L’apocalypse zombie, et l’impératif de violence qu’elle implique, induisent-ils un bouleversement des rôles traditionnellement assignés aux femmes ?

Pour répondre à ces questions, notre analyse s’inscrira dans le champ des études de genre, dont l’appareil critique pluridisciplinaire nous permettra de questionner les représentations du féminin aussi bien du point de vue historico-culturel que de celui de la singularité des œuvres : il s’agira d’interroger les fonctions endossées par les personnages féminins en regard des assignations de genre, «  l’action d’assigner consist[ant] à attribuer à une personne une place, une fonction, un rôle, et plus particulièrement, attendre qu’elle le performe en se conformant aux attentes sociales construites autour des identités de genre, selon qu’elle est perçue comme étant un homme ou une femme.  » (Damian-Gaillard, Montañola et Olivesi, 2014 : 13). Notre approche consistera en une analyse narratologique des personnages féminins dans les fictions audiovisuelles, c’est-à-dire de leurs fonctions dans la diégèse et dans la progression de l’intrigue – notamment par rapport aux personnages masculins –, de leur caractérisation et des effets que ces éléments produisent sur le spectateur (Jouve, 1992 ; Baroni, 2017).

Sans prétendre à l’exhaustivité, le présent article se concentrera ainsi sur les productions audiovisuelles à succès, et/ou considérées par la critique comme des jalons marquants de l’histoire du genre, depuis les premières apparitions de la figure du zombie dans les années 1930 à la série The Walking Dead – exemple remarquable par sa grande popularité –, en passant par les films de George A. Romero : en effet, son film Night of the Living Dead (1968) « a acquis, depuis longtemps déjà, le statut d’œuvre classique […]. » (Thoret, 2007 : 8). Nous excluons de cette réflexion les parodies et films humoristiques (et ils sont nombreux) : non qu’ils ne présentent pas d’intérêt par rapport à notre sujet, mais leur violence outrancière, confinant à la farce, ne permet pas d’appréhender la question des représentations de la guerrière au premier degré.

Nous parcourrons ainsi brièvement l’histoire de la représentation des femmes dans les fictions zombies, afin d’appréhender les jalons qui ont conduit à la constitution de cette figure de combattante. Nous montrerons par la suite que celle-ci est sans cesse contrariée par des modèles concurrents (soignante, mère ou symbole du pouvoir masculin), qui constituent les principales assignations du genre féminin. Nous examinerons enfin le cas particulier de la série The Walking Dead – qui présente un large panel de personnages féminins – pour y analyser les figures de combattantes.

 Victime, soignante puis combattante : construction historique de la figure de la guerrière (1930-1990)

Les personnages féminins sont présents dans les fictions zombies depuis les origines du genre au cinéma, endossant le plus souvent le rôle de victime, de femme à secourir. Ce sont les films de George A. Romero, inventeur du zombie moderne, qui donnent progressivement aux personnages féminins une place centrale dans l’intrigue. Nous examinerons dans cette partie quelques films marquants qui témoignent de l’évolution des personnages de survivantes, qui vont progressivement prendre part aux combats, pour devenir des guerrières à part entière.

Victimes ou soignantes : les femmes dans les premières fictions zombies

Dès les origines, le zombi haïtien est une figure politique : victime d’un rituel de possession au cours duquel il ingère une drogue neurotoxique le plongeant dans un état cataleptique, il est transformé en esclave, en «  une bête de somme que son maître exploite sans merci.  » (Métraux, 1958 : 405). Entre 1915 et 1934, Haïti est sous occupation américaine : Hollywood s’empare alors des croyances vaudoues, exploitant l’exotisme et l’imaginaire colonial pour créer des fictions fantastiques très populaires auprès du public américain.

Les premiers films présentant des zombies n’ont que peu à voir avec les actuelles hordes de morts-vivants, héritées des films de George A. Romero. Il est pourtant remarquable que White Zombie de Victor Halperin (1932) et I Walked With a Zombie de Jacques Tourneur (1943) mettent tous deux en scène des femmes zombifiées.

White Zombie raconte l’histoire d’un jeune couple, Neil et Madeleine, en voyage de noces à Haïti, où ils sont les hôtes de Charles Beaumont, propriétaire d’une exploitation de canne à sucre. Celui-ci tombe amoureux de Madeleine et demande à Legendre, un prêtre vaudou, de l’aider à la séduire : Legendre transforme alors la jeune femme en zombie. Apparition évanescente, au regard vide et aux gestes lents, Madeleine est la parfaite modélisation de la femme-objet : elle est à la fois l’objet du désir d’un homme riche et puissant (Beaumont) et réifiée par l’action de Legendre, dont le pouvoir n’est pas financier, mais occulte.

Dans I Walked With a Zombie de Jacques Tourneur (1943), la figure de la femme zombifiée est également centrale. Il s’agit de Jessica Holland, la femme d’un riche cultivateur de canne à sucre dans les Antilles, mystérieusement plongée dans un état de totale apathie, sans volonté ni réaction. Betsy Connell, une jeune infirmière, va tenter de faire appel au vaudou pour la guérir et découvre finalement que c’est sa belle-mère qui l’a ensorcelée car elle s’apprêtait à quitter son mari. Comme Madeleine, Jessica est réduite à l’état d’objet : dans les rituels vaudous, elle est d’ailleurs représentée par une petite poupée blonde, utilisée pour manipuler ses gestes. Mais à la différence de Madeleine, cette réification a pour but de la punir de son désir d’émancipation. Alors que dans White Zombie, le personnage féminin était totalement soumis à la volonté masculine – qu’il s’agisse de son asservissement par le sorcier ou de sa délivrance par son fiancé – le film de Tourneur envisage une redistribution des rôles puisque c’est une femme, Betsy, qui tente de la sauver – ce en quoi elle échoue. On observe néanmoins dans cette évolution une assignation de genre récurrente : le domaine du soin (care) comme réservé aux femmes (Gilligan, 1982 ; Laugier, 2011), assignation manifestée ici clairement par le métier d’infirmière de Betsy.

D’autres films reprennent le thème de la zombification vaudoue durant les années 1950 et 1960, en l’hybridant avec le motif du savant fou issu du Frankenstein de Mary Shelley : par exemple, dans Voodou Woman (Edward L. Cahn, 1957), le personnage féminin est l’objet des expériences du savant fou. Dans Dr Blood’s Coffin (Sidney J. Furie, 1961), il s’agit d’une infirmière, assistante du Dr Blood, qui découvre ses macabres projets. Avant l’apparition du zombie contemporain, les rôles féminins, largement cantonnées à des fonctions hiérarchiques subalternes, se distribuent donc le plus souvent entre les fonctions de victime et de soignante. On verra que ces positions, bien éloignées de l’idéal de la guerrière développé dans les productions postérieures, n’en ont pas pour autant disparu.

C’est en 1968 que le premier film de George A. Romero, Night of the Living Dead, fonde une nouvelle représentation du zombie, qui deviendra la norme du genre : désormais, plus de sorcier ou de savant manipulant sa créature, mais «  une engeance acéphale, sans hiérarchie.  » (Angelier, 2007 : 22).

Dans ce film, un groupe doit faire face à une soudaine invasion de morts-vivants, barricadé dans une maison. Succès public inattendu, Night of the Living Dead livre une critique virulente de la société américaine de son époque : filmé comme un reportage de guerre, il fait écho au Vietnam aussi bien qu’à la lutte pour les droits civiques (Thoret, 2007 : 8-9). Bien que contestataire, le film n’en donne pas moins une vision particulièrement stéréotypée de la femme. Barbra est le premier personnage à apparaître à l’écran ; après avoir vu son frère attaqué par un mort-vivant, elle se réfugie dans une maison, bientôt rejointe par Ben, un routier, une famille jusque-là cachée à la cave, ainsi qu’un jeune couple. Durant tout le film, Barbra reste hébétée, terrorisée, incapable de se défendre, ni même de réfléchir. Présentée comme totalement passive, elle est même infantilisée, notamment lorsqu’elle est montrée jouant, à peine consciente, avec une boîte à musique. Alors qu’elle n’est pas zombifiée, ses gestes lents et son regard vide évoquent largement la Madeleine d’Halperin : une femme-objet sans volonté. Nous verrons plus loin que dans le remake de Tom Savini (1990), le personnage de Barbra subit une totale métamorphose.

Romero : une progressive émancipation des femmes

Pour ses deux films de zombies suivants, George Romero choisit des femmes pour personnages principaux. Dans Dawn of the Dead (1978), il s’agit de Fran, une journaliste qui découvre l’invasion zombie depuis le studio de télévision où elle travaille , avant de fuir avec son fiancé Steve, pilote de l’hélicoptère du studio. Accompagnés de Peter et Roger, policiers d’une unité d’élite, ils se réfugient dans un centre commercial où les zombies déambulent sans but, comme enfermés dans leurs anciennes habitudes de consommateurs.

Dans cet espace clos, Fran est isolée, plus encore lorsque les trois hommes apprennent sa grossesse. Elle n’a pourtant de cesse de demander l’égalité : elle apprend à tirer au pistolet, puis à piloter l’hélicoptère. Mais lorsque Roger est mordu par un zombie, c’est Fran, unique personnage féminin du film [1] cantonné au domaine du soin, qui s’occupe de lui. Elle est en même temps présentée comme la clé de la survie et l’élément de résolution de l’intrigue : à la mort de Steve, elle sauve Peter, dernier homme vivant du groupe, en prenant les commandes de l’hélicoptère pour quitter le centre commercial envahi par les morts-vivants. En bon chroniqueur de son temps, Romero semble avoir pris acte des mouvements féministes dont la deuxième vague émerge à la fin des années 1960 : si le film a souvent été encensé pour sa critique de la société de consommation, il pourrait aussi bien être vu comme la difficile lutte d’une femme pour sortir des assignations de genre. Pour autant, Fran n’est pas à proprement parler une guerrière : bien que sachant manier une arme, elle reste à distance des combats.

L’évolution du personnage féminin va se poursuivre dans le troisième volet, Day of the Dead (1985) où, un an après l’apocalypse zombie, un groupe composé de militaires et de scientifiques cohabitent difficilement, parqués dans un bunker cerné par les morts-vivants. Ici encore, un des rôles de premier plan est féminin : Sarah, également l’unique femme du film, est une scientifique, une voix rationnelle dans un groupe d’hommes guettés par la folie. Dès le début du film, la force du personnage féminin est explicitement mentionnée par Miguel, un militaire à bout de nerfs : «  Nous sommes tous en train de craquer. Toute cette putain d’unité est en train de craquer, tout le monde sauf toi. Je sais que tu es forte, d’accord ! Et quoi ? T’es plus forte que moi, plus forte que tout le monde [2] !  ».

En effet, harcelée sexuellement par les militaires, Sarah leur tient tête et s’oppose à Rhodes, lieutenant ultraviolent et tyrannique. Le personnage féminin est ici beaucoup plus impliqué dans les scènes sanglantes que dans le précédent opus  : Sarah procède elle-même à l’amputation de Miguel, mordu par un zombie, et combat au corps-à-corps avec les morts-vivants. Son sang-froid, ses compétences en combat, mais aussi son opposition au despote Rhodes, lui permettront de faire partie des trois survivants. Forte et intelligente, Sarah constitue ainsi une mutation importante dans la représentation des personnages féminins dans les fictions zombies. Cependant, en tant qu’unique femme du film, elle est encore présentée comme une exception : elle est une guerrière mais aussi une femme hors norme, «  plus forte que tout le monde  ».

En 1990, Tom Savini, en charge des effets spéciaux des deux précédents films de Romero, réalise un remake de Night of the Living Dead, scénarisé et produit par le maître du genre. Le personnage de Barbra y est totalement métamorphosé : prostrée et terrorisée dans la version de 1968, elle devient ici une véritable guerrière et l’unique survivante de la « nuit des morts-vivants ». Alors que le chaos s’abat brutalement sur la ville, elle semble déjà prête pour la guerre : arborant des cheveux courts, un pantalon de treillis et un débardeur, elle sait se battre et utiliser une arme. Sur l’évolution de Barbra, Romero a déclaré qu’il n’avait pas assez «  fait confiance  » à ce personnage dans la première version, et qu’il avait souhaité, dans ce remake, en faire un «  personnage fort  » (Inguanzo, 2017 [2014] : 156). Ainsi, pour y parvenir, il a très largement masculinisé la Barbra de 1990, associant la notion de force à des attributs traditionnellement considérés comme masculins (cheveux courts, vêtements rappelant l’uniforme militaire, physique athlétique). Cet amalgame force/masculinité est un jalon important dans la constitution de l’idéal de la guerrière, d’autant qu’il apparaît dans d’autres types de films d’horreur.

En effet, si la démultiplication des guerrières que nous observerons dans The Walking Dead tendra à banaliser ce rôle de combattante, son caractère d’exceptionnalité dans les films de Romero renvoie à l’archétype de la final girl, la dernière survivante dans les films d’horreur de type slasher [3].

La guerrière, une variation de la final girl ?

En 1992, la chercheuse Carol J. Clover signe un essai remarqué, Men, Women, and Chainsaws : Gender in the Modern Horror Film, dans lequel elle analyse le motif de la «  final girl  ». Elle relève ainsi que la survivante «  n’est pas pleinement féminine […]. Son intelligence, son sérieux, ses compétences en mécanique et son sens pratique, ainsi que ses réticences en matière de sexualité, la distingue des autres filles et la rapproche, ironiquement, des mêmes garçons qu’elle craint ou rejette, sans parler du tueur lui-même [i].  » (Clover, 1992 : 40). Loin d’y voir une évolution féministe, Clover affirme au contraire qu’elle permet une identification du public masculin de ce type de films, à la manière d’un «  substitut homoérotique  » : la final girl est «  une femme non pas malgré la masculinité du public, mais précisément à cause d’elle [i].  » (Clover, 1992 : 53). La survivante qui affronte un tueur fou (ou des zombies) ne représenterait donc pas une émancipation des femmes, mais au contraire une mise en adéquation avec les conceptions stéréotypées du public masculin concernant la représentation des qualités nécessaires à la survie.

L’analyse de Clover peut-elle être transposée au film de Savini ? Le concept n’est pas complètement opérant dans le cas qui nous intéresse, dans la mesure où le personnage féminin n’est pas enfermé dans un face-à-face genré avec un tueur masculin, mais pris en étau entre, d’une part, les survivants mâles incapables de coopérer et, d’autre part, la masse indifférenciée des morts-vivants. Plusieurs éléments permettent toutefois de rapprocher, mutatis mutandis, la Barbra de Savini de la final girl des slashers : tout d’abord, le statut d’unique survivante du personnage féminin ; ensuite, son apparence, qui rompt avec les représentations stéréotypées de la féminité dans les médias de masse (Mulvey, 1975 ; Goffman, 1977 ; Sepulchre, 2010 ; Biscarrat, 2017) tout en visant un public masculin (bien que, dans les faits, ce public soit bien plus mixte [4]). La guerrière serait donc moins un modèle de femme émancipée qu’un type de personnage conforme aux représentations genrées de la force.

À l’image de la place des femmes dans la société, le personnage féminin s’est transformé depuis l’apparition des zombies au cinéma, passant du statut d’objet ou de soignante à celui de figure de la raison et de la force. Si le concept de final girl de Clover ne peut s’appliquer totalement aux films de zombies, il permet cependant d’expliquer la « masculinisation » du personnage féminin. On pourrait en effet penser que cette représentation éloignée des stéréotypes représente un bouleversement des rôles de genre. Or, ces quelques exemples montrent que la figure de la guerrière se construit sur une vision masculino-centrée de la force, qui perdure encore dans des fictions plus récentes.

 Fonctions des personnages féminins dans les fictions contemporaines 

Le début du xxie siècle voit le genre zombie acquérir une popularité inédite : films, séries télévisées, romans, bandes dessinées et jeux vidéo mettant en scène des morts-vivants sont désormais produits dans le monde entier (Olney, 2017). Malgré une présence croissante dans les fictions zombies, les personnages féminins sont encore fréquemment relégués à des fonctions narratives secondaires (compagne du héros, femme en détresse à sauver, mère éplorée, etc.). Le film à succès [5] Word War Z de Marc Forster (2013) est à ce titre éclairant : les deux seuls personnages féminins notables sont l’épouse du héros (cantonnée à la fonction maternelle) et une militaire israélienne, Segen, adjuvante du héros, dont l’apparence (cheveux ras, béret militaire, treillis, fusil semi-automatique) s’écarte ici encore des stéréotypes féminins. Cette dernière pourrait être considérée comme une guerrière de type final girl si son personnage n’était pas relégué au second plan : l’intrigue repose ici sur la capacité du héros masculin, interprété par Brad Pitt, à sauver le monde à lui seul.

Autre production à succès, la série The Walking Dead (débutée en 2010) est adaptée de la bande dessinée du même nom et raconte la survie d’un groupe mené par Rick Grimes, ancien adjoint du shérif d’un comté d’Atlanta. Après bien des errances et des pertes humaines, les survivants découvrent Alexandria, une ville ceinte d’une solide muraille, où les habitants disposent d’un confort inespéré. Le groupe rencontre aussi d’autres communautés, alliées (la Colline, le Royaume) ou ennemies (notamment le Sanctuaire, dirigé par le despotique Negan) : s’appuyant sur les interactions entre ces cités, l’intrigue prend alors un tour résolument politique. Si la série valorise progressivement les personnages de guerrières, ce n’est pas le cas lors de la première saison dans laquelle le campement des rescapés s’organise suivant un schéma particulièrement conservateur : les hommes se chargent de la défense et de l’approvisionnement et les femmes s’occupent des questions domestiques (préparation des repas, lessive, soin des enfants). Dans les productions contemporaines, quand bien même un personnage féminin se montre compétent au combat et prend des initiatives à l’égal des personnages masculins, il est régulièrement réassigné aux activités considérées comme « de son genre » (Eagly, 1987), notamment le soin, voire utilisé sur le plan narratif pour mettre en évidence le pouvoir masculin.

Care et maternité 

On l’a vu, depuis les prémices du genre et encore dans les films de Romero, les femmes, même lorsqu’elles incarnent des figures du savoir et de la raison, sont largement cantonnées au domaine du care. Cette assignation perdure largement dans les fictions zombies contemporaines. Dans la saison 4 de The Walking Dead, c’est à Carol, pourtant combattante aguerrie, que l’on confie l’éducation des enfants du camp : ainsi les femmes sont facilement présentées comme des substituts maternels. Les personnages de mères peuvent même endosser un rôle central, comme c’est le cas dans les quatre premières saisons du spin-off Fear The Walking Dead (Robert Kirkman et Dave Erickson, débutée en 2015). Dans cette autre série à succès, qui se concentre sur le début de l’épidémie, une place centrale est donnée à un personnage de mère d’une famille recomposée : si Madison, conseillère d’orientation dans un lycée, s’avère être une redoutable guerrière, c’est dans la mesure où elle doit protéger sa progéniture. 

Le maintien de la structure familiale, et notamment de la maternité, est un enjeu central dans la fiction zombie : la nécessité de pérenniser l’espèce apparaît tantôt comme prioritaire lorsque le monde est envahi par les morts, tantôt comme une pure folie dans un environnement aussi instable. Mais dans les deux cas, on observe une dépossession de la femme enceinte de son propre corps, réapproprié par une figure masculine. L’exemple de Fran dans Dawn of the Dead, précédemment cité, est à ce titre éclairant : isolée dans une petite pièce, elle entend les trois hommes discuter de son sort. Quand Peter demande à Steve, le père de l’enfant à naître, s’il est prêt à «  faire avorter Fran  », il la relègue au rang de mineure sans droits sur son propre corps. Comme le remarque l’anthropologue Marika Moïsseeff, «  dans l’imaginaire collectif occidental contemporain, tout se passe comme si les agents de la grossesse, c’est-à-dire les femmes, étaient dorénavant perçus, à l’exemple d’organismes parasités, comme des hôtes porteurs […], c’est l’autonomie de la femme qui est mise en péril par son accaparement par le bébé. Celui-ci la transforme en esclave dont la tâche consiste à se dévouer corps et âme à son rejeton.  » (Moïsseeff, 2017 : 318). Dans le remake de Dawn of the Dead de Jack Snyder (2004), cet accaparement est on ne peut plus littéral : Luda, enceinte et contaminée par un zombie, se voit dissimulée par son mari Andre dans une boutique du centre commercial et finit par donner naissance à un enfant zombifié. L’appropriation du corps est ainsi double : le mari et l’enfant à naître se partagent le corps de Luda, réduite au statut d’incubateur.

La grossesse est également abordée dans la 2e saison de The Walking Dead : alors qu’elle a appris qu’elle était enceinte, Lori, l’épouse de Rick, décide de mettre un terme à sa grossesse. Elle renonce in extremis à avorter ; mais lorsqu’il découvre qu’elle a envisagé de le faire, Rick est furieux qu’elle ait pu y songer. Lori elle-même s’en excuse («  J’ai merdé  [6 », dit-elle) : alors qu’elle n’est qu’au tout début de sa grossesse, son corps ne lui appartient déjà plus. Elle mourra en couche au début de la saison suivante (saison 3 épisode 4), sacrifiant sa vie pour la pérennisation de l’espèce. La dimension apocalyptique du zombie réactive le traditionnel idéal maternel, le corps des femmes étant à la fois sanctuarisé par la grossesse et l’espoir qu’elle suscite et, pour les mêmes raisons, mis à l’écart de la vie du groupe. En outre, le corps féminin est souvent un moyen de signifier la supériorité du pouvoir masculin.

Les personnages féminins et leur fonction d’affirmation du pouvoir masculin

Le contexte d’effondrement total présenté dans les fictions zombies entraîne la formation de groupuscules menés par des chefs autocrates ultraviolents, plus soucieux de tirer un bénéfice individuel de ce nouvel ordre des choses que du bien commun. Ces tyrans, souvent animés par un esprit de revanche sur leur statut social dans le monde pré-apocalyptique, font du corps féminin un enjeu de pouvoir, un espace d’affirmation de leur domination sur le groupe. Les personnages féminins deviennent ainsi, au niveau diégétique, les symboles de leur pouvoir et, au niveau de la structure narrative, intronisent ces personnages comme ennemis absolus, plus dangereux encore que la menace zombie.

28 Days Later de Danny Boyle [7] (2002) fait de l’appropriation du corps féminin un élément central de l’intrigue. Alors qu’une épidémie décime l’Angleterre, un groupe de survivants tente de fuir Londres. Il est composé de Jim, par qui l’on découvre cette apocalypse alors qu’il se réveille d’un coma et de Selena, qui le sauve en attaquant des « infectés » à coups de cocktails Molotov. Ils sont accompagnés de Franck, chauffeur de taxi et de sa fille adolescente Hannah. Alors que le groupe approche de Manchester, Franck est contaminé puis abattu par des militaires. Les trois survivants sont emmenés dans un château tenu par le major West, qui livre Selena et Hannah à ses hommes. Les deux jeunes femmes sont contraintes de revêtir des robes et enfermées, dans l’attente de servir de récompense sexuelle aux soldats. Malgré leurs compétences techniques dans la survie et leurs capacités au combat, elles sont réduites à l’état d’objet sexuel. Cette séquence révèle au spectateur le degré de violence dont sont capables les militaires et lui indique qu’ils surpassent les zombies en termes de danger.

On trouve un autre exemple de cette utilisation diégétique et narrative du corps féminin dans Land of the Dead, quatrième volet de la série de George Romero (2004). Dans un monde peuplé de morts-vivants qui retrouvent peu à peu une forme d’intelligence, la ville de Pittsburg s’est reconstruite en castes, entre les plus riches habitant la Fiddler’s Green Tower et les plus pauvres survivant tout juste dans les bidonvilles alentours. Riley est chargé de la sécurité de ces ghettos ; après une mission, il entre dans un bar où il voit Slack, une jeune prostituée, enfermée dans une cage avec des zombies, une foule d’hommes massée autour d’elle pariant sur sa survie. Sauvée par Riley, elle révèle qu’elle doit son sort à Kaufman, richissime maire de la ville, car elle tentait d’organiser la rébellion des quartiers pauvres. Elle est donc une guerrière, ou plutôt ici une guerillera, une résistante ; après son sauvetage, «  elle n’aura de cesse de vouloir s’affranchir de sa condition potentielle de victime réifiée et de s’affirmer comme l’égale de Riley […]. » (Martin, 2017 : 23). Mais par rapport au caractère central du personnage de Sarah dans le précédent volet de la série des Of the Dead, «  Romero réserve au personnage de Slack un traitement inattendu, moins aventureux et revendicatif que ce à quoi on aurait pu s’attendre.  » (Martin, 2017 : 24), comme si son statut de victime au début du film entravait son émancipation.

Dans cette cage, Slack a été offerte aux zombies comme aux regards des hommes et à leur cupidité : son statut d’objet est le symbole du pouvoir d’agir de Kaufman, et devient dans le même temps l’élément narratif permettant l’identification du plus dangereux opposant des héros. La violence sexuelle permet ainsi de définir et d’identifier l’ennemi principal. Il en va de même dans la saison 3 (épisode 7) de The Walking Dead, dans lequel Maggie est torturée par le Gouverneur, dirigeant totalitaire de la ville de Woodbury, qui la déshabille, l’humilie et la menace de viol pour obtenir des informations. La jeune femme, qui s’impose peu à peu comme un membre essentiel de son groupe, aussi apte à la guerre que les hommes, sert ici à exacerber la menace que représente le despote. Comme dans les cas de Rhodes (Day of the Dead), des militaires de 28 Days Later, de Kaufman (Land of the Dead) et du tyran polygame ultraviolent Negan (The Walking Dead, saisons 6 à 8), le corps des femmes, et en particulier celui des « dures à cuire », c’est-à-dire des combattantes aguerries qui se rebellent contre un ordre autoritaire, est ce qui permet de mettre au jour la dangerosité du tyran.

Les stéréotypes de genre sont ainsi moins bousculés qu’on pourrait le penser : la fonction narrative de la guerrière reste définie en creux par la présence d’une force virile menaçante, qui la maintient dans un statut de victime. Si la guerrière est désormais représentée comme une opposante de premier plan à la virilité tyrannique, elle demeure l’objet privilégié de l’expression de la violence du tyran. La narration sérielle, qui permet de développer les personnages et de les faire évoluer sur plusieurs années, marque-t-elle une évolution significative de ces représentations ?

 Le cas de The Walking Dead  : des guerrières sous tutelle ?

  • La série The Walking Dead, dont le succès public est considérable [8], permet d’interroger la représentation de l’idéal de la guerrière dans la structure spécifique de la narration sérielle. Elle présente par ailleurs des caractéristiques remarquables : d’une part, contrairement aux films précédemment cités, le nombre de personnages féminins y est particulièrement important (près d’une vingtaine de personnages féminins principaux, c’est-à-dire apparaissant au générique de début durant les neuf saisons de la série, soit environ 40% du personnel fictionnel) ; d’autre part, il s’agit pour un bon nombre de personnages combattants : plusieurs guerrières y sont en effet armées et chargées de missions de défense et d’attaque, au même titre que les hommes, et peuvent parfois arriver à des fonctions de dirigeantes.

Spécificités de la narration sérielle

Le transfert de la figure du mort-vivant à la série télévisée entraîne une diversification des figures féminines : en présentant un plus grand nombre de personnages, avec davantage de temps pour en évoquer l’histoire et la psychologie, la narration sérielle tend à réduire la typification des personnages, et à se rapprocher de la complexité du réel. Hervé Glevarec explique notamment que c’est l’absence potentielle de fin à la série – « l’absence de téléologie connue à l’épisode visionné » – qui produit un effet de réel : «  Si aucune téléologie n’existe à la vision d’un épisode E0X, aucun “indice” ne peut être donc perçu par le téléspectateur puisqu’il n’y en a pas. L’absence de téléologie est ce qui rapproche les personnages des personnes, la fiction de la vie.  » (Glevarec, 2010 : 229).

Le lien avec le public s’en trouve ainsi modifié : «  La richesse des univers fictionnels sériels a pour effet de tisser des liens plus forts entre séries et téléspectateurs. Ceux-ci s’immergent dans un univers dont ils connaissent de mieux en mieux les personnages et qu’ils voient s’emplir d’anecdotes, de situations, de liens aussi complexes que ceux de la réalité » (Esquenazi, 2013 : 8). La narration sérielle permet une caractérisation plus fine des personnages : hommes et femmes traversent tout un panel d’émotions et de situations qui les rendent plus complexes ; les guerrières sont alors construites sur une image de la force mentale et physique, caractéristique de cette figure, sensiblement plus nuancée. Les personnages féminins sont également plus diversifiés (femmes non-blanches, homosexuelles, de tout âge et de toute morphologie), ouvrant ainsi le spectre des représentations à l’échelle du spectatorat. Cependant, les héroïnes de premier plan – les guerrières – restent globalement conformes à l’idéal dominant de jeunesse et de minceur.

Malgré un personnel féminin relativement riche et varié, il apparaît que la figure de la guerrière reste, dans The Walking Dead, dans le giron d’un pouvoir masculin, et en vient même parfois à être présentée comme déviante. Bien que «  dans le monde post-apocalyptique, les femmes soient plus libres d’agir durement et d’être indépendantes parce qu’il est évident que le monde est sens dessus dessous [i]. » (Inness, 1999 : 123), ces personnages de guerrières fortes et indépendantes ne sont pas nécessairement émancipés de la domination masculine.

Un pouvoir politique féminin sous tutelle masculine

Bien que compétentes en combat, en stratégie militaire et en techniques de défense, les femmes de la série peinent à accéder au pouvoir ou à le conserver. Les femmes dirigeant une communauté dans The Walking Dead sont minoritaires : sur plus d’une dizaine de communautés constituées, seules quatre sont dirigées par des femmes, dont deux par des ennemies des héros, Jadis et Alpha. Nous n’aborderons pas ces personnages ici, pour nous concentrer sur la représentation des héroïnes.

Deux personnages de premier plan, guerrières accomplies, n’accèdent au pouvoir qu’après le décès de leur compagnon : Maggie et Michonne. Maggie, personnage central présent depuis la 2e saison, va prendre, à la saison 9, la direction de la communauté de la Colline après un parcours sous une permanente tutelle masculine. En effet, elle est la fille d’Hershel Greene qui recueille le groupe de Rick dans sa ferme, puis elle forme avec Glenn un couple marquant de la série, jusqu’à la mort de ce dernier, sauvagement assassiné par Negan. Le tyran surnomme alors Maggie « la Veuve », la définissant non pas pour elle-même, mais par la mort de son conjoint. Elle assume d’ailleurs la tutelle masculine lorsqu’elle explique en voix off, dans l’épisode final de la saison 7, sa détermination à défendre le modèle de communauté pacifiée entrepris à Alexandria : elle présente sa démarche non pas comme une entreprise collective ou un choix personnel, mais comme le prolongement de l’œuvre de son défunt mari : «  Glenn a pris la décision, Rick. Je poursuis simplement la direction qu’il a donnée [9].  ».

Michonne est sans doute une des représentantes les plus marquantes de l’idéal de la guerrière dans cette série. Armée d’un sabre japonais qu’elle manie avec expertise, ayant survécu seule à l’effondrement de la civilisation, elle apparaît dans les dernières minutes de la 2e saison, tenant deux zombies en laisse : son arrivée coïncide ainsi avec la suspension de l’intrigue et renforce l’attente de la saison suivante. D’abord « loup solitaire » vivant en marge de tout groupe, elle va peu à peu acquérir le costume social de l’épouse et de la mère. Commençant par se prendre d’affection pour le jeune Carl, elle devient la compagne de son père Rick, et par là même le bras droit du chef de groupe. Elle l’incite même à prendre davantage de pouvoir en unifiant les différents clans alliés (saison 7 épisode 12). Elle retrouve ainsi les traditionnelles fonctions de care et renonce à celles de leader qu’elle pourrait pourtant endosser. Comme Maggie, ce n’est qu’à la disparition de son compagnon qu’elle prendra sa place à la tête d’Alexandria. Le pouvoir des guerrières est ainsi limité par leur statut d’épouse.

Le cas d’une communauté exclusivement féminine, Oceanside (saison 7), s’avère représentatif du traitement du pouvoir féminin dans la série. Ce groupe d’une soixantaine de femmes vit reclus près d’une plage. Il ne s’agit pas d’un regroupement volontaire, mais imposé par les circonstances : tous les hommes du groupe âgés de plus de 10 ans ont été massacrés par Negan. Solidement armées, ces femmes vivent cachées, se nourrissant de leur pêche et exécutant tout intrus pénétrant dans leur domaine. Cette communauté féminine refuse de s’allier aux autres groupes de survivants pour renverser le tyran Negan. La dirigeante Natania pense que la guerre contre Negan est vaine : «  Nous ne sommes pas courageuses [10].  », affirme-t-elle. Cette figure de cheffe fragile et pusillanime se distingue d’autres habitantes d’Oceanside plus belliqueuses, mais l’ensemble de la communauté est représenté comme un groupe soumis : pour preuve, Rick les dépouille sans difficulté de leurs armes et elles finissent par participer à la coalition contre le despote, comme le chef d’Alexandria le souhaitait. La communauté de femmes ne peut ainsi accéder à l’indépendance politique.

Un dernier cas attire l’attention, car il s’agit d’une femme de pouvoir qui n’est pas une guerrière : Deanna Monroe, première dirigeante d’Alexandria, dont la légitimité tient notamment à ses fonctions de sénatrice dans le monde pré-apocalyptique. Le groupe de Rick, troublé par la normalité de la vie quotidienne et l’absence de conflits dans cette cité, conclut à la faiblesse des habitants et en impute la responsabilité à leur dirigeante. Cette faiblesse est confirmée lorsque la ville est attaquée par des pillards, qui laissent également entrer des morts-vivants : Deanna avoue ne pas savoir se battre et reste cachée, protégée par son fils Spencer (saison 6 épisode 2). La femme de pouvoir est ici encore représentée comme impuissante. Ni guerrière, ni homme, Deanna est donc fragile ; son refus de la violence, sa bienveillance à l’égard des nouveaux venus, son statut de mère soucieuse de protéger ses enfants représentent en réalité toutes les assignations de son genre. Comme le rappellent les politologues Catherine Achin et Sandrine Lévêque, «  les femmes ont été autorisées à investir la profession politique par le biais d’interstices conformes à ce qu’est censée être la “nature féminine” et où elles peuvent mettre en avant les qualités qu’on attribue à leur sexe : la douceur, la compassion à l’égard des plus faibles, le moindre goût pour l’affrontement […]. » (Achin et Lévêque, 2014 : 128). Ainsi, l’éviction de Deanna du pouvoir valide en creux l’idée d’une incapacité constitutive des femmes à mener une politique belliqueuse.

L’étrange violence de Carol

Mais lorsque qu’une guerrière se montre trop violente, son attitude est présentée comme déviante, associée à un désordre psychique : c’est le cas de Carol. Cette femme battue va d’abord s’émanciper grâce à l’apocalypse zombie : dès la 1ère saison, son mari maltraitant est zombifié. Sa fille connaît le même sort dans la saison 2. Elle s’endurcit au fil des épisodes, mais conserve un statut de substitut maternel en se chargeant de l’éducation des enfants de son groupe de survivants.

Elle va progressivement devenir une combattante sans pitié, au point d’être effrayée par sa propre violence. Elle n’hésite pas à tuer les survivants qui mettent en péril la sécurité collective. À la fin de la saison 4 (épisode 14), elle exécute la petite Lizzie : la fillette, maladivement attirée par les morts-vivants, avait tué sa propre sœur pour la faire revenir en zombie. La jugeant incapable de vivre en communauté, Carol l’abat, sans que la fillette ne puisse comprendre ce qui lui arrive. L’effroi que suscite cette mise à mort chez le spectateur va tendre à faire apparaître Carol comme un personnage extrémiste et déséquilibré – tendance qui va se confirmer dans les saisons suivantes.

En effet, dans les saisons 5 et 6, recueillie avec son groupe dans la ville protégée d’Alexandria, elle se fait passer pour la parfaite femme au foyer, pour mieux comploter contre Deanna : performant volontairement son genre par un ensemble d’attitudes, de postures, d’activités socialement reconnues comme féminines (Butler, 2006 [1990]), elle a parfaitement conscience de ces codes imposés : elle sait qu’une femme qui fait des activités « de femme » (cuisine et bavardages) n’éveillera pas la méfiance des habitants. C’est à ce moment-là qu’elle est représentée comme une femme double, venimeuse. Sa féminité devient inquiétante, parce que Carol est totalement consciente de la performativité du genre et en fait un moyen de manipuler ses congénères.

Lors de l’attaque d’Alexandria, elle est montrée dans toute sa violence, exterminant méthodiquement les assaillants. La guerrière prête à tout pour la survie collective est conçue pour effrayer : la représentation de son déséquilibre émotionnel reste distanciée, de telle sorte que le spectateur conserve à son égard un sentiment de malaise. Alors que l’état mental d’un personnage masculin comme Morgan fait l’objet de développements narratifs sur plusieurs saisons (de son ultra-violence à sa « rédemption »), le spectateur reste à distance des émotions de Carol.

Cette représentation est caractéristique d’une violence féminine « sous tutelle » masculine, comme l’expliquent les sociologues Coline Cardi et Geneviève Pruvost : «  La violence des femmes est au cœur d’un rapport étroit entre savoir et pouvoir, qui dépossède les femmes de leurs actes en substituant à leur discours une interprétation psychiatrique ou psychologisante qui tend à leur ôter tout statut de sujet (elles sont malades) et à réaffirmer la différence des sexes  » (Cardi et Pruvost, 2017 : 43). De même, Carol est un objet étrange, pour le spectateur comme pour elle-même : sa violence la conduit à vivre à l’écart du monde (saison 7) et cesse dès lors qu’elle s’engage dans une relation de couple (saison 9) et adopte un enfant : revenue à un statut « normal » d’épouse et de mère, elle est de nouveau représentée comme une figure d’autorité.

 Conclusion

Si l’idéal de la guerrière remporte un tel succès auprès du grand public, c’est peut-être qu’il ne perturbe pas profondément les structures sociales : les assignations sont tenaces, même après l’apocalypse. L’état de nature que modélisent les films de zombies n’est pas nécessairement un retour à un état pré-civilisationnel : c’est un nouvel état du monde chargé de son passé culturel et de ses anciennes structures.

Aussi avons-nous pu nous rendre compte, à travers ces quelques exemples, que la figure de la guerrière dans les fictions zombies à succès est moins féministe qu’on pourrait le penser. Lorsqu’elle n’est pas réassignée aux fonctions de soin, elle est régulièrement définie par rapport au masculin : soit représentée suivant les codes de la virilité, soit instrumentalisée pour faire émerger le pouvoir masculin, soit encore entravée par une tutelle masculine. Si, à l’échelle de l’histoire de ce genre de fictions, la présence de femmes guerrières témoigne d’une indéniable évolution des représentations, il ne s’agit pas encore d’une mise en scène d’un empowerment, c’est-à-dire d’un «  processus présenté comme égalitaire, participatif et local, par lequel les femmes développent une “conscience sociale” ou une “conscience critique” leur permettant de développer un “pouvoir intérieur” et d’acquérir des capacités d’action, un pouvoir d’agir à la fois personnel et collectif tout en s’inscrivant dans une perspective de changement social  » (Bacqué et Biewener, 2015 : 7). Compte tenu de la dimension historiquement contestataire des fictions zombies (Thoret, 2007), on peut avancer que la figure de la guerrière n’a pas encore atteint son plein potentiel critique.

 Œuvres citées (par ordre chronologique)

HALPERIN Victor (réalisateur) (1932), White Zombie [DVD], RDM éditions, 67 min.

TOURNEUR Jacques (réalisateur) (1943), I walked with a Zombie [DVD], Warner Bros, 68 min.

CAHN Edward L. (réalisateur) (1957), Voodoo Woman [DVD], American International Pictures, 75 min.

FURIE Sidney J. (réalisateur) (1961), Doctor Blood’s Coffin [DVD], Final Cut, 91 min.

ROMERO George A. (réalisateur) (1968), Night of The Living Dead [DVD], Bac Films, 96 min.

ROMERO George A. (réalisateur) (1978), Dawn of the Dead [DVD], Aventi Distribution, 114 min.

ROMERO George A. (réalisateur) (1985), Day of the Dead [DVD], Filmédia, 101 min.

SAVINI Tom (réalisateur) (1990), Night of the Living Dead [DVD], Sidonis, 85 min.

BOYLE Danny (réalisateur) (2002), 28 Days Later [DVD], 20th Century Fox Home, 112 min.

SNYDER Zack (réalisateur) (2004), Dawn of the Dead [DVD], Metropolitan Vidéo, 96 min.

ROMERO George A. (réalisateur) (2004), Land of the Dead [DVD], Wild Side Video, 93 min.

KIRKMAN Robert (auteur-producteur) (2010-2018, saisons 1 à 9, 131 épisodes), The Walking Dead [DVD], E1 Entertainment, 5502 min.

FORSTER Mark (réalisateur) (2013), World War Z [DVD], Paramount Pictures, 111 min.

KIRKMAN Robert et ERIKSON Dave (auteurs-producteurs) (2015-2019, saisons 1 à 5, 69 épisodes), Fear The Walking Dead [DVD], Universal Pictures France, 3017 min.

 Bibliographie

Achin Catherine et Lévêque Sandrine (2014), « La parité sous contrôle. Égalité des sexes et clôture du champ politique. », Actes de la recherche en sciences sociales n° 204, septembre, pp. 118-137.

Angelier François (2007), « À leurs corps défendant », dans Politique des zombies. L’Amérique selon George A. Romero, Thoret Jean-Baptiste (dir.), Paris, Ellipses, pp. 15-23.

Bacqué Marie-Hélène et Biewener Carole (2015), L’empowerment, une pratique émancipatrice ? [2013], Paris, La Découverte Poche.

Baroni Raphaël (2017), Pour une narratologie transmédiale, Poétique, n° 182, 2nd semestre, pp. 155-175.

Bétan Julien et Colson Raphaël (2013), Zombies !, Bordeaux, Les Moutons Électriques.

Biscarrat Laetitia (2017), « Fiction, genre et pouvoir politique : l’État de Grâce et la “République des mâles” », Études de communication, n° 48, juin, pp. 139-154.

Bourdieu Pierre (1998), La Domination masculine, Paris, Seuil.

Butler Judith (2006 [1990]), Trouble dans le genre, Paris, La Découverte.

Cardi Coline et Pruvost Geneviève (dir.) (2017), Penser la violence des femmes [2012], Paris, La Découverte Poche.

Cherry Brigid (1999), The Female Horror Film Audience : Viewing Pleasures and Fan Practices, Department of Film and Media Studies, University of Stirling.

Clover Carol J. (1992), Men, Women, and Chainsaws : Gender in the Modern Horror Film, Princeton : Princeton University Press.

Damian-Gaillard Béatrice, Montañola Sandy et Olivesi Aurélie (dir.) (2014), L’assignation de genre dans les médias. Attentes, perturbations, reconfigurations, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

Demeule Fanie et Baker Joyce (2018). « Corps et communautés guerrières en culture populaire contemporaine », colloque Imaginaires des Amazones  : pouvoir, sacrifice, communauté. Université de Montréal, 28 septembre 2018 [en ligne] http://oic.uqam.ca/fr/communications/corps-et-communautes-guerrieres-en-culture-populaire-contemporaine (consulté le 10 décembre 2020).

Dominguez Leiva Antonio (2013), Invasion Zombie, Neuilly-Lès-Dijon : Le Murmure.

Dominguez Leiva Antonio (2015), « Le zombie, héros culturel de l’ère néobaroque », dans Z pour Zombies, Perron Bernard, Dominguez Leiva Antonio et Archibald Samuel (dir.), Presses de l’Université de Montréal, pp. 57-72.

Eagly Alice H. (1987), Sex Differences in Social Behavior : A Social-Role Interpretation, Mawhah, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associates.

Esquenazi Jean-Pierre (2013), « Pouvoir des séries télévisées », Communication, n° 93, vol. 32/1, 2013, mis en ligne le 24 février 2014, [en ligne] http://journals.openedition.org/communication/4931 (consulté le 08 juillet 2019).

Gilligan Carol (1982), In A Different Voice, Cambridge, Massachussetts : Harvard University Press. 

Glevarec Hervé (2010), « Trouble dans la fiction. Effets de réel dans les séries télévisées contemporaines et post-télévision », Questions de communication n°18, décembre, pp. 214-238.

Grant, Barry Keith (dir.) (1996), The Dread of Difference. Gender and the Horror Film. Austin : University of Texas Press.

Inguanzo Ozzy (2017 [2014]), Les zombies au cinéma, Paris, Hoëbeke.

Inness Sherrie A. (1999), Tough Girls : Women Warriors and Wonder Women in Popular Culture, Philadephia, University of Pennsylvnia Press.

Jouve Vincent (1998), L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France.

Laugier Sandra (2011), « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, n° 26, novembre, pp. 183-188

Martin Jean-Christophe (2017), « Asia, Hawks, les femmes et les zombies », Ciné-Bazar n°6, novembre, pp. 21-24.

Metraux Alfred (1958), Le Vaudou haïtien, Paris, Gallimard.

Moïsseeff Marika (2017), « Du bébé vampire au bébé zombie. L’évolution récente du rapport mère-enfant dans le cinéma d’horreur », dans Bébé sapiens. Du développement épigénétique aux mutations dans la fabrique des bébés, Candilis-Huisman Drina et Dugnat Michel (dir.), Toulouse, Érès, pp. 313-328.

Mulvey Laura (1975), « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, n° 3, vol. 16, automne, pp. 6-18.

Olney, Ian (2017), Zombie Cinema, Newark, Rutgers University Press.

Schaeffer Jean-Marie (1999), Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil.

Sepulchre Sarah (2010), « La position des femmes au sein des groupes de personnages dans les séries télévisées françaises : le cas de Reporters », dans Jucquois-Delpierre Monique (dir.), Figures de femmes dans l’art et les médias, Bern : Peter Lang Éditions.

Thoret Jean-Baptiste (2007), « Ils sont comme nous », dans Politique des zombies. L’Amérique selon George A. Romero, Thoret Jean-Baptiste (dir.), Paris, Ellipses, pp. 5-13.

Notes

[1] On peut toutefois fugitivement apercevoir quelques femmes dans la horde de pillards qui prennent d’assaut le centre commercial dans la dernière partie du film : il s’agit des compagnes des motards, qui ne participent pas à l’attaque.

[2] « We’re all collapsing. This whole fucking unit is collapsing, everybody except you. I know you’re strong, all right ? so what ? Stronger than me, stronger than everyone ! » (07’44 ; traduit par l’auteur).

[3] Sous-genre du film d’horreur, issu du giallo italien, le slasher met en scène un tueur solitaire qui assassine les personnages les uns après les autres. Si l’on considère parfois Psycho d’Alfred Hitchcock (1960) comme pionnier du genre, c’est surtout à partir des années 1970 que le slasher gagne en popularité, avec des films comme The Texas Chain Saw Massacre (Tobe Hopper, 1974) ou Halloween (John Carpenter, 1978).

[i] « She is not fully feminine […] Her smartness, gravity, competence in mechanical and other practical matters, and sexual reluctance set her apart from the other girls and ally her, ironically, with the very boys she fears or rejects, not to speak of the killer him » (traduit par l’auteur)

[i] « a homoerotic stand-in […] The Final Girl is (apparently) female not despite the maleness of the audience, but precisely because of it. » (traduit par l’auteur).

[4] Brigid Cherry explique à ce sujet que c’est justement « la croyance selon laquelle le public des films d’horreur est jeune et masculin, ainsi que le marketing de niche des films d’horreur auprès de ce groupe démographique, [qui] marginalisent sans aucun doute le public féminin du genre [horrifique], pourtant non négligeable. » (1999 : 7) (« The belief that the horror film audience is young and male and the niche marketing of horror films to this demographic undoubtedly marginalises the genre’s not insignificant female audience.  », traduit par l’auteur)

[5] Le film a engrangé plus 540 millions de dollars de recettes à l’échelle internationale.

[6] « I screwed up », saison 2 épisode 6 (traduit par l’auteur).

[7] Bien que ne représentant pas à proprement parler des « morts-vivants », ce film fait partie des succès commerciaux qui relancent la popularité du genre au début du xxie siècle (Dominguez Leiva, 2013 : 13)

[8] À titre d’exemple, la saison 5 a réuni en moyenne plus de 14 millions de spectateurs américains par épisode.

[i] « In the world of the post-apocalyptic narrative, women are freer to act tough and be independent because it is evident that the world has been turned topsy-turvy.  » (traduit par l’auteur).

[9] « Glenn made the decision, Rick. I was just following his lead. », saison 7 épisode 16 (traduit par l’auteur).

[10] « We’re not brave. », saison 7 épisode 15, traduit par l’auteur

Articles connexes :



-Les représentations de la « femme idéale » sur le site de rencontres Adoptunmec.com , par Arnoult Audrey, Kredens Elodie

-Le mythe, un discours parmi d’autres : l’exemple d’Hellblade : Senua’s Sacrifice, par Noury Aurore

-Le mythe de la Skjaldmö : de la figure des sagas islandaises à celle de l’empowerment féminin, par Anthore Soline

-Représentations télévisuelles de « l’idéal féminin » au sein des retransmissions de compétitions de la gymnastique artistique en France, par Lapeyroux Natacha

-Prométhée du monde viticole : la figure de l’œnologue dans les fictions françaises de 1960 à nos jours, par Cailloux Marianne, Verdier Benoît

Pour citer l'article


Hougue Clémentine, « De la victime à la guerrière : transformations et permanences des représentations du féminin dans les fictions zombies », dans revue ¿ Interrogations ?, N°33. Penser les représentations de l’ « idéal féminin » dans les médias contemporains, décembre 2021 [en ligne], https://revue-interrogations.org/De-la-victime-a-la-guerriere (Consulté le 7 octobre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

| Se connecter | Plan du site | Suivre la vie du site |

Articles au hasard

Dernières brèves



Designed by Unisite-Creation