Rannou Maël, Enriquez Marie

Antigone en bande dessinée, des approches contraires

 




 Résumé

L’article analyse les quelques transpositions francophones du mythe d’Antigone en bande dessinée, soit cinq albums, tous parus entre 2010 et 2021. L’article confronte ces cinq ouvrages à travers diverses manières d’adapter : les tentatives quasi littérales et illustratives, les versions très librement inspirées et actualisées, et une version à cheval entre les deux options, renouvelant le mythe tout en restant ancré dans l’antique. À travers ce brassage, l’article dresse une typologie des adaptations d’Antigone en BD et explore les limites de chacune des approches, afin de souligner ce qui peut fonctionner et donner un intérêt propre aux œuvres nouvellement créées.

mots clefs

adaptation, bande dessinée, Antigone, féminisme, intermédialité.

Antigone in comics, opposing approaches

 Abstract

The article analyzes the various French-language adaptations of the myth of Antigone in comic books, specifically five albums, all published between 2010 and 2021. The article compares these five works through different modes of adaptation : nearly literal and illustrative attempts, versions that are loosely inspired and updated, and a version that straddles the two options, renewing the myth while remaining anchored in the ancient. Through this blending, the article establishes a typology of Antigone adaptations in comics and explores the limits of each approach, in order to highlight what can be effective and bring intrinsic interest to the newly created works.

Keyword

adaptation, comics, Antigone, Feminism, Intermediality.

Merci aux éditions Glénat, Goater et 6 pieds sous terre pour nous avoir gracieusement autorisé à reproduire des extraits de leurs ouvrages.

 Introduction

Dans la tradition littéraire, les mythes antiques sont régulièrement réappropriés et reforgés, mêmes si des canons [1] se dessinent au fil des siècles. Après les grands auteurs gréco-romains, les réécritures du XXe siècle sont elles-mêmes devenues des classiques. Antigone, figure iconique de la femme sacrifiée aux folies des hommes, a connu plusieurs vies au théâtre : dans sa version Sophocléenne, la plus connue (même si Eschyle comme Euripide ont aussi donné leurs versions de cette grande tragédie), mais aussi beaucoup plus récemment dans les versions plus ou moins actualisées de Hölderlin, Cocteau, Brecht ou Anouilh (sans doute la version la plus étudiée de nos jours). Si ces canons récents d’Antigone sont encore régulièrement joués, le mythe est également régulièrement transposé. Sa force symbolique en a fait un fondement de plusieurs relectures postcoloniales, féministes, ou les deux (Pinçonnat, 2012), qui s’adaptent parfaitement aux débats des contemporains. De nouvelles versions, plus ou moins libres, paraissent donc régulièrement, au théâtre mais également dans différents médias, car comme le dit Jan Baetens (2015 : 49) lorsqu’il affirme que la survivance d’une œuvre passe par sa capacité à être adaptée : « L’œuvre […] ne peut survivre qu’à condition de migrer sans cesse d’un média à l’autre ». C’est d’autant plus vrai dans le cas d’un mythe, puisqu’il dépasse l’œuvre particulière.

En effet, les reprises du mythe d’Antigone constituent un bon exemple d’intermédialité, dans le sens où l’influence du mythe ne s’est pas faite ressentir uniquement sur d’autres textes théâtraux, mais également sur des œuvres littéraires non théâtrales, voire des œuvres appartenant à d’autres arts. On pense à « Antigone ou le choix », de Marguerite Yourcenar, dans Feux (1935), à mi-chemin entre la nouvelle et le poème en prose, mais cet exemple est loin d’être isolé. À cet égard, une étude de la page Wikipédia consacrée au mythe d’Antigone s’avère révélatrice. Cette dernière recense des dizaines d’adaptations, c’est-à-dire des transpositions dans un autre média que celui d’origine : des adaptations littéraires, mais aussi des peintures le mettant en scène, des ballets ou opéras, ainsi que plusieurs adaptations télévisuelles ou cinématographiques [2]. L’ensemble n’est évidemment pas exhaustif, le site dépendant de contributeurs qui ne recensent pas nécessairement l’intégralité de ce qui existe, mais on constate cependant que la bande dessinée est absente, alors même que plusieurs réécritures du mythe existent bel et bien dans ce média, mais se trouvent ainsi reléguées hors du champ des adaptations notables. Ce silence ne manque pas d’étonner, comme si ces adaptations étaient un non-sujet pour les contributeurs de la page. Dans une autre recherche, fondée sur différents sites permettant de moissonner la presse universitaire – les plateformes HAL, OpenEdition et Cairn –, on ne trouve pas non plus d’article évoquant de manière directe les bandes dessinées mettant en scène Antigone, si ce n’est une recension sur un carnet d’études anciennes (Dromain, 2018).

En nous limitant aux publications en albums, nous retenons pourtant cinq adaptations aux approches diverses, publiées en France. Il est possible qu’il y en ait eu dans des magazines et revues, la vulgarisation littéraire en bande dessinée étant fréquente, mais la chose est beaucoup plus difficile à tracer et il s’agirait de toute manière de récits courts, de quelques pages. De manière notable, et un peu surprenante, ces cinq albums sont tous parus après 2010, et même après 2017 pour quatre d’entre eux. Ce corpus est donc très récent, alors que l’adaptation littéraire en bande dessinée est dynamique depuis des décennies, chose qui peut étonner face à l’évidence tragique et la richesse iconographique existant autour du mythe. En effet, la pratique de l’adaptation de classiques littéraires remonte aux débuts de la bande dessinée, que ce soit en France ou dans les pays anglo-saxons. La première collection française entièrement consacrée aux adaptations, « Mondial aventures » (1954) est une reprise des « Classics Illustrated » américains, publiés à partir de 1941. Depuis, les adaptations de classiques littéraires occupent toujours une place importante dans les publications du neuvième art, et tous les grands éditeurs ont leur collection dédiée à cette pratique. Cependant, la grande majorité des œuvres littéraires adaptées appartient à un même genre littéraire et à un même siècle : le roman du XIXe siècle. Ainsi, si on s’intéresse au catalogue de la collection « Romans de toujours » des éditions Adonis, diffusée actuellement par Glénat, on remarque que 85 % des œuvres adaptées proviennent du XIXe siècle, mis à part Robinson Crusoé et Les Mille et une nuits, et s’inscrivent dans le genre du roman d’aventure. Ce sont ces mêmes œuvres que l’on retrouvera dans toutes les collections dédiées à l’adaptation. A contrario, les œuvres théâtrales occupent une place très marginale dans cette production. On peut citer la collection « Commedia » chez Vents d’Ouest ou « Théâtre en BD » des éditions Petit à Petit. Mais force est de constater que non seulement ces collections sont très récentes (2006 pour « Théâtre en BD », 2009 pour « Commedia ») mais que leur catalogue est très réduit (moins d’une dizaine de titres pour chacune des collections) et se limite le plus souvent aux classiques du théâtre du XVIIe siècle. C’est d’autant plus étonnant que la bande dessinée, avec sa narration par l’image et ses dialogues au discours direct, se rapproche davantage du théâtre que du roman. La tragédie d’Antigone, présente dans plusieurs pièces antiques, puis du XXe siècle, mais étrangement laissée de côté au XVIIe siècle (La Thébaïde de Racine n’aura jamais le retentissement de Phèdre, Andromaque ou Iphigénie) semble cependant trouver un regain d’intérêt chez les auteurs de bande dessinée les plus contemporains, avec ces cinq albums parus après 2010.

Cet article propose de les observer et de les comparer pour définir si elles peuvent s’inscrire dans une typologie de l’adaptation et dans une analyse de ce champ des adaptations antigoniennes visiblement délaissé. Plus que sur les rapports mêmes aux différentes versions écrites d’Antigone et la possible ‘fidélité’ de l’adaptation, nous nous attacherons à comparer des reprises/évocations du mythe réalisées dans des délais très proches, mais qui résultent pourtant d’approches extrêmement différentes. Ce contexte historique très rapproché fait d’Antigone un cas à part dans l’histoire des adaptations en bande dessinée. En effet, bien souvent, les classiques de la littérature ont connu des adaptations diverses mais éloignées dans le temps. Ainsi, un roman comme L’Île au trésor de Robert Louis Stevenson (1883) a connu un nombre important de versions dessinées [3] – plus d’une vingtaine, de 1936 à 2021 – dont la diversité en ce qui concerne le traitement graphique, mais aussi les choix de modifications du scénario, ou la conception du rôle d’une adaptation, s’expliquaient en grande partie par leur différence de contexte de production. Or, une telle explication n’a pas lieu d’être concernant les adaptations du mythe d’Antigone. Pourtant, on a bien affaire à des œuvres extrêmement différentes, que ce soit en ce qui concerne les visées d’adaptations retenues (pédagogiques, libres, militantes…) ou l’acte de lecture lui-même – où, selon Wolfang Iser (1976 : 199), « auteur et lecteur prennent […] une part égale au jeu de limagination », vision parfaitement lisible dans les réécritures mythologiques.

Lorsque Gérard Genette (1982) définit la notion d’hypertextualité, il envisage cela comme une relation entre deux textes : un texte B, l’hypertexte, et un texte A, le texte antérieur, appelé hypotexte. Ici, outre le fait que le lien se fasse entre des œuvres appartenant à des médias différents, l’hypotexte n’est pas toujours clairement identifiable étant donné la pluralité des canons et la multiplicité des adaptations et réécritures, ce qui rend la démarche adaptative parfois difficile à analyser. De plus, l’apparition tardive du mythe d’Antigone en bande dessinée ne manque pas d’interroger la pertinence de ce média pour en assurer le cheminement adaptatif. La bande dessinée, avec ses outils et son langage propre est-elle à même de s’inscrire dans la longue tradition de circulation du mythe à travers les époques et les médias ? Pour nourrir notre réflexion, nous proposerons une étude comparative des cinq albums de bande dessinée précédemment évoqués, pour en dégager les traits communs et les différences, notamment entre certains titres pouvant défendre une proximité d’approche. Nous nous pencherons d’abord sur les adaptations les plus classiques et littérales, qui s’inscrivent dans la tradition des classiques illustrés, avant de nous consacrer à des adaptations plus libres, plus proches de la réécriture que de la simple transposition, qui jouent avec la matière originelle pour la transformer. Nous nous intéresserons enfin à un album précis, qui propose une sorte de compromis lui permettant de résonner avec la tradition des réécritures antiques.

 Suivre l’antique : la tradition des classiques illustrés

Sur les cinq albums de notre corpus, trois seulement se passent dans l’Antiquité. L’un d’eux, Fille d’Œdipe (Delmas, Bardiaux-Vaïente, 2018), ne se présente pas comme une adaptation et sera étudié ultérieurement. Les deux autres sont sobrement titrés Antigone et ont été publiés chez le même éditeur, la même année. Certes, Glénat est un des plus gros éditeurs de bande dessinée français, avec 281 nouveautés recensées en 2017 [4], cela reste tout de même un curieux hasard, ne serait-ce qu’en termes de marketing. La chose est d’autant plus étonnante qu’il s’agit des deux seules transpositions à se présenter réellement comme des adaptations fidèles de la version sophocléenne, inscrites sous des patronages légitimant. Si cela est particulièrement marqué sur le premier volume que nous étudierons, les deux s’inscrivent dans la tradition des classiques illustrés, à la manière des premières adaptations en bande dessinée, apparues dans les années 1940 et 1950, mais qui sont toujours pratiquées de nos jours. Si les premiers classiques illustrés étaient publiés en fascicules et distribués chez les marchands de journaux, la tendance est désormais aux beaux albums brochés, et tous les grands éditeurs de bande dessinée ont désormais leur collection dédiée (le label « Fétiche » chez Gallimard, « Littérature en BD » et « Théâtre en BD » chez Petit à Petit, « Noctambule » chez Soleil ou encore « Rivages/Casterman/Noir », collection consacrée aux adaptations de polars). Le but généralement avoué de ces ouvrages est de donner accès aux œuvres littéraires à un public élargi. Le texte y est souvent simplifié et édulcoré pour le rendre plus facile à lire et à découvrir, selon une idée générale voulant que la lecture de la bande dessinée soit plus accessible que celle d’un ouvrage entièrement composé de mots.

La critique est parfois assez dure avec ce type d’œuvre, parfois de manière un peu injuste, et nous verrons que les deux titres ne se positionnent pas nécessairement sur le même plan. Pour poser le cadre du débat, cet extrait d’un article de Nicolas Tellop (2014) définit bien les enjeux de l’adaptation littéraire en bande dessinée, rejoignant assez classiquement des débats que l’on peut connaître sur le cinéma : « Littérature et bande dessinée possèdent des qualités communes, en effet, en ceci quelles se vouent toutes deux à lart du récit. Dès lors, limage ne se fait plus illustrative, mais narrative. Si on mettait les illustrations dun roman de Jules Verne bout à bout, cela ne suffirait pas pour en comprendre l’histoire, même partiellement ; la bande dessinée, elle, prend en charge lintégralité de la narration. Et si lillustration était intégrée au texte, avec la bande dessinée cest au contraire le texte qui est assimi par limage. […] Ce qui est critiquable dans ce genre dentreprise, ce nest pas seulement la dimension commerciale (qui somme toute est dune façon ou dune autre à la base de la majorité des publications), cest surtout la déplorable aseptisation de lobjet littéraire, nivelé vers le bas par un manque dambition artistique. Ni la littérature ni la bande dessinée ny trouvent leur compte ». Il est vrai que dans ce genre de collection, l’auteur ou les auteurs de l’adaptation se font souvent le plus discret possible, le dessin adoptant volontiers un réalisme très classique, tandis que le scénario se contente de proposer une mise en image de l’œuvre littéraire. Il ne s’agit pas de faire œuvre, mais de donner accès à ‘l’œuvre véritable’.

Paru en novembre 2017, le volume signé Guiseppe Baiguera et Clotilde Bruneau s’inscrit bien dans une collection de classiques illustrés, appelée « La Sagesse des mythes [5] », qui correspond pleinement à ce que Tellop a pu dénoncer : une fonction d’abord illustrative. Cette collection propose des adaptations de mythes antiques accompagnés d’un cahier d’analyse du philosophe médiatique et ancien ministre de l’Éducation nationale Luc Ferry, dont le nom apparaît sur la couverture de manière plus visible que celui des auteurs de l’adaptation. Il est crédité comme concepteur général de l’ensemble, même si Clotilde Bruneau en est la scénariste quasi-exclusive. Guiseppe Baiguera a dessiné plusieurs autres ouvrages de cette collection, s’inscrivant dans une équipe de dessinateurs au service d’une parution régulière d’albums. Le pari est réussi puisque près de 40 titres sont sortis en 2022. Dans sa présentation de « La Sagesse des mythes », l’éditeur met en avant des « bandes dessinées strictement respectueuses des textes fondateurs originels » [6], chose assez amusante dans le cas présent, car il n’est jamais mentionné la source textuelle choisie pour cette Antigone. Si dans son cahier explicatif Ferry parle avant tout de Sophocle, rien n’indique que la bande dessinée soit partie de ce texte source. Quoiqu’il en soit, l’idée de fidélité est affirmée, associée à un cahier d’aspect pédagogique [7] qui invoque l’autorité d’Hegel et est signé par une plume porteuse d’une certaine aura légitimante. L’album s’inscrit ainsi de manière pleinement assumée dans une série d’adaptations assez banales, qui ont pour objectif de rendre accessible un texte (ou, ici, un mythe) par l’utilisation d’une forme narrative considérée comme plus facile d’accès. L’adaptation, notamment dans des revues pour enfants [8], a très régulièrement eu cet usage, et la caution littéraire a contribué à donner une certaine légitimité au neuvième art [9]. Certains critiques sont allés plus loin en affirmant que cet aspect pédagogique était la raison d’être des adaptations [10]. Pour eux, la bande dessinée a une fonction de médiation : son objectif est de créer du lien entre le lecteur et l’œuvre originale. Mais le résultat en est souvent des adaptations minimalistes, où les bédéistes sont davantage perçus comme des artisans au service du texte source que comme des auteurs à part entière pouvant apporter de la matière personnelle. Sans être honteuses – elles répondent après tout à un principe clairement énoncé – on peut craindre que ce type d’adaptation rejoigne la description réalisée par Philippe Paolucci (2014) dans un texte sur le sujet : « à savoir une reprise du texte dorigine dans un souci de fidélité maximale ; ainsi limportant est-il de rester au plus près du modèle littèraire, au risque, et cest bien souvent le cas, de desservir tant la littérature que la bande dessinée ». En effet, en considérant la bande dessinée comme simple moyen d’accès à la ‘vraie’ littérature, on lui dénie tout intérêt propre.

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FIG 1 : Couverture des deux Antigone paru en 2017 chez Glénat. Par Guiseppe Baiguera et Clotilde Bruneau, puis par Régis Penet et Erik L’Homme.

De fait, cet album est très classique dans sa narration comme son dessin et n’apporte pas de regard nouveau sur l’œuvre – comme l’assume le paratexte – voire ne l’éclaircit pas vraiment, faute de contexte. Dans une des rares recensions du titre, la chercheuse en archéologie grecque Marietta Dromain (2018) considère ainsi que « la tragédie de Sophocle en perd de sa substance et la pauvre Antigone paraît bien plus fade quelle ne lest en réalité ». Il est remarquable de voir que, bien qu’il n’en soit fait mention nulle part dans la couverture ou page titre, le rattachement à Sophocle est immédiat pour la lectrice. Plus loin, la recension salue un dessin réaliste et efficace, chose que nous pourrions nuancer en soulignant un dessin parfois rigide et trop plat, notamment dans la succession de scènes finales éminemment tragiques ou l’ultra-réalisme rompt toute émotion. Outre la volonté de fidélité à un texte non mentionné, celle d’offrir un cadre de dessin très réaliste apporte une certaine lourdeur à l’ensemble qui fait pencher vers un autre risque, assez classique dans les adaptations littérales : celle de ‘l’adaptation pompière’. Ce risque lie un réalisme formel qui veut souligner par son dessin l’aspect très sérieux, théâtral et antique du mythe. Cette plongée académique est en réalité souvent plus lourde qu’efficace, et peut desservir le récit en n’utilisant pas pleinement le potentiel de la bande dessinée.

C’est la crainte immédiate face à l’Antigone parue en mars 2017, que Régis Penet a entièrement réalisée en peinture sur bois, sculptant les corps à l’aide de lumières précisément appliquées, semblant relier le sujet à la hiérarchie des genres [11]. Or, de l’académisme au kitsch, il n’y a qu’un pas, surtout si les auteurs tentent de rester fidèles à de si puissantes hérédités symboliques. De toutes les adaptations, c’est d’ailleurs la seule à afficher en couverture « daprès l’œuvre de Sophocle  », se positionnant bien sur le créneau de l’adaptation quasi officielle. Comme « La Sagesse des mythes », l’album se conclut par un cahier le prolongeant l’album, écrit par une personne d’autorité. Il s’agit ici de Jean-François Gautier, nettement moins connu que Luc Ferry et n’apparaissant donc pas sur la couverture, mais dont le titre de « docteur en philosophie ancienne » est spécifié à l’entrée dudit cahier, attestant d’une spécialité plus grande sur le sujet que celle de Ferry. À ce parrainage scientifique s’ajoute la participation aux dialogues de l’écrivain Erik L’Homme, dont Penet a illustré plusieurs livres jeunesse. Si L’Homme est d’abord connu comme écrivain fantastique, genre parfois méprisé dans les hiérarchies littéraires, il n’est est pas moins un auteur de « livres de mots », toujours considérés plus littéraires que la bande dessinée. Son nom vient ainsi ajouter de la littérarité à l’ensemble.

Sur ces bases, une adaptation proche du texte de Sophocle est attendue, ce qui n’est pas totalement le cas. Si Penet respecte assurément la continuité dramatique comme le fond de l’œuvre, il décide de faire d’Antigone une enfant qui n’enterre son frère que dix ans plus tard, le retrouvant à l’état de squelette. Il profite de ce temps passé pour décrire une fille qui devient adulte en relatif retrait du monde, sculptant sans relâche des masques d’argiles pouvant aussi bien répondre à l’image du crâne de Polynice qu’évoquer de manière directe les masques du théâtre antique. À ce titre, la composition des pages, volontiers éclatée et jouant régulièrement sur l’aspect impressionnant du dessin (hyperréalisme, grandiloquence des visages et postures…), connecte directement les planches à la dramaturgie originelle. Si le récit peut légèrement dériver du texte, le lien avec le contexte est, lui, particulièrement fort. Ces choix graphiques tranchés, quoique portés par un trait particulièrement réaliste, permettent de donner une autre dimension au récit, au-delà de la simple illustration, offrant une adaptation du mythe ancrée dans la tradition antique, qui en respecte totalement l’esprit, tout en apportant ses variations.

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FIG 2 : Régis Penet et Erik L’Homme, Antigone, Glénat, 2017, pp. 8-9.

De manière plus anecdotique, il est intéressant de noter que Gautier est un membre du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) et de l’Institut Illiade [12]. Si seules les adaptations s’affirmant fidèles font appel à des autorités externes à la bande dessinée, comme pour gager de leur sérieux, il s’avère donc que toutes deux sont issues de courants politiques conservateurs. La chose est notable dans la postface de Ferry (2017 : 54) qui souligne, en parlant de l’analyse de Hegel, qu’elle est « autrement plus juste et plus profonde que les interprétations féministes ou psychanalytiques qui passent complètement à côté du problème  ». Si cette déclaration est argumentée et défendable, elle dénote assurément avec les trois autres adaptations de notre corpus. Mais en refusant les réinterprétations du mythe, Ferry ne s’oppose-t-il pas à sa circulation ? Les adaptations de type « classiques illustrés » chez Glénat ne proposent pas une nouvelle étape dans le cheminement du mythe, mais tentent une sorte d’arrêt sur image, une restitution fidèle du mythe ‘originel’, si tant est qu’une des versions antiques puisse être considérée comme telle. C’est une conception minimaliste de l’intertextualité, ou plutôt de l’intermédialité : l’œuvre source serait simplement transposée dans le média cible avec le moins de modifications possibles, et l’on peut s’interroger sur l’intérêt d’une telle pratique. La démarche est très différente pour les trois autres bandes dessinées que nous nous proposons d’étudier. Toutes sont en effet volontairement modernes, voire militantes (même si l’on peut considérer que l’affirmation du respect de la tradition mis en exergue par les deux adaptations que nous venons de présenter, est aussi une forme de militantisme), et refusent de se limiter à la continuité du récit sophocléen, avec toutefois des stratégies très différentes.

 Jouer avec la figure : réécritures contemporaines

Actualiser et faire résonner avec les débats contemporains n’a rien de surprenant dans la lecture des mythes. Dans un article résumant sa thèse, évoquant des réinterprétations de mythes scandinaves, Laurent Di Filippo (2019, p. 213-14) décrit un processus assez classique : « les références contemporaines ne devaient pas être considérées comme de simples emprunts, mais au contraire, [e]lles étaient le produit dune longue histoire faite de multiples transformations au cours du temps et, parfois, de retours en arrière. Jai appelé ce processus un phénomène decontinuité non linéaire, afin dinsister à la fois sur la nécessité de prendre en compte les étapes successives de transmission des éléments issus des récits et le fait qu’il ne s’agit pas dune simple succession linéaire ». Anouilh lui-même, lorsqu’il propose sa version d’Antigone en 1944, ancre le mythe dans des références contemporaines, à savoir le contexte de l’occupation et de la résistance, avec lequel le mythe vient résonner. Cet éclairage, qui permet de se placer en faux face à ce que Ferry appellerait des erreurs d’interprétations, semble très bien illustré par deux ouvrages de notre corpus. Ils s’ancrent de manière très nette dans le champ contemporain, en cherchant une réactualisation de la figure d’Antigone, tout en utilisant son nom et son aura mythologique de manière explicite. Largement détachés des textes antiques, au moins dans le décor, ils jouent à la fois de l’ancrage symbolique, des références imaginées, et d’apports de contenus. Pour le titre, les deux conservent Antigone, mais les références textuelles sont cette fois empruntées à Jean Anouilh. Il faudrait d’ailleurs parler davantage de réécriture ou de transposition que d’adaptation, dans la mesure où il ne s’agit pas simplement de déplacer le texte vers le média bande dessinée, mais d’en proposer une nouvelle version. Selon la formule de Maurice Domino (1987), « la réécriture implique à la fois identité et différence » : la réécriture doit réinventer l’œuvre originelle, en donner une nouvelle version qui sera propre à la vision du nouvel auteur. C’est ce qu’a fait Anouilh avec le texte de Sophocle, et c’est ce que font à leur tour les auteurs de ces deux bandes dessinées. La transposition de l’intrigue dans un contexte contemporain n’est pas rare dans les pratiques hypertextuelles (on pense à l’Ulysse de Joyce par exemple, paru en 1922) [13]. Le premier ouvrage, signé Maud Begon et sorti en 2010 (il est donc le pionnier en ce qui concerne la transposition du mythe d’Antigone en bande dessinée), est plus proche de l’évocation que de l’adaptation. Si une réécriture peut bien sûr être très différente de sa référence, nous sommes ici bien loin du mythe originel : une jeune femme nommée Antigone s’ennuie au bord d’une piscine et lit la pièce d’Anouilh. Entre des moments d’échanges ancrés dans le réel – un petit frère qui crie, un regard d’homme au bar –, elle rêve des scènes étranges. Si l’éditeur, en quatrième de couverture, vante un titre qui « sinspire avec audace de Lolita et Antigone, deux figures majeures de ladolescence », c’est clairement la première qui prend le dessus, dans un ensemble à vrai dire assez confus. Le lecteur se trouve face à une curieuse non-adaptation, qui choisit un titre porteur de sens et inscrit dans un long héritage littéraire, mais qui ne l’exploite pas complètement : le mythe est finalement réduit à une lecture de bord de piscine assez anecdotique et n’a que peu d’enjeu dans le récit global. Sans le paratexte, la référence serait à peine relevée. Reste la vision d’Antigone affirmée figure de l’adolescence, ce qui est une description plutôt originale puisqu’elle est d’ordinaire associée à la rébellion contre l’ordre établi. Cela peut certes être vu comme une caractéristique de l’adolescence, mais cela suffit-il à confirmer le lien entre l’héroïne de cette histoire et l’Antigone mythique ?

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FIG 3 : Maud Begon, Antigone, Manolosanctis, 2010, couverture.
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FIG 4 : Jop, Antigone, Goater, 2018, couverture.

C’est pourtant bien une figure adolescente que reprend Jop dans son album, un récit relativement court (24 pages), mais publié en ouvrage autonome, dont plusieurs dialogues sont directement repris de la version d’Anouilh, chose assumée et sourcée en page six. Le récit est accompagné d’un dossier d’une dizaine de pages qui, contrairement aux autres dossiers supplémentaires déjà évoqués, est d’abord graphique et ne contient qu’une page sur le mythe en tant que tel. S’il s’agit donc d’un outil de contextualisation de la lecture, il n’est pas ici question d’un ajout d’autorité pédagogique. Le texte n’est d’ailleurs pas signé, et semble de la main de l’auteur, qui explique ensuite son processus créatif ou encore le rôle des ZAD (Zones à défendre), dans lesquelles il place son intrigue. Jop inscrit en effet son Antigone dans la tradition des réécritures militantes, qui visent à utiliser une véritable icône de la rébellion pour actualiser leur combat. Fanny Blin (2017) a ainsi relevé que le « détour par le mythe a justement permis à certains créateurs espagnols de re-présenter leur conflit contemporain. Lomniprésence de la figure dAntigone, érigée en symbole de la résistance, est particulièrement frappante dans la dramaturgie espagnole ». Si le cas évoqué par Fanny Blin est l’Espagne franquiste, qui donne lieu à près de vingt adaptations du mythe, ce n’est qu’un exemple parmi d’autres (on pense de nouveau à l’adaptation d’Anouilh), particulièrement riches, de cette réadaptation d’Antigone à but politique.

Dans sa version d’Antigone, Jop en fait la belle-fille d’un préfet devant évacuer une ZAD, une vieille maison transformée en squat pour sans-papiers. Alors que l’ordre d’évacuation a été donné, les CRS [14] encerclent le lieu et la plupart des militants sont partis, le combat est perdu. Sur place, Antigone retrouve Ismène, une amie qu’elle voit comme une sœur, qui l’incite à laisser tomber ce combat désormais perdu et à la rejoindre pour refaire encore le monde, ailleurs. In fine, Antigone est arrêtée avant la destruction et quand le préfet Créon vient la chercher, elle se jette dans la maison en cours de destruction, mourant sous les pierres. Le parallélisme est limpide, même si elle n’enterre directement aucun frère (la mémoire d’un frère marginal et rebelle est néanmoins évoquée), la désobéissance à un ordre jugé inique est claire. Cependant, plus encore que dans le mythe originel, la mort paraît vaine. Il n’est pas question ici de sauver l’âme d’un être aimé, mais de se sacrifier. Comme l’héroïne le dit (Jop, 2018 : 13) : « je suis là pour dire non et s’il faut mourir, ça me va… », recevant une sèche réponse d’Ismène : « Allez… toujours la même rengaine, mourir pour tes idées ! Antigone contre le reste du monde, ça devient chiant à la fin ! ». Cet échange illustre une des étrangetés du livre qui, bien que publié par un éditeur engagé à gauche et soutenant les luttes écologistes, porte l’étonnante morale d’un sacrifice inutile. En effet, si le paratexte insiste sur la figure d’Antigone comme image de la lutte contre l’oppression et de la résistance, la réalité du message donnée est plus floue. L’imagerie, très contemporaine dans les coupes de cheveux, vêtements ou questionnements (les ZAD), se trouve contredite par un sous-texte finalement très proche des adaptations plus conservatrices. Si ce n’est sans doute pas l’objectif de l’auteur comme de l’éditeur, sa conclusion revient à rejoindre le mythe dans ce qu’il a de plus conservateur, en l’accentuant : non seulement Antigone trouve la mort qui semble avoir toujours été son destin et l’accepte, mais en plus cette dernière ne sert à rien. Par ailleurs, si Créon se retrouve seul et triste, et donc puni individuellement, rien n’indique qu’il tirera profit de son erreur pour mieux gérer l’État, à l’inverse de son homologue qui, dans l’adaptation de Baiguera et Bruneau, s’appuie sur le drame pour mieux administrer Thèbes grâce aux conseils de Tirésias. Au-delà de l’icône martyre, le sacrifice de cette Antigone paraît donc encore plus inefficace que celui de l’Antigone des différents mythes antiques.

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FIG 5 : Jop, Antigone, Goater, 2018, p. 13

S’il semble d’apparence simple à transposer, le mythe d’Antigone a donc bien des difficultés à exister en bande dessinée. Les deux réécritures contemporaines semblent passer à côté de quelque chose, laissant à penser qu’il y aurait peut-être moins de risque à se contenter d’adaptations plus classiques – celles-ci ont au moins le mérite de redonner le titre à lire, voire, dans le cas de Penet et L’Homme, de le renouveler à la marge. La relation au mythe antique ne paraît pas suffisamment exploitée. Les questions de la famille maudite, de la fatalité, semblent totalement éludées de ces versions modernisées, quitte à faire simplement d’Antigone une adolescente rebelle. Il se pourrait que le mythe se retrouve perdant dans ces transpositions, n’étant finalement qu’un prétexte et perdant une part de sa puissance évocatrice. Il existe toutefois un dernier titre dans notre corpus, qui trace un chemin médian : pleinement ancré dans l’Antiquité, mais radicalement contemporain dans le propos.

  Fille d’Œdipe, retourner le stigmate

Les quatre œuvres de bande dessinée que nous venons d’évoquer répondent à des démarches scénaristiques opposées, qui pourraient correspondre à ce que décrit Jan Baetens (2015 : 49) : « N’importe quel auteur qui se lance dans une adaptation […] se voit confronté à une lourde alternative : ou bien se rendre aussi invisible que possible, ou bien marquer sa propre intervention, que ce soit en termes de style graphique ou en termes de style narratif ». Alors que les auteurs des deux classiques illustrés publiés chez Glénat cherchaient à adapter le mythe le plus fidèlement possible, les réécritures dont nous venons de parler l’utilisent pour l’intégrer à leur propre univers, quitte à lui faire perdre de sa substance. La cinquième bande dessinée de notre corpus nous semble avoir cherché à inscrire le mythe dans une certaine modernité de propos, tout en veillant à conserver ses caractéristiques antiques.

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FIG 6 : Gabriel Delmas & Marie Bardiaux-Vaïente, Fille d’Œdipe, 6 pieds sous terre, 2018, couverture.

La relecture féministe d’Antigone proposée dans Fille d’Œdipe (Delmas, Bardiaux-Vaïente, 2018), qui paraît presque évidente en 2024 quoique contestée par Ferry, apparaît pourtant comme relativement récente. C’est d’autant plus surprenant qu’une telle relecture semble appelée par la pièce même de Sophocle, où Créon renvoie sans cesse Antigone à sa condition de femme. Ce n’est pourtant qu’en 2000 que Judith Butler, une figure connue des études de genre, publie Antigone’s Claim. Pour Griselda Pollock (2006 – traduit par Pinçonnat, 2012), « les réflexions philosophiques et féministes de Judith Butler nous ont invités à penser par-delà Œdipe », ce qui positionne donc Antigone comme figure autonome quand elle était souvent l’exemple d’un destin se jouant d’elle. Si le titre de l’album scénarisé par Marie Bardiaux-Vaïente renvoie bien au statut de « fille de », c’est justement pour remettre en cause la fatalité induite et offrir un autre destin à Antigone. Par ces allers-retours entre connaissance et évocation fine du mythe, et apports directs revitalisant le propos, l’album rejoint cette conclusion de Laurent Di Filippo (2019, p. 215) selon lequel plutôt que de voir dans les adaptations des retours aux origines « il est préférable de chercher à comprendre de quelles manières elles sont sans cesse réactualisées et placées dans de nouveaux cadres qui contribuent à renouveler leurs significations ».

L’album, de format plus grand que la moyenne (23x31 cm), met en avant un dessin réaliste mais volontiers expressionniste, qui joue sur la force des contrastes entre noir et blanc, et le subtil ajout de quelques traits rouges. Si cette approche qui semble d’abord graphiquement virtuose rappelle l’album de Penet et L’Homme – d’autant qu’ici aussi les auteurs convoquent des principes du théâtre antique (le chœur, contre les masques dans l’autre) – le sous-texte est très différent. La réécriture est ici plus fidèle au mythe dans ses prémices, mais renverse fortement la conclusion, insistant au fil des pages sur une lutte liée au genre, sans pour autant que cela n’apparaisse calqué maladroitement, reproche que nous avons pu faire à la version de Jop. Nourrie de littérature antigonienne, la scénariste fait peu de références directes aux textes sinon à la version, moins fréquemment citée, d’Eschyle dans Les Sept contre Thèbes. Elle ne la reprend d’ailleurs pas en texte intégral, mais indique en note « inspiré de », ce qui lui permet toutefois de souligner subtilement qu’un des textes les plus anciens qui soit comporte déjà une portée proto-féministe. Ainsi, cette tirade présente dans le texte d’Eschyle : « Non, des loups au ventre affamé ne se repaîtront point de ses chairs ; non, n’en croyez rien ! Moi-même, faible femme, je creuserai la fosse, jélèverai le tombeau ; moi-même, dans les plis de ma robe de lin, je porterai la terre, j’en couvrirai le cadavre » [15] devient, relue par sa plume (Delmas, Bardiaux-Vaïente, 2018 : n.p.) : « Les filles n’ont pas à rougir de leur sexe, et comme les hommes elles peuvent dire non. Et je le dis, NON ! Les loups affamés ne se repaîtront pas des chairs de mon frère » .

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FIG 7 : Gabriel Delmas & Marie Bardiaux-Vaïente, Fille d’Œdipe, 6 pieds sous terre, 2018, p. 28-29

Si l’insistance est posée sur la question de genre, l’autrice ne fait bien que reprendre un fondement, qu’elle inscrit au cœur du titre en jouant par ailleurs sur une symbolique de la réappropriation du corps des femmes par les femmes. Si Bardiaux-Vaïente écrit que les femmes n’ont pas à « rougir de leur sexe », la couverture présente les pieds d’Antigone sur lesquels s’écoule du sang menstruel. Quand les gardes viennent l’arrêter après son ‘crime’ c’est aussi nue qu’elle se présente, les jambes traversées d’un filet rouge, effrayant ceux qui viennent l’arrêter par cette tenue indécente, qui laisse s’écouler devant eux le sang des Labdacides. Le regard d’Antigone n’est clairement pas celui d’une victime, et quand on lui demande de se rhabiller elle défie, arguant que si son sang fait peur, il faudra s’y habituer car (ibid. : n.p.) « il coulera à flots éperdus dans quelques temps. Et toi aussi en seras le fautif ». Si Antigone a bien conscience d’aller à la mort et d’aller au-devant d’un destin inéluctable, elle le fait la tête haute et en accusant autour d’elle, refusant de se cacher et d’adopter la discrétion si souvent demandée aux femmes. C’est d’ailleurs ce qui lui est proposé comme solution pour survivre : s’excuser, dire qu’elle a eu tort et vivre bien rangée. Hémon, le fils de Créon, est prêt à l’y ‘aider’ en devenant son époux. Dans une case large, plongeant dans le regard d’un visage flottant, Antigone rejette l’offre « Aucun homme ne peut me sauver » (ibid. : n.p.)

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Gabriel Delmas & Marie Bardiaux-Vaïente, Fille d’Œdipe, 6 pieds sous terre, 2018, p. 50

Si l’Antigone ici dressée politise nettement son acte avec une portée bien plus conceptuelle que l’adolescente de la ZAD, prenant le monde à témoin pour que le poids de la culpabilité l’accable, elle n’en marche pas moins vers la mort. Un dernier chapitre, composé de nombreuses illustrations pleines pages, vient renverser l’inéluctable. Alors qu’Antigone descend dans la fosse et se présente prête à être lapidée ou emmurée vivante, Athéna apparaît. La déesse de la Guerre, symbole de la femme puissante, rugit contre une « offense faite à la vie », mais va plus loin que simplement empêcher le meurtre. Elle déclame un refus de la tragédie et ordonne la liberté. Athéna n’offre pas la vie : à Antigone elle indique « Je ne tautorise pas le choix de la mort » (ibid. : n.p.). Ce deus ex machina, qui pourrait apparaître comme une invention scénaristique, s’inscrit en fait dans la tradition des mythes antiques, et vient rappeler certaines versions du mythe d’Iphigénie, dans lesquelles la jeune fille n’est pas immolée, mais est sauvée par la déesse Artémis. Aucun martyr n’est nécessaire, Antigone va partir et vivre sa vie rebelle et farouche, une vie nouvelle libérée des prophéties, du décorum de la tragédie et de son orgueil. La conclusion, que nous laissons les lecteurs découvrir, est emplie de beauté poétique et entraîne vers l’autre étape, celle de la reconstruction et de l’amour-propre, au-delà de la rage.

La version de Delmas et Bardiaux-Vaïente rejette donc le cadre fondateur de la tragédie originelle, l’inéluctabilité du sort d’Antigone, et en fait un acte puissamment politique. Par ailleurs militante féministe et pour l’abolition universelle de la peine de mort (sujet auquel elle a consacré son doctorat), la scénariste, par ce geste conclusif original, nous évoque cette phrase souvent citée d’Annie Ernaux (1991), écrite dans un journal de jeunesse : « J’écrirai pour venger ma race » [16]. En offrant à Antigone un autre destin, qui est avant tout la possibilité de s’en extraire et de briser le cycle des Labdacides, elle reprend le mythe en l’actualisant, fidèle en cela aux principes mêmes de ces transferts à travers les époques, et lui donne une charge plus radicale que jamais, rendant justice à toutes les femmes maudites, que le trait accompagne sans jamais alourdir. À la fois attentive au passé et aux héritages millénaires des textes tout en étant très libres face à eux, Fille d’Œdipe est une version qui tranche par rapport aux autres adaptations en bande dessinée, et celle qui en exploite peut-être le plus les capacités suggestives, tout en se liant avec habileté aux origines théâtrales. C’est une œuvre complète, qui ne se contente pas d’illustrer ou de transposer, mais vient bien apporter une nouvelle lecture, qui refuse de se conformer à une morale conservatrice. L’album se situe ainsi à l’intersection d’Umberto Eco (1989), qui appelait à remplir un « tissu despaces blancs » via la « libre aventure interprétative » [17], et de Coline Pierré, qui affirme avec force (2022) que les fins heureuses sont politiques.

 Conclusion

Multi-adaptée à travers les siècles, le mythe d’Antigone n’a fait florès en bande dessinée qu’au début du XXIe siècle, alors que le neuvième art a déjà plus de 150 ans. Après des décennies de désintérêt des acteurs (notamment éditoriaux) du champ de la bande dessinée pour les adaptations d’œuvres théâtrales, et une prédominance de romans du XIXe siècle parmi les œuvres adaptées, cette apparition laisse spontanément penser qu’une connexion particulière peut exister entre l’époque contemporaine, ce mythe, et l’usage de la bande dessinée.

L’observation des cinq titres ne permet pas forcément de tracer une spécificité de ces adaptations en bande dessinée, le recul manque peut-être, ce qui est souvent le lot de sujets aussi proches, mais elle trace a minima des lignes distinctes et assez claires. Ainsi, les auteurices des bandes dessinées produites semblent hésiter entre l’adaptation classique type « classique illustré », encadrée de paratexte légitimant, dont l’intérêt semble d’abord de rassurer d’éventuels prescripteurs dans un cadre scolaire ou parental, et des réappropriations directes tentant de connecter le mythe aux débats contemporains. Cette scission n’est pas propre aux adaptations d’Antigone, et l’on trouve ces deux postures antagonistes pour la plupart des œuvres littéraires ayant connu plusieurs adaptations en bande dessinée. Cependant, dans le cas de la reprise d’un mythe comme celui d’Antigone, la rupture est peut-être encore plus flagrante, d’autant que les cinq adaptations étudiées ici ont été publiées dans une étonnante et tardive cohérence chronologique. Si ce fait montre l’actualité du mythe, la disparité des adaptations est manifeste, entre celles qui cherchent à figer le mythe dans un « état originel » supposé et celles qui cherchent à continuer à le faire évoluer et donc vivre.

Une lecture détaillée des cinq albums du corpus montre que les choses peuvent cependant être moins tranchées, une adaptation aux allures ‘officielles’ comme celle de Penet et L’Homme s’autorisant des libertés, qui participe donc à la prolongation du mythe, de la même manière que chaque auteur antique augmentait les œuvres précédentes. La puissance du mythe, hors de tout cadre pédagogique, semble par ailleurs être aisément appropriable par une volonté militante, où Antigone est réinvestie comme icône de la résistance contre un oppresseur, qu’il soit dictatorial, colonial, patriarcal… Le monde contemporain n’étant pas exempt de luttes, le potentiel de réécritures est infini. La force de la bande dessinée, dans ce qui est souvent décrit comme une société de l’image et de l’immédiateté, paraît à ce titre évidente et l’on peut s’étonner qu’elle soit encore si peu exploitée. Des œuvres récentes, en tension entre héritage et remise au goût du jour, ont tenté d’explorer cette voie. Paradoxalement, les plus contemporaines ne sont pas forcément celles qui mobilisent le mythe de la manière la plus pertinente et il semble bien que se plonger dans le référentiel antique ait permis, plus encore que l’actualisation totale (Jop, 2018), de proposer une nouvelle Antigone profondément touchante et contemporaine (Delmas et Bardiaux-Vaïente, 2018). Cette proposition réussit à éviter le fardeau du passé tout en s’inscrivant pleinement dans le principe transmédiatique des retranscriptions ancestrales, le passage par un nouveau média semblant une voie privilégiée pour réinvestir le mythe, comme cela a été souligné par des transpositions de mythes antiques vers le roman (Martigny, 2022). Fille d’Œdipe ouvre ainsi la voie à une possible longue série de nouvelles propositions en bandes dessinées, puisque quelques années ont suffi à voir émerger un champ jusqu’alors totalement vierge, et donc encore largement à explorer.

 Corpus primaire

Baiguera Guiseppe, Bruneau Clotilde (2017), La Sagesse des mythes : Antigone, Grenoble, Glénat.

Begon Maud (2011), Antigone, Paris, Manolosanctis.

Delmas Gabriel, Bardiaux-Vaïente Marie (2018), Fille dŒdipe, Montpellier, 6 Pieds sous terre, coll. « Blanche ».

Penet Régis, L’Homme Erik (2017), Antigone, Grenoble, Glénat.

Jop (2018), Antigone, Rennes, Goater.

 Bibliographie

Baetens Jan (2015), « L’adaptation, une stratégie d’écrivain ? », Bande dessinée et adaptation : littérature, cinéma, TV, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal.

Berthou Benoît (2010), « Adaptations : une certaine littérature », du9, [en ligne] http://www.du9.org/dossier/adaptations-une-certaine (consulté le 21 août 2023).

Blin Fanny (2017), « Réécrire Antigone : le recours au mythe en temps de trouble », Essais, n° 11, pp. 53-68, [en ligne], https://journals.openedition.org/essais/3351 (consulté le 21 août 2023).

Butler Judith (2000), Antigone’s Claim : Kinship Between Life and Death, New-York, Columbia University Press.

Butler Judith (2003), Antigone, la parenté entre vie et mort [2000], Paris, EPEL.

Domino Maurice (1987), « La réécriture du texte littéraire, Mythe et Réécriture », Semen, n° 3, [en ligne] https://doi.org/10.4000/semen.5383 (consulté le 21 août 2023).

Di Filippo Laurent (2019), « Du mythe au jeu », ASDIWAL. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions, n° 14, pp. 213-215 [en ligne] https://doi.org/10.3406/asdi.2019.1164 (consulté le 14 août 2022).

Dromain Marietta (2018), « À propos de Antigone », Actualités des études anciennes, avril, [en ligne] https://reainfo.hypotheses.org/11308 (consulté le 14 août 2022).

Eco Umberto (1989 [1979]), Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris,‎ Le Livre de Poche.

Enriquez Marie (2020), Nouvelles îles au trésor : postérité du roman de Louis Robert Stevenson dans l’univers de la bande dessinée, thèse de doctorat sous la direction d’Anne-Rachel Hermetet, Université d’Angers, [en ligne], https://theses.hal.science/tel-03517995 (consulté le 21 août 2023).

Ernaux Annie, Laacher Smaïn (1991), « Annie Ernaux ou l’inaccessible quiétude. Entretien avec Annie Ernaux précédé d’une présentation de Smaïn Laacher », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n°14, pp. 73-78.

Ferry Luc (2017), « Des points de vue essentiellement inconciliables », dans La Sagesse des mythes : Antigone, Grenoble, Glénat, pp. 55-60.

Genette Gérard (1982), Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil.

Groensteen Thierry (1998), « Fictions sans frontières », dans La Transécriture, pour une théorie de l’adaptation, Gaudreault Anne, Groensteen Thierry (dirs), Montréal/Angoulême, Nota Bene/CIBDI, pp. 10-31.

Iser Wolfgang (1985 [1976]), LActe de lecture, Bruxelles, Mardaga.

Martigny Cassandre (2023), « Le mythe d’Œdipe réinterprété grâce à la voix des oubliées dans la réélaboration féministe The Children of Jocasta de Natalie Haynes (2017) », revue ¿ Interrogations ?, [en ligne] http://www.revue-interrogations.org… (consulté le 21 août 2023).

Paolucci Philippe (2014), « Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature », Questions de communication, n°25, pp. 370-372.

Pierré Coline (2022 [2018]), Éloge des fins heureuses, Villejuif, Daronnes.

Pinçonnat Crystel (2012), « Le complexe d’Antigone. Relectures féministes et postcoloniales du scénario œdipien », Revue de littérature comparée, n°344, avril, pp. 495-509 .

Pollock Griselda (2006), « Beyond Œdipus : Feminist Thought, Psychoanalysis, and Mythical Figurations of the Feminine », dans Laughing with Medusa. Classical Myth and Feminist Thought, Zajko Vanda, Leonard Miriam (dirs), Oxford, Oxford UP, pp. 67-117 .

Tellop Nicolas (2014), « Adaptations littéraires », dans Thierry Groensteen (dir.), Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, [en ligne] https://www.citebd.org/neuvieme-art… (consulté le 21 août 2023).

Notes

[1] Ce terme est à entendre dans le sens de cette définition du CNRTL : « Canon, subst.masc. : Hist. Littér. Chez les Anciens, liste, catalogue des auteurs considérés comme modèle du genre dans une matière. », https://www.cnrtl.fr/definition/canon, consulté le 08 mai 2024.

[2] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Antigone_(fille_d’Œdipe), version au 14 août 2022. La page a ensuite été modifiée par l’un des auteurs pour insérer les bandes dessinées évoquées dans ce texte.

[3] Une des autrices de cet article a consacré sa thèse de doctorat à la postérité de L’Île au trésor en bande dessinée (Enriquez, 2020).

[4] Nombre relevé via une recherche dans la base de données bulledair http://www.bulledair.com/index.php?rubrique=recherche. La réalité peut varier de quelques unités, mais rien qui soit de nature à changer radicalement le compte. Ne sont en revanche pas prises en compte les rééditions, intégrales non augmentées, etc. qui sont une part importante du chiffre d’affaires d’un éditeur de ce type.

[5] L’originalité vient du fait que, si beaucoup de collections de classiques illustrés se consacrent à des romans – souvent d’aventures – du XIXe siècle, il s’agit ici de se pencher sur les mythes antiques.

[6] Page de la collection sur le site de l’éditeur https://www.glenat.com/bd/collections/la-sagesse-des-mythes, consultée en mai 2024. Ce genre de profession de foi est très courant chez les éditeurs de classiques illustrés. On peut le constater avec cette interview de Jean-David Morvan, éditeur de la collection ex-libris chez Delcourt, éditeur concurrent, le 23 mars 2007 : https://www.bdgest.com/expo-26-BD-dossier-ex-libris.html

[7] Ce genre de dossier pédagogique est également une pratique très répandue dans la plupart des collections de classiques illustrés.

[8] On pense à la revue Je Bouquine qui publiait des extraits d’œuvres classiques adaptés en bande dessinée, afin de donner envie aux jeunes lecteurs de lire la suite.

[9] Après avoir été perçue comme une menace – la lecture de bandes dessinées empêchant les jeunes de lire de « vrais » livres – la bande dessinée semble dotée d’une mission de transmission, comme le souligne Benoît Berthou (2010) : « une bande dessinée longtemps présentée comme une forme d’expression pour quasi illettrés devient linstrument d’un sauvetage de la litrature ».

[10] On pense à Thierry Groensteen (1998 : 21) : « L’adaptation ne pourrait se parer d’aucune autre justification que pédagogique : en vulgarisant les chefs-d’œuvre, elle les fait circuler, les garde vivants, permettant au plus grand nombre d’y être, fût-ce indirectement, exposé » ou à Benoît Berthou (2010), pour qui il s’agit de « se mettre au service d’un patrimoine et perpétuer la mémoire d’œuvres susceptibles de traverser espaces et temps ».

[11] La hiérarchie des genres propre à la peinture académique place la peinture historique, et notamment reproduisant des scènes mythologiques, comme le plus noble sujets.

[12] Le GRECE, communément connu comme la « Nouvelle Droite », est un club de réflexion d’extrême droite créé en 1969 défendant le nationalisme ethnique, notamment incarné par Alain de Benoist. L’Institut Iliade, lancé en 2014, est un autre club d’extrême droite identitaire, qui défend les thèses de continuité ethnique européennes portées par Dominique Venner.

[13] Genette (1982 : 359) parle alors de « modernisation diégétique », qui « consiste à transférer en bloc une action ancienne dans un cadre moderne », à ne pas confondre avec les anachronismes qui consistent à « émailler une action ancienne de détails stylistiques et thématiques modernes ».

[14] Les Compagnies républicaines de sécurité sont un corps de la Police nationale française spécialisé dans le maintien de l’ordre, notamment lors de manifestations. On les reconnaît à leurs armes et à leur forte protection : casque, armure, bouclier, etc.

[15] Traduction d’Alexis Pierron, 1870.

[16] Une phrase que l’un des auteurs de cet article a d’abord découverte dans la bouche d’Édouard Louis, qui revendique l’influence d’Ernaux et a (peut-on vraiment y voir une coïncidence ?) traduit en 2019 Antigonick, réécriture de la pièce de Sophocle par la canadienne Ann Carson, aux éditions L’Arche. Dans sa communication, l’éditeur indique que la pièce y « gagne en radicalité politique et en modernité ».

[17] Il est à noter que si Eco parlait là du rôle du lecteur en général, c’est aussi un pionnier de l’étude théorique sur la bande dessinée.

Articles connexes :



-Femmes sept peaux. Entendre la voix des femmes colonisées, par Boqui-Queni Laetitia

Pour citer l'article


Rannou Maël, Enriquez Marie, « Antigone en bande dessinée, des approches contraires », dans revue ¿ Interrogations ?, N°39 - Créer, résister et faire soi-même : le DIY et ses imaginaires [en ligne], http://revue-interrogations.org/Antigone-en-bande-dessinee-des (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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