Introduction
Le travail scientifique en sociologie ne se réduit pas à l’accumulation de connaissances : la construction d’objets de recherche y occupe une place déterminante, impliquant de repenser le sens commun et de s’attaquer à des questions inédites (Pinto, 2020). L’une d’elles revient à s’interroger sur la manière dont la sociologie parvient à objectiver des phénomènes traditionnellement abordés par d’autres disciplines scientifiques. C’est le cas notamment du corps humain, objet d’une abondante littérature dans les disciplines médicales telles que la génétique (Harden, Koellinger, 2020) et l’épidémiologie (Krieger, Davey Smith, 2004). Comment les sociologues peuvent-ils s’emparer d’un tel objet et y apporter un éclairage original, propre à leurs frontières disciplinaires ? Pour répondre à cette question, cette fiche pédagogique propose de mettre en perspective deux ouvrages majeurs de la sociologie francophone du XXIe siècle, portant spécifiquement sur l’anorexie et la corpulence : Devenir anorexique de Muriel Darmon (2005a) et Le corps désirable de Thibaut de Saint-Pol (2010). L’enjeu est d’y montrer la construction d’objets et le développement d’analyses sociologiques se distinguant de la recherche médicale. Pour ce faire, nous discutons d’abord le positionnement de la génétique (1) et de l’épidémiologie (2) par rapport à la sociologie, notamment en ce qui concerne le rôle des facteurs génétiques et épidémiologiques dans l’explication des comportements sociaux. Ensuite, nous explicitons l’analyse sociologique que développent Devenir anorexique (3) et Le corps désirable (4), en examinant pour chacun leur positionnement proclamé par rapport à la recherche médicale, leur protocole de recherche, puis leurs résultats et modèles d’explication sociologique. Cette fiche pourra ainsi intéresser aussi bien les étudiants se familiarisant avec les méthodes de construction d’objets et d’analyses sociologiques, que ceux s’intéressant aux questions relatives à l’alimentation, au corps et à la santé.
Génétique et sociologie
Le développement de la génétique a intéressé les sciences sociales (en particulier anglophones) depuis la fin du XXe siècle, avec l’hypothèse de corrélations entre différences génétiques et différences sociales (Harden, Koellinger, 2020). Par exemple, deux revues majeures de la sociologie étasunienne, l’American Journal of Sociology et Social Forces, y ont consacré, respectivement, un supplément spécial « Exploring Genetics and Social Structure » (Bearman, 2008) et une section spéciale « The Linking of Sociology and Biology » (Guo, 2006). Deux arguments s’y opposent : l’un enthousiaste, l’autre sceptique.
Selon une posture enthousiaste, admettre l’importance des facteurs génétiques ouvre la voie à des projets de recherche interdisciplinaires analysant l’intersection des déterminants biologiques, génétiques et sociaux sur les comportements sociaux et parcours de vie, pour lesquels les sociologues sont tout à fait équipés conceptuellement (opérationnalisation de concepts sociologiques en variables statistiques) et méthodologiquement (utilisation de méthodes quantitatives) (Conley, Fletcher, 2017). Thibaut de Saint-Pol abonde aussi en ce sens : « Reconnaître l’influence de facteurs biologiques n’est toutefois pas antinomique avec une perspective sociologique et peut, au contraire, permettre d’éclairer les mécanismes sociaux qui sont aussi en jeu » (2010 : 16). Dans le cas de l’obésité, Molly Martin (2008)argumente que les analyses intégrant les facteurs génétiques peuvent, paradoxalement, démontrer l’importance des facteurs sociaux : par exemple, les effets de prédispositions génétiques à l’obésité chez les enfants peuvent être modérés par ceux de l’encadrement parental ou de la résidence dans un quartier avantagé. Des études sociologiques (plus ou moins controversées) ont ainsi cherché à expliquer des phénomènes sociaux – par exemple, l’obésité, la réussite scolaire, l’estime de soi, la propension à la lecture et l’attrait pour l’art moderne – par, entre autres, des dispositions génétiques (Freese, 2008 : S11).
En revanche, selon une posture sceptique, le dialogue entre sociologie et génétique comporte deux risques. Le premier est la remise en cause de l’explication sociologique par une discipline qui lui est historiquement opposée : montrer que les sources des problèmes sociaux ne sont pas naturelles ou biologiques, mais bien sociales, est l’ambition fondatrice de la sociologie (Duster, 2006). Le deuxième est la tentation de l’essentialisme et du déterminisme génétiques, appliquant des causalités individuelles et unidirectionnelles à des phénomènes sociaux et plurifactoriels (Shostak, Conrad, Horwitz, 2008). En un mot, à un gène équivaudrait une maladie, interprétation simpliste et fallacieuse surnommée avec humour O-GOD (one gene, one disease) (Conrad, 1999 : 231). Des généticiens déplorent aussi l’omission des facteurs sociaux et environnementaux–sous prétexte que ceux-ci sont difficilement mesurables– au profit d’explications génétiques pressées. Abby Lippman (1992) évoque ainsi une « généticisation » des thématiques de santé, tandis que Steven Rose (2003) parle de « déterminisme neurogénétique ».
En définitive, il n’y a pas de consensus parmi les sociologues quant au rôle des facteurs génétiques. Tous s’accordent cependant sur le fait qu’il ne faut pas ignorer l’existence de la génétique comme discipline (Freese, Shostak, 2009), qu’il s’agisse de l’inclure à l’explication sociologique pour renforcer celle-ci, ou au contraire d’affirmer le caractère fondamentalement anti-sociologique de la génétique.
Épidémiologie, épidémiologie sociale et sociologie
Sommairement, la sociologie analyse les interactions et les structures sociales, tandis que l’épidémiologie examine les facteurs ayant une influence sur la santé des populations et la diffusion des maladies. Ces deux disciplines ont deux différences fondamentales. La première est théorique. Tandis que la sociologie utilise des concepts et des théories, l’épidémiologie est largement athéorique – elle se définit essentiellement par sa méthode, les biostatistiques consistant en l’application des principes statistiques à l’analyse de données biologiques (Krieger, 2011). La deuxième est méthodologique. Parmi les sciences naturelles et sociales, la sociologie se distingue par la variété de ses méthodes, quantitatives (notamment, analyse de données d’enquête) comme qualitatives (notamment, entretiens et observation). L’épidémiologie utilise exclusivement des méthodes quantitatives, afin de quantifier la répartition et les déterminants des maladies dans une population. Par ailleurs, les situations institutionnelles et académiques de l’épidémiologie par rapport à la sociologie diffèrent selon les contextes nationaux. Par exemple, au Royaume-Uni, l’épidémiologie est clivée entre épidémiologistes cliniques, qui évaluent les interventions cliniques, et épidémiologistes sociaux, formés aux biostatistiques et aux sciences sociales et conseillant les politiques publiques de santé. Aux États-Unis, les coopérations entre sociologie et épidémiologie sont courantes parce que les sociologues de la santé sont généralement formés aux biostatistiques (Collyer, 2012). En France, l’épidémiologie reste peu institutionnalisée, dans le contexte d’un long désintérêt politique pour la santé publique (Berlivet, 2005) – que la crise du Covid-19 a crûment mis en évidence (Beaudevin et al., 2020 ; Bergeronet al., 2020).
L’épidémiologie se divise en plusieurs sous-champs ; les plus institutionnalisés sont l’épidémiologie clinique, environnementale, génétique, moléculaire et pédiatrique, la pharmaco-épidémiologie et l’épidémiologie sociale (Porta, 2008). Cette dernière est l’étude des associations entre facteurs sociaux individuels et contextuels et distribution des pathologies dans la population (Berkman, Kawachi, Glymour, 2015). De ce fait, l’épidémiologie sociale est un champ interdisciplinaire, à l’intersection de la sociologie et de l’épidémiologie (Wemrell et al., 2016). Par exemple, elle opérationnalise des concepts sociologiques en variables quantitatives, comme le capital social (Fassin, 2003), les réseaux sociaux (Marsden, 2006) et les inégalités ethno-raciales (Fenton, Charsley, 2000). Certains épidémiologistes contestent la pertinence de l’épidémiologie sociale. Dans un article sobrement intitulé « Social Epidemiology ? No Way », Gerhard Zielhuis et Bart Kiemeney (2001) défendent qu’il est dangereux pour les épidémiologistes, comme pour les sociologues, de s’aventurer sur des terrains disciplinaires qu’ils ne maîtrisent guère. Cet article suscita une vive controverse. Jay Kaufman (2001) intitula sa réponse : « Social Epidemiology ? Way ! ». Ainsi confrontés à la critique de collègues d’autres champs de l’épidémiologie, les épidémiologistes sociaux font preuve d’une réflexivité particulière quant à la validité des inférences causales – étant donné la complexité des facteurs sociaux – et au rôle de la théorie – pour des explications cohérentes des effets des déterminants sociaux sur les inégalités de santé (Kaufman, 2019).
Le cas de l’obésité illustre ces débats entre champs de l’épidémiologie. Un premier groupe, constitué surtout d’épidémiologistes sociaux, estime, tout en admettant des prédispositions génétiques, que la situation actuelle d’« épidémie d’obésité » (OMS, 1998) suggère de concentrer la recherche sur les facteurs sociaux, économiques et environnementaux encourageant la surconsommation de nourriture (Congdon, 2020). Un deuxième groupe, davantage présent en épidémiologie clinique et en médecine génomique, insiste sur les facteurs génétiques (plus de 70 gènes prédisposeraient à l’obésité), tout en reconnaissant que les facteurs sociaux et environnementaux peuvent contrebalancer la « loterie génétique » (Diels, Vanden Berghe, Van Hul, 2020). Les collaborations entre ces deux groupes sont rares (Faith, Kral, 2006). Il n’existe donc pas de consensus quant aux effets propres de chacun de ces ensembles de facteurs – socio-environnementaux et génétiques – et encore moins sur la prédominance de l’un sur l’autre.
Certains épidémiologistes sociaux estiment que l’épidémiologie et la sociologie de la santé étudient les mêmes objets mais avec des théories et méthodes différentes (Spitler, 2001). Bruce Link (2008) propose même de créer une « sociologie épidémiologique » où les facteurs expliquant la santé des populations ne seraient pas des variables quantitatives comme en épidémiologie sociale mais des concepts et théories sociologiques. Il reste que certains objets restent difficiles d’accès pour la sociologie, comme ceux couramment conçus comme essentiellement pathologiques ou psychologiques : « La sociologie n’[y]est pas en terrain conquis[…], mais en terrain à conquérir » (Darmon, 2005a : 8). Examinons donc comment Devenir anorexique et Le corps désirable développent des analyses sociologiques d’objets à conquérir : l’anorexie et la corpulence.
Une analyse sociologique de l’anorexie : Devenir anorexique
Dans Devenir anorexique, Muriel Darmon (2005a : 8) rappelle d’abord que « les disciplines scientifiques ne se définissent pas par les objets qu’elles prennent en charge, mais par leur approche et leurs méthodes. Il n’y a donc pas d’objets propres à la sociologie, mais il n’y a pas non plus d’objets qui lui soient interdits, seulement des objets qui lui sont socialement étrangers. » L’anorexie en fait partie : les médecins n’en apprécient guère les explications sociales (Darmon, 2005b). Ce qui n’est guère surprenant : de la même manière, les sociologues n’apprécient guère les tentatives d’explication de ‘leurs’ objets, comme la stratification sociale, par des approches médicales (Jacoby, Glauberman, 1995).
En termes méthodologiques, la recherche s’appuie sur des entretiens et des observations dans une clinique et un hôpital. Cette inscription médicale du terrain complexifie l’enquête sociologique. Les discours des enquêtées, habituées aux entretiens cliniques, sont modelés par le discours médical : « Certaines d’entre elles, ayant connu des hospitalisations multiples ou longues, sont même devenues des quasi-professionnelles du discours sur soi » (Darmon, 2005a : 46). L’auteure élabore alors des stratégies pour construire une situation d’entretien propre à produire des données sociologiques. Par exemple, elle proposait aux enquêtées de s’entretenir dans leur chambre plutôt que dans le bureau infirmier (où ont lieu les entretiens cliniques) et utilisait le tutoiement plutôt que le vouvoiement propre au personnel médical. Les recensions ont ainsi loué l’ouvrage pour sa « grande rigueur méthodologique » (Tamisier, 2005 : 120 ; Farges, 2006 : 624).
L’auteure entend alors dénaturaliser l’opposition entre le normal et le pathologique (Canguilhem, 2013 [1974]) en ce qui concerne l’anorexie, « laprendre pour objet en tant que question d’assignation et d’imputation » (Darmon, 2005a : 9). Pour ce faire, son analyse est interactionniste : comprendre l’anorexie comme un ensemble de pratiques et comprendre le point de vue de celles qui s’y engagent. L’auteure évite ainsi un regard décentré qui tenterait uniquement de situer l’anorexie dans son contexte social ou de l’expliquer par les traits d’identité des malades. Ainsi, la question de recherche n’est pas : Qui sont les anorexiques ? mais : Que font-elles ? C’est là l’une des « ficelles du métier » de Howard Becker : « Voir les gens comme des activités » (2002 [1998] : 86), c’est-à-dire ne pas mobiliser d’emblée des déterminismes individuels ou sociaux comme facteurs explicatifs des comportements déviants.
Devenir anorexique comprend ainsi quatre étapes :
Une analyse sociologique de la corpulence : Le corps désirable
Dans Le corps désirable, Thibaut de Saint-Pol (2010 : 3) constate d’abord « l’étonnant silence des sciences sociales » sur la corpulence. Certes, il existe une littérature sociologique sur les représentations du corps. Pensons aux travaux de Marcel Mauss (1934) sur les « techniques du corps », c’est-à-dire la manière dont les individus de diverses sociétés font usage de leur corps, ceux de Luc Boltanski (1971) sur la différenciation sociale des « cultures somatiques », c’est-à-dire les perceptions de la maladie liées aux usages sociaux du corps caractéristiques des différentes classes sociales, et ceux de Pierre Bourdieu sur l’hexis corporelle, traduction de l’habitus dans l’attitude corporelle, « disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et par là, desentiret depenser » (Bourdieu, 1980 : 117). En revanche, l’aspect davantage biologique du corps – la corpulence – reste peu étudié. En somme, « les sociologues se sont ainsi intéressés à la représentation du corps et moins à comment était ce corps » (de Saint-Pol, 2010 : 16). S’inspirant de Norbert Elias (1995 : 43), Thibaut de Saint-Pol explique cette situation par une sorte de peur de dilution du social dans le biologique. Or, selon lui, admettre l’existence de facteurs biologiques et génétiques n’empêche pas une analyse sociologique, car les inégalités de corpulence intersectent avec les inégalités de classe et de genre.
L’analyse utilise des données quantitatives. En l’absence d’enquêtes portant spécifiquement sur la corpulence, Thibaut de Saint-Pol constitue un corpus de huit enquêtes comportant des questions sur la taille et le poids : en Europe, le Panel européen des ménages (particulièrement la vague de 2000) et Eurobaromètre (1996 et 2003), et en France, les enquêtes Santé (1981, 1992, 2003), Handicap-santé (2008) et Histoire de vie (2003). Il fait ensuite trois choix analytiques. Le premier est une revue de littérature pluridisciplinaire, discutant des résultats de recherche en sociologie mais aussi en épidémiologie, médecine, nutrition, génétique, biologie, psychologie, histoire et l’économie. L’auteur utilise ainsi les apports de ces diverses disciplines comme données de contexte pour son analyse. Le deuxième choix est une approche longitudinale : ces enquêtes s’étendent sur environ 25 ans pour situer dans le temps long l’« épidémie » (OMS, 1998) actuelle d’obésité. Le troisième choix est la comparaison : l’enquête porte sur l’ensemble de l’Europe pour contextualiser le cas de la France, qui se distingue par une prévalence relativement moindre de l’obésité.
Le corps désirable s’appuie sur un indicateur de corpulence caractéristique de l’épidémiologie et de la médecine : l’Indice de Masse Corporelle (IMC), c’est-à-dire le rapport du poids sur le carré de la taille. Thibaut de Saint-Pol argumente que l’IMC présente trois avantages pour une analyse sociologique, par rapport à d’autres indicateurs. Il est applicable à l’ensemble de la population, alors que les plis cutanés peuvent être immesurables en cas d’obésité morbide. Il est facile à collecter car les individus peuvent le calculer eux-mêmes, contrairement aux masses musculaire et adipeuse. Il se constitue du poids et de la taille, deux composantes centrales de l’apparence et donc dotées de sens pour les individus. Néanmoins, le sociologue doit garder à l’esprit les limites de cet indicateur. Le poids inclut la masse adipeuse mais aussi la masse musculaire et les os : ainsi, l’IMC ne peut pas décrire la silhouette car il ne mesure pas la distribution de graisse dans l’organisme. Il s’interprète comme une variable catégorique : selon les critères de l’OMS, un IMC inférieur à 18,5 indique le sous-poids et un IMC de 25 et de 30 indiquent, respectivement, le surpoids et l’obésité. Ces seuils ont trois problèmes. Ils ne prennent pas en compte le sexe ; or, les hommes ont relativement plus de masse musculaire et les femmes plus de masse adipeuse. Ils ne prennent pas en compte l’âge ; or, l’IMC tend à croître à un rythme de 1 kg/m² par décennie jusqu’à 50 ans. Troisièmement, l’IMC a pour référence les populations caucasiennes ; or, à IMC plus faible, les populations asiatiques et polynésiennes sont plus susceptibles d’être obèses. Enfin, il est surtout collecté à partir de déclarations des individus ; or, les sujets obèses tendent à surestimer leur taille ou à sous-estimer leur poids. Ainsi, cette intégration raisonnée d’un indicateur propre au monde médical contraste avec l’approche critique de Devenir anorexique, qui au contraire pose l’opposition entre le normal et le pathologique comme objet à déconstruire.
Comme exemple de l’approche statistique déployée par l’auteur, prenons un modèle de régression linéaire estimant les effets des caractéristiques socio-démographiques sur l’IMC en France (de Saint-Pol, 2010 : 150). La variable dépendante est l’IMC ; les variables indépendantes sont la classe d’âge, le revenu, le niveau de diplôme et la taille de la commune de résidence. En ce qui concerne le revenu, les hommes plus pauvres ont plus de chances d’être de faible corpulence : toutes choses égales par ailleurs, un homme dont les revenus sont situés dans le premier quartile a une corpulence inférieure de 0,9 kg/m² à celle d’un homme dont les revenus sont situés dans le dernier quartile. C’est l’inverse pour les femmes : les femmes plus riches ont plus de chances d’être de faible corpulence. En revanche, l’effet du diplôme est invariable selon le sexe ; les plus diplômés ont plus de chances d’être de faible corpulence. Généralement, les inégalités sociales de corpulence sont plus fortes pour les femmes, et particulièrement sur la variable du niveau de diplôme.
Pour une explication sociologique de ces différences, Thibaut de Saint-Pol trace d’abord l’histoire des dimensions sociales de la corpulence en Europe : le « corps désirable » féminin est, historiquement, jugé mince. Deuxièmement, l’auteur documente les inégalités sociales d’estime du corps par l’analyse de l’enquête « Histoire de vie ». Généralement, les femmes ont moins de chances que les hommes de trouver leur physique agréable. Les femmes moins diplômées sont moins satisfaites de leur physique que les plus diplômées ; l’effet est similaire sur la variable du revenu bien que peu significatif. En définitive, l’auteur démontre comment les normes genrées du « corps désirable » influencent les inégalités sociales de corpulence et de représentations du corps. Se pose alors un problème classique de causalité statistique (Goldthorpe, 2001) : il est difficile de prouver un effet causal des normes sur la corpulence. Thibaut de Saint-Pol (2010 : 198) appelle donc finalement à un approfondissement de ses résultats par des enquêtes qualitatives, propres à éclaircir les processus de causalité entre corpulence et caractéristiques socio-démographiques, et par une analyse critique de sources médiatiques, pour examiner l’influence des médias sur les pratiques et discours relatifs à la corpulence.
Conclusion
Conscients des enjeux de l’analyse sociologique d’objets couramment conçus comme propres à la recherche médicale, Devenir anorexique et Le corps désirable déploient des protocoles de recherche réflexifs et propres aux enjeux traversés par les sciences humaines et sociales. Devenir anorexique développe une analyse interactionniste et bourdieusienne ; celle-ci retrace l’engagement des anorexiques dans une carrière déviante dont les goûts et les pratiques se situent dans le pôle dominant de l’espace social.Le corps désirableplace dans leur contexte socio-historique des résultats d’analyse longitudinale et comparative de données d’enquête ; il met ainsi en relation le caractère genré des normes corporelles avec les inégalités sociales de corpulence et de représentations du corps. Cependant, le positionnement des deux ouvrages par rapport à la recherche médicale diffère. Devenir anorexique cherche à aller au-delà de la simple complémentarité avec les résultats épidémiologiques, en construisant son objet de recherche de manière antagonique à son acception médicale. Le corps désirable est davantage dans une posture de dialogue, par une revue de littérature pluridisciplinaire, l’utilisation (patiemment justifiée) de l’IMC et la discussion de ses résultats à l’aune de ceux de la recherche médicale.
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