Numéro coordonné par Orlane Messey et Clémentine Hougue
Ce numéro 39 vient prolonger un cycle de séminaires et une journée d’étude qui se sont déroulés à Besançon et Nancy entre 2022 et 2023. Ces événements ont été organisés dans le cadre du programme de recherche Aiôn (Socio-anthropologie de l’imaginaire du temps. Le cas des loisirs alternatifs) et élaborés conjointement avec le laboratoire IDEA (Université de Lorraine). Les contributions et les échanges qui ont émergé au cours de ces rencontres ont fait ressortir différentes pistes de réflexion autour des usages du do it yourself (DIY) ou du « faire soi-même », pistes que nous souhaitons poursuivre à travers ce numéro d’¿ Interrogations ?.
Mode de fonctionnement lié à la débrouille ou positionnement contre le système capitaliste (Duncombe, 2008), le do it yourself a pu faire l’objet de très nombreuses publications portant sur le domaine musical et notamment sur les scènes punks (Dale, 2010 ; Le Roulley, 2016 ; Pearson, 2018 ; Bestley, 2018 ; Jones, 2021 ; Barrière, 2021 ; Roux, 2022). Il se dote ainsi d’imaginaires politiques adossés à une idée d’indépendance, s’orientant dès lors du côté des marges du système capitaliste (Hein, 2012 ; Dunn, 2012) et/ou institué (Riffaud, 2018) contre lequel il permet de structurer des alternatives. Plus largement, le DIY peut également être étendu à toutes les activités et initiatives consistant à préférer faire par soi-même plutôt qu’à consommer (cultiver son jardin, construire sa maison, fabriquer ses vêtements, etc.). Les significations actuellement associées à ce terme tendent ainsi à osciller entre un positionnement radical hérité de la mouvance punk et de nouvelles tendances issues du secteur marchand ayant érigé le « faire soi-même » au rang de style de vie écoresponsable et générateur de bien-être. Ce numéro ambitionne ainsi d’explorer les différentes palettes d’expression de ce mode d’action. De l’underground à l’espace domestique, quelles formes le DIY revêt-il et quelle charge politique endosse-t-il ?
Dans les musiques dites “alternatives”, c’est-à-dire s’affranchissant des modes de production industriels, le DIY reste associé à un imaginaire politique contestataire. Les premiers articles de ce numéro montrent néanmoins que les liens qu’entretiennent ces scènes musicales avec le marché et les institutions ne procèdent pas d’une exclusion pure et simple : le DIY tisse en effet avec ceux-ci des relations complexes, et parfois équivoques.
Dans son article « Si j’avais un marteau : “bricolage” et “fais-le toi-même” », le chercheur et « punk de toujours » Jim Donaghey s’empare du marteau pour éclairer les différentes expressions du DIY : cet outil du bricoleur représente également le pouvoir producteur, ainsi qu’un mouvement libérateur par lequel il est possible de « briser le système » capitaliste. À travers l’étude d’albums musicaux ayant fait du DIY une ligne d’inspiration, du « Do It Yourself Calypso » (1957) de Paul Guilbert au « Do It Yourself » (1979) du groupe punk Ian Dury and the Blockheads, l’auteur montre en quoi cette éthique a toujours occupé un positionnement ambigu. En effet, s’il apparaît comme servant un message d’autonomie anticapitaliste, le DIY est parfois mis au service de l’industrie marchande. Dès lors, il ne sert alors plus des enjeux d’autogestion ou de créativité mais sert à générer des revenus. Pourtant, Jim Donaghey voit dans le « faire soi-même » un moyen clé de bouleverser les hiérarchies. Fondé sur des principes d’autodidaxie (Ribac, 2021) et d’instantanéité, le DIY s’affirme comme un modèle de création opposé aux modèles académiques élitistes, et se présente comme l’unique moyen de résister à l’emprise du capitalisme. Le mouvement anarchiste en a ainsi fait un outil d’activisme politique et culturel ayant le pouvoir de dissoudre les rôles de producteur et de consommateur. Générant des cultures de résistance, le do it together – « faire ensemble » – s’oppose au modèle libéral individualiste et apparaît ainsi comme le marqueur le plus radical d’un refus de composer avec les règles du marché.
La débrouille comme culture de résistance est également au cœur de l’article « Faire et faire entendre : quand la musique alternative compose avec ses contraintes spatiales » de Keyvane Alinaghi, qui a mené une enquête durant ses tournées musicales. Cet artiste-chercheur a souhaité questionner l’expérience du DIY dans un contexte marqué par la gentrification des villes françaises et des scènes qui accueillaient traditionnellement les avant-gardes artistiques. Si ces espaces culturels conservent leur « habillage DIY », les logiques alternatives telles que les modes de gestion libertaire (l’organisation horizontale ou les prix libres) ont disparu. Devenues rentables, ces organisations (SMAC ou tiers-lieux, par exemple) conduisent à observer un retour à la consommation plutôt qu’à l’action. Keyvane Alinaghi montre ainsi comment les campagnes se sont révélées être de nouveaux espaces d’accueil des scènes alternatives, à condition d’y associer la débrouille : « Il faut “faire soi-même” car il n’y a pas d’autres possibles, quand les salles de concerts officielles sont saturées de demandes de programmation ou lorsque les propositions musicales ne sont pas conformes à une ligne artistique. ». Mobilisé en réponse à une situation “subie”, le DIY permet pourtant de créer de nouveaux espaces d’expression, au sein desquels se rejouent des enjeux politiques et collectifs.
Dans « Musiques extrêmes et capitalisme de guérilla. La scène underground de Bandung, entre DIY et entrepreneuriat », Lionel Arnaud prolonge les apports fournis par Jim Donaghey et Keyvane Alinaghi en conduisant le lecteur en Indonésie, pays soumis au régime dictatorial de l’Ordre Nouveau entre 1966 et 1998. Par l’étude des scènes underground, l’auteur entend rediscuter l’imbrication entre la posture politique que peut revêtir le DIY (contre-point au capitalisme) et l’absence de choix de ceux qui l’emploient (le DIY de « débrouille » répondant à un besoin de s’en sortir). Si l’exemple indonésien laisse entrevoir une situation ambivalente du DIY, entre discours antisystème et reproduction d’une logique commerciale, l’auteur montre qu’une troisième voie peut être explorée : celle d’un « capitalisme de guérilla ». Sous la dictature, le DIY et la débrouille s’érigent comme des manières pour la jeunesse de revendiquer une autonomie individuelle. Dans le contexte actuel où prédomine un discours néo-libéral enjoignant la population à participer au développement économique, le DIY devient un moyen de faire vivre une scène musicale underground tout en générant des revenus. Les acteurs de ces scènes se sont donc saisis du DIY pour faire du capitalisme un allié leur permettant de s’engager « directement dans la production et en participant à des réseaux d’échange, en dehors des circuits dominants ». Contrairement aux scènes alternatives gentrifiées étudiées précédemment, ces « entrepreneurs DIY » de Bandung sont parvenus à injecter dans leurs petites entreprises des valeurs aspirant à un mode de vie alternatif, anti-autoritaire et inclusif. Si ce « faire soi-même » présente le risque d’entrer dans un processus d’accumulation et d’intégration à l’industrie dominante, les démarches collectives et communautaires (do it together) prédominent et se substituent à des logiques individualistes.
C’est à Saint-Pétersbourg qu’Anna Zaytseva nous conduit ensuite, afin d’y analyser la fabrication de cassettes analogiques, qui rencontrent un succès important dans les réseaux de musiques alternatives russes. À l’ère post-soviétique, le marché des cassettes pirates a permis à des millions de Russes d’accéder à la musique occidentale. Dans les années 2000, les groupes anarcho-punk et hardcore ont fait de ces cassettes un support privilégié de diffusion leur permettant de se distinguer des labels commerciaux. Anna Zaytseva s’est plus particulièrement intéressée aux logiques entrepreneuriales de Tapes, une manufacture pétersbourgeoise fondée en 2013 par trois acteurs de la scène punk. La sociologue rejoint ainsi les travaux menés par Lionel Arnaud en montrant comment les logiques DIY ont accompagné la mise en place de cette manufacture et imprégné l’ensemble des activités au quotidien. Selon elle, Tapes constitue un régime d’activité singulier où les dimensions commerciales (hiérarchie, dépersonnalisation de la relation avec la “clientèle”) sont mises à distance et où l’autogestion est érigée en principe de fonctionnement. Pourtant, son enquête met en lumière les limites du DIY dans cette conception alternative de l’entreprenariat. En effet, aux contraintes inhérentes à l’approvisionnement à l’international ou à la nécessité de passer par des plateformes (telles que e-Bay ou AliExpress), s’ajoutent les tensions liées au rythme de production qui obligent les associés à adopter une logique de rationalisation de coûts, voire à recourir à des sous-traitants. Désigné par l’un de ses créateurs comme « un projet social participatif », Tapes invite cependant à ne pas établir une dichotomie stricte entre un fonctionnement DIY et des entreprises commerciales traditionnelles.
Au regard de ces travaux, le DIY semble conduire en permanence ceux et celles qui le pratiquent aux frontières d’un système institué, normalisé : s’exprimant dans des marges qu’il contribue à façonner et à structurer, il produit une culture liminale. Le domaine musical, notamment, constitue un espace d’expression privilégié du DIY puisque certains courants artistiques partagent une posture critique dont les formes d’expression peuvent être plurielles. Même dans l’underground, le DIY peut prendre différentes formes. Réponse au système mainstream contre lequel des individus s’organisent, il sert alors la création d’alternatives, qui peuvent être sociales, politiques, spatiales ou économiques (Tuaillon Demésy, 2023). Mais le DIY peut également faire naître des modèles hybrides d’organisations économiques, génératrices de revenus tout en étant tournées vers le collectif et l’absence de hiérarchie. Faire soi-même, ou ensemble, amène donc à naviguer entre une structuration plutôt flottante (la débrouille, le système D) et une structuration plus radicale, qui se définit à travers différents degrés d’opposition à un système dominant. Enfin, tandis que ces analyses montrent combien le DIY, en tant que philosophie et mode d’action, reste fortement attaché à des milieux alternatifs ou en marge, d’autres travaux révèlent qu’il est loin de s’y limiter. Si le « faire soi-même » occupe les interstices du système dominant pour accompagner la structuration de cultures marginales, il a également trouvé une place du côté de pratiques de loisir davantage mainstream.
Associé dans les années 1910 au bricolage que l’on fait à la maison (Gelber, 1997), le DIY réinvestit dans les années 2020 le secteur domestique. Jardinage, fabrication maison de produits de beauté, décoration intérieure, il s’accompagne aujourd’hui d’un discours lié au bien-être et à l’écologie. Dans son article « Les pratiques du faire soi-même sans l’esprit DIY ? Le cas des classes favorisées », Vic Sessego s’est intéressé·e à ces nouvelles tendances DIY, dont iel a souhaité interroger la dimension idéologique. Que reste-t-il des imaginaires politiques et communautaires lorsque le DIY sert les intérêts individuels ? L’enquête menée auprès de ménages aisés conduit Vic Sessego à constater la « dépolitisation ordinaire » des activités « faites main », telles que la réfection d’une salle de bain, le jardinage ou encore l’apiculture. Loin de répondre à de réelles nécessités et s’accompagnant bien souvent d’une consommation importante de matières premières, ces pratiques sont d’abord portées par des motivations d’ordre psychologique, prônant par exemple le bien-être ou encore l’amélioration d’un confort matériel. Pourtant, Vic Sessego n’exclut pas les enjeux d’autonomie qui accompagnent ces pratiques DIY dont iel constate d’ailleurs la dimension genrée. En effet, nombreuses sont les femmes à s’adonner à ces pratiques du « fait maison », y voyant là une forme d’émancipation vis-à-vis d’un système dont elles ne souhaitent pas dépendre. Si, comme sa version punk, ce DIY « gentrifié » repose sur la quête d’autonomie et d’indépendance, il est pourtant loin de répondre à des impératifs contestataires. Contrairement aux pratiques communautaires appréhendées précédemment, ce type de DIY illustre les mots d’ordre de la société néolibérale contemporaine telles que l’obligation d’être soi, concentrant la focale sur l’individualité plutôt que sur les luttes collectives.
C’est également du côté du temps libre qu’Éric Boutroy a mené son enquête auprès des marcheurs ultra-légers (aussi appelés « muls »), dans son article « L’atelier des bricoleurs minimalistes. De la création à la résistance par le making dans une communauté sportive en ligne ». Si cette pratique ne nécessite pas une instrumentation complexe, l’auteur montre que ce type de randonnée a aggloméré une communauté en ligne qui partage des astuces et des techniques de bricolage visant à randonner le plus léger possible. En se substituant au marché qui ne répond pas à leurs besoins, ces randonneurs mobilisent initialement le DIY dans une perspective de nécessité. Si le « faire soi-même » leur confère une autonomie et un détachement vis-à-vis des structures marchandes, Éric Boutroy pointe, là encore, ses ambivalences : comme les membres des classes favorisées étudiées par Vic Sessego, les Muls partagent un imaginaire libéral traversé par l’injonction à l’accomplissement personnel et à la performance. Pourtant, si l’association du DIY aux valeurs de l’excellence ne détonne pas au sein de l’ordre social dominant, cette éthique n’est pas complètement exempte d’une réflexion politique. Une seconde orientation de ces pratiques montre une démarche plus engagée, opposée à l’hyper-consumérisme. Éric Boutroy y voit là l’expression de l’agentivité du DIY à travers lequel s’opère véritablement un potentiel émancipateur.
Deux articles s’intéressent ensuite aux usages du DIY dans le domaine de l’automobile. Celui d’Olivier Nannipieri et Isabelle Muratore porte plus spécifiquement sur les relations qu’entretiennent les consommateurs avec une marque. Leur travail « Transgression, appropriation et attachement à la marque : étude d’un singulier bricolage » s’intéresse à la manière dont le DIY peut permettre aux consommateurs de devenir « coproducteurs de signification » et ce en faisant et défaisant les frontières normatives érigées par les marques. Pour comprendre ce phénomène, les auteurs se sont basés sur une découverte fortuite : un véhicule Mercedes sur lequel le propriétaire a ajouté un second logo à l’avant de la voiture. Ils montrent ainsi le parcours de ces formes de « braconnage » (De Certeau, 1980) par lesquelles l’objet devient un mode d’expression de soi. Par le DIY, l’utilisateur investit l’asymétrie existant entre le discours de la marque et les attentes du consommateur, pour bricoler le sens de son automobile et, par extension, de sa propre identité : « Le “soi” du bricoleur se retrouve en partie dans son œuvre ». Pour les auteurs, toutes les formes de bricolage ne sont pas nécessairement de l’ordre du détournement, au sens d’une volonté « d’échapper complètement à la logique de la stratégie d’une marque » : le DIY n’est ainsi, dans ce cas d’étude, pas forcément transgressif.
Dans son article « Utiliser et entretenir une voiture de plus de 20 ans : une autre idée de la mobilité “autonome” », Gaëtan Mangin a également porté son attention sur le domaine de l’automobile et s’est intéressé au succès des voitures anciennes, phénomène situé « à l’opposé d’un idéal contemporain consistant à libérer l’usager de la charge (supposée) que représente leur maintenance ». Posséder un tel véhicule nécessite en effet une attention permanente de la part des propriétaires, induisant un ensemble de pratiques de débrouille et de « faire soi-même » face à un circuit classique de consommation devenu obsolète au regard de l’âge de ces véhicules. L’enquête de l’auteur montre que ces voitures permettent à leurs propriétaires de résister à des structures marchandes créatrices d’un système de dépendance. En effet, les constructeurs automobiles laissent aujourd’hui de moins en moins de possibilités de procéder soi-même à l’entretien ou la réparation des véhicules récents, l’électronique supplantant la mécanique. Ainsi, posséder une voiture ancienne oblige les utilisateurs à se réapproprier des techniques disparues, éliminées par le progrès technologique. Ces derniers vont jusqu’à réhabiliter la figure oubliée du mécanicien « d’autrefois […] portant leur bleu de travail souillé de taches de graisses noires et aux mains sales ». De plus, si Olivier Nannipieri et Isabelle Muratore se sont intéressés à des formes individuelles de bricolage, Gaëtan Mangin insiste quant à lui sur la dimension collective (do it together) inhérente à la réfection des vieilles voitures. Comme le forum des Muls étudié par Éric Boutroy, les rassemblements automobiles constituent des espaces nécessaires pour ces utilisateurs, qui s’échangent et partagent des astuces et des connaissances autour de cette passion ordinaire (Bromberger, 2002).
On observe ainsi que le DIY, dans les pratiques de loisir, oscille entre la satisfaction individuelle et l’appartenance à une communauté. S’il peut être largement motivé par une volonté d’accomplissement personnel – qu’il s’agisse de refaire soi-même sa cuisine, d’accomplir une performance sportive, de se démarquer d’un groupe ou de bricoler sa voiture – il pose toujours, néanmoins, la question des rapports de dépendance au système de production et de consommation capitaliste. En interrogeant – sans nécessairement la contester – la participation aux circuits marchands, le DIY sous toutes ses formes apparaît ainsi résolument comme un medium à travers lequel penser les liens sociaux.
Qu’il s’agisse de faire fonctionner une scène alternative ou d’animer une communauté de marcheurs en quête d’astuces pour alléger son matériel, le DIY participe à une recomposition des liens sociaux basée sur une réappropriation des techniques disparues et oubliées. Les articles suivants prolongent cette perspective et invitent à penser le DIY comme une passerelle entre la construction de l’identité et l’accès à une communauté de pratique.
Amélie Téhel a mené son étude au sein d’espaces de création collaborative, ou Fablabs, spécialisés dans la fabrication DIY d’aides techniques au handicap (aussi appelés Humanlab). Son article « Corps et Fablabs : un empowerment par le faire » porte sur la manière dont ces espaces de fabrication organisés autour du DIY agissent comme des espaces d’empowerment – de création d’un pouvoir d’agir des personnes en situation de handicap. Le DIY présente ici deux aspects. D’abord, il vient répondre à un besoin : les personnes créent des aides qui ne sont pas fournies par le marché. En effet, l’offre de prothèses reste restreinte et se cantonne à une seule fonction (par exemple, la marche), ne répondant pas à d’autres besoins (comme la pratique sportive) ni à des critères esthétiques auxquels ont accès les personnes valides. Mais le DIY dépasse très vite cette dimension pratique : « L’acte de faire est un processus qui permet d’opérer un travail technique et symbolique sur soi, mais aussi de développer une relation compréhensive à l’objet ». Ces espaces collaboratifs et créatifs, visant une expérience sociale commune, invitent à dépasser les frontières du handicap et à créer une nouvelle relation aux autres, mais aussi aux objets. Le DIY apparaît ainsi comme un refus des technologies et de leur « fuite en avant » qui chercheraient – sans y parvenir – à répondre à tous les problèmes du monde (Morozov, 2014 [2013]). D’après Amélie Téhel, « [l]e potentiel politique de ce mouvement maker [1] appliqué à la santé est […] de se glisser dans les interstices et les vides laissés par l’inaction publique, et ainsi de mettre en lumière ces terrains oubliés ou négligés ».
La question de l’émancipation apparaît également dans l’article de Zoé Théval, « “Se dire sorcière” : pratiques de création et de résistance » : la chercheuse y explore les différentes manières dont s’exprime le DIY dans les pratiques de sorcellerie contemporaines. Qu’il s’agisse de bricoler son identité ou de façonner des cultures venant bousculer un ordre social dominant (aussi diverses que l’astroyoga ou les rassemblements féministes auto-gérés), la sorcellerie semble aujourd’hui indissociable des pratiques du « faire soi-même ». « Se dire sorcière » revient en effet à refuser les catégories normatives usuelles en s’engageant dans des pratiques créatives à travers lesquelles les participant.e.s se façonnent leur identité. L’expérience d’une de ses enquêté.e.s montre combien le DIY participe à la création d’une culture anti-normative et résolument émancipatoire : « Je vis dans les interstices, dans le jeu, les entre/antres, les panels hors catégories fermées, en déjouant les frontières, selon mes règles internes singulières et fluctuantes. […] L’affirmation radicale de ce que je suis se dessine dans le spectre, le flottement, l’expérimentation hors recettes consacrées, le hors-piste, l’anormalité et les bizarreries ». La popularisation de cette pratique s’accompagne pourtant d’« une domestication de l’imaginaire DIY autour de la sorcière qui s’apparente à une consommation ludique ». Un retour à une sorcellerie traditionnelle est ainsi revendiqué et s’organise autour de pratiques « craft », artisanales. Qu’il s’agisse d’inventer ses propres rituels ou de créer ses objets magiques, le DIY reste mobilisé pour s’émanciper des formes mainstream – voire des clichés – de la sorcellerie. La dimension personnelle, parfois même introspective, est ici recherchée contre des mises en scène spectaculaires de la magie.
Dans son article « La dimension crip du face-à-face : une exploration des résistances et des ratés créatifs en entretien », Lucas Fritz invite quant à lui à initier des ponts entre le DIY et les méthodes d’entretiens sociologiques. Son enquête menée auprès de personnes autistes l’a en effet conduit à repenser la relation d’enquête, dans un contexte où les modes de communication habituels ne semblent pas adaptés. Peu d’études se sont penchées sur les difficultés à mener des entretiens avec des personnes neuroatypiques : pour l’auteur, les distorsions liées à l’entretien convoquent pourtant des enjeux méthodologiques qu’il faut inclure dans l’analyse. Il propose ainsi de s’emparer des apports du DIY pour dépasser les problématiques méthodologiques, jusqu’à envisager une « approche crip de l’entretien » visant à « situer les personnes handies comme connaisseurs et faiseurs » (Hamraie, Fritsch, 2019 : 102). Lucas Fritz propose ainsi de s’inspirer de l’éthique du bricolage afin d’explorer les interstices que les manuels de méthodologie ont délaissées, pour montrer leur pertinence scientifique. Le DIY accompagne l’approche crip en ce qu’il permet d’associer bricolage et renouvellement des approches méthodologiques dont il loue les dimensions punk et queer. Lucas Fritz rejoint dès lors Zoé Théval pour qui le DIY et les approches queer ont en commun de défaire les catégories normalisées pour fabriquer et inventer d’autres modes d’identification.
Enfin, dans un entretien (format inédit dans la revue), nous avons également souhaité laisser la parole à Marie-Pierre Bonniol, artiste, co-fondatrice de la revue Volume ! et actrice du milieu fanzinat depuis son adolescence. Dans l’entretien réalisé par Clémentine Hougue et Orlane Messey, elle montre qu’elle appréhende les pratiques DIY comme autant de « passages à l’acte qui font “faire” sur la base de l’enthousiasme plutôt que sur celle de la rémunération ». Elle s’est ainsi saisie de la pensée du philosophe Bernard Stiegler pour comprendre l’énergie qui émane des modes de fonctionnement DIY. Au-delà de la débrouille, le faire soi-même redonne à l’autodidaxie et à l’amatorat une valeur positive : l’amateur n’est dès lors plus celui qui sait moins mais celui qui parvient à créer et à brouiller les frontières entre travail et loisir. L’amatorat permet ainsi de générer des lieux et des espaces de communication spécifiques : en ce sens, il amorce une recomposition du lien social.
Les articles de ce numéro montrent ainsi toute la plasticité du DIY, qui présente différents degrés de radicalité, pouvant aller des collectifs anarchistes aux familles aisées, et porter sur des pratiques de consommation comme sur des pratiques de recherche. Il semble finalement loin de s’inscrire dans un système binaire qui opposerait strictement contestation et récupération, résistance et capitalisme, liberté et asservissement au marché : il apparaît davantage comme un continuum à travers lequel se jouent en permanence des questions d’ordre normatif, social et politique.
L’autodidaxie évoquée par Marie-Pierre Bonniol, et abordée en filigrane par l’ensemble des auteurs de ce numéro, est également ce qui préside à la pratique du collage, comme c’est le cas de celui qui apparaît en couverture de ce numéro : animé par l’appropriation de toute sorte d’imprimés, par leur agencement libre qui en détourne le sens originel, le collage ne demande aucune expertise, aucune formation, et permet pourtant à tout un chacun de s’engager dans un processus de création. Le collectif Colle Cléopâtre qui l’a composé revendique aussi l’idée que faire soi-même, c’est aussi faire pour et avec tout le monde.
Cette double perspective de faire soi-même et de partager est également au cœur du projet de la revue ¿ Interrogations ?. Publiée hors de toute structure – laboratoire ou plateforme –, elle se veut un espace de dialogue entre les disciplines. L’absence de hiérarchie opère aussi bien dans les objets traités que dans les relations entre les chercheurs et chercheuses qui animent cette revue. Le choix de rendre libre l’accès aux articles que nous publions traduit notre volonté de travailler de manière collaborative avec les auteurs, et de faire des connaissances scientifiques une ressource commune.
L’ensemble de cette publication – travaux de recherche, entretien, illustration, et jusqu’à la revue qui l’accueille – permet, en définitive, de distinguer le simple bricolage du DIY : ce dernier engage en effet l’individualité bien au-delà d’une simple finalité pratique ou matérielle. Cette caractéristique, très présente dans la démarche anarchiste et dans le mouvement punk, se retrouve dans des manifestations d’apparence beaucoup moins politiques, comme l’entretien d’une vieille voiture ou la pratique de la randonnée ; pour autant, il s’agit toujours d’une forme d’engagement, d’une implication de soi qui dépasse la production pour entrer dans une forme de création – plus ou moins émancipatrice, suivant le degré de prise de distance au système marchand. Aussi définir ce qu’est ou n’est pas le DIY conduirait à une sorte d’aporie : s’il est un engagement, un mouvement, une démarche, il ne peut être défini que par celles et ceux qui en éprouvent les effets, qu’il s’agisse de cultiver une résistance au marché, de s’inscrire dans une communauté ou de définir son identité.
Du côté de la rubrique Varia, Maël Rannou et Marie Enriquez présentent une étude de corpus de cinq adaptations du mythe d’Antigone en bande dessinée. À travers l’analyse de ces différentes reprises, toutes relativement récentes, les auteurs montrent que ce récit peut aussi bien faire l’objet de réécritures plutôt conservatrices, essayant de se rapprocher du récit antique, que de réécritures très modernes, allant jusqu’à transposer les personnages dans l’époque actuelle pour aborder la question de la protection des ZAD (Zones à défendre). À la frontière entre deux extrêmes, certaines adaptations s’appuient sur le cadre antique et soulèvent, à travers lui, des questions actuelles et notamment des positionnements féministes. En effet, comme beaucoup d’autres personnages féminins de l’Antiquité faisant l’objet de réécriture contemporaines, Antigone se prête particulièrement bien à porter les débats sur ces problèmes sociaux de genre. Ce faisant, l’article ici proposé fait écho aux deux articles parus dans le numéro 36 de la revue ¿ Interrogations ? portant sur les usages féministes des mythes antiques, ainsi qu’au Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes (Bertier et al., 2023). Il amène de nouveaux exemples qui prennent place dans ce domaine de réflexion très fertile.
Dans la continuité de la réflexion menée dans ce numéro autour des logiques d’action, Stéphane Le Lay propose d’analyser sous l’angle de la psychodynamique du travail, le déclenchement d’un conflit social dans une usine d’incinération d’ordures ménagères à l’aune du concept de rationalité pathique des travailleurs. Sa contribution met au jour les mécanismes subjectifs en jeu dans les stratégies de défenses déployées par les ouvriers s’appuyant sur les problématiques de santé et la reconnaissance de leurs atteintes par le management.
Dans une nouvelle Fiche pédagogique, Coline Ferrant s’intéresse à l’approche sociologique du corps humain, en mettant en perspective deux ouvrages récents de la sociologie francophone portant sur l’anorexie et la corpulence. Elle y discute la spécificité du regard sociologique sur des objets traditionnellement considérés dans le champ médical, apportant un éclairage sur la construction d’objets et d’analyses sociologiques comme sur l’alimentation, le corps et la santé.
Enfin, dans la rubrique Notes de lecture, David Francisco propose de revenir une publication canadienne, La communication de crise à l’ère du numérique : Stratégies, processus et pratiques (Presses de l’Université du Québec, 2021). Publié par Ivan Ivanov, professeur en relations publiques et communication organisationnelle à l’université d’Ottawa, cet ouvrage présente les théories et pratiques de communication de crise en s’appuyant notamment sur des cas nord-américains et européens. Comme l’explique l’auteur de la note de lecture, cette focale sur les pratiques professionnelles permet de mettre à distance le solutionnisme numérique qui gagne la gestion des crises.
Nous tenons à remercier chaleureusement l’ensemble des experts qui ont permis la réalisation de ce numéro, pour leurs conseils avisés et leur suivi : Nathanaël Amar, Brigitte Bayet, Christophe Becker, Fabien Bonnet, Rémi Boivin, Céline Borelle, Paul Bouffartigue, Clément Canonne, Claude Chastagner, Boris Collet, Delphine Corteel, Yoann Demoli, Laurent-Sébastien Fournier, Mélie Fraysse, Anne Gagnebien, Marie Galy, Ludovic Ginelli, Pascal Glémain, Laurent Grün, Catherine Guesde, Laurent Guillet, Philippe Hamman, Willy Hugedet, Marie-Claude Lapointe, Françoise Leborgne-Uguen, Evelyne Lhoste, Fabienne Martin-Juchat, Olivier Masclet, Sylvie Miaux, Eleni Mitropoulou, Alain Müller, Crystel Pinçonnat, Gilles Pronovost, François Ribac†, Constance Rimlinger, Madeleine Sallustio, Émilie Saunier, Sarah Sepulchre, Jean-Christophe Sevin, Maryse Simon, Jedediah Sklower, Jeremy Tranmer et Vinciane Zabban.
Un grand merci également au collectif Colle Cléopâtre pour la réalisation du collage « Interrogations bidouillées » (fragments divers collés, 84,1 x 59,4 cm, novembre 2024) qui illustre ce numéro consacré au DIY.
Enfin, nous souhaitons adresser une pensée émue à François Ribac qui nous a quittés il y a quelques semaines. Il avait accepté d’expertiser un article figurant dans ce numéro. Bien que se sachant malade, il a toujours répondu positivement à nos sollicitations, s’excusant même parfois de mettre un peu de temps à nous répondre. Nous avons été marquées par sa gentillesse et sa bienveillance, et sommes profondément honorées de sa contribution à ce numéro. Le comité de rédaction de la revue adresse ses plus sincères condoléances à sa famille et à ses proches.
Barrière Louise (2021), « Faire entendre les voix des contre-publics queer-féministes des scènes DIY : emplois vocaux et musicaux dans la scène Ladyfest allemande », Semen, n° 51, pp. 19-37.
Berthier Manon, Dejoie Caroline, Hertiman Marys René, Leïchlé Mathilde, Levy Anna, Martigny Cassandre, Meyer Suzel, Plantec Villeneuve Maud (dir.) (2023), Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Donnemarie-Dontilly, éditions iXe.
Berrebi-Hoffmann Isabelle [Interview de Laure Cailloce] (2018), « Des makers aux fablabs, la fabrique du changement », CNRS Le journal, [en ligne]. https://lejournal.cnrs.fr/articles/des-makers-aux-fablabs-la-fabrique-du-changement, consulté le 24.11. 2024.
Bestley Russ (2018), « Design it yourself ? Punk’s division of labour », Punk & Post-Punk, n° 7, pp. 7-24.
Bromberger Christian (2002), Passions ordinaires. Football, jardinage, généalogie, concours de dictée…, Paris, Hachette.
Dale Pete (2010), Anyone Can Do it : Empowerment, Tradition and the Punk Underground, London, Routledge.
De Certeau Michel (1980), L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Folio-Essais.
Duncombe Stephen (2008 [1997]), Notes from underground. Zines and the politics of alternative culture, Bloomington, Microcosm publishing.
Dunn Kevin (2012), « Anarcho-punk and resistance in everyday life », Punk & Post-Punk, n° 1, pp. 201-218.
Gelber Steven M. (1997), « Do-it-yourself : constructing, repairing and maintaining domestic masculinity », American Quarterly, vol. 49, n° 1, pp. 66–112.
Hamraie Aimi et Fritsch Kelly (2019), « Crip Technoscience Manifesto », Catalyst : Feminism, Theory, Technoscience, n° 5, pp. 1-33, [en ligne]. https://catalystjournal.org/index.php/catalyst/article/view/29607/24771.
Hein Fabien (2012), Do it Yourself ! Autodétermination et culture punk, Neuvy en Champagne, Éditions Le passage clandestin.
Jones Elis (2021), DIY music and the politics of social media, New York, Bloomsbury Academic.
Le Roulley Simon (2016), « Le cadavre est-il encore chaud ? Étude sociologique sur la portée et l’héritage de la scène DIY punk française », Volume !, vol. 13, n° 1, pp. 157-171.
Morozov Evgeny (2014 [2013]), Pour tout résoudre, cliquez ici : l’aberration du solutionnisme technologique, Limoges, Fyp éditions.
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Roux Manuel (2022), Faire “carrière” dans le punk ? : une étude du punk DIY en France, Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université de Bordeaux.
Tuaillon Demésy Audrey (2023), Jouer avec le temps. Socio-anthropologie des loisirs alternatifs, Habilitation à diriger des recherches, en socio-anthropologie, Thèse d’Habilitation à Diriger des Recherches, Université Côté d’Azur, Nice.
[1] Le mouvement maker est né aux États-Unis dans les années 2000 et résulte du croisement entre la culture numérique de l’open source et des savoir-faire davantage artisanaux. Comme l’explique la sociologue Isabelle Berrebi-Hoffmann, les makers sont les acteurs de ce mouvement. Ils sont des inventifs « qui adhèrent à la philosophie du faire soi-même et de l’autonomie d’accès aux objets de consommation, sans passer par le mass-market » (Berrebi-Hoffmann, 2018).
Comité de rédaction, « Préface au n° 39 - Créer, résister et faire soi-même : le DIY et ses imaginaires », dans revue ¿ Interrogations ?, Numéros [en ligne], http://revue-interrogations.org/Preface-au-no-39-Creer-resister-et (Consulté le 21 décembre 2024).