Nannipieri Olivier, Muratore Isabelle
Cette contribution se propose d’examiner les enjeux de la transgression des valeurs et pratiques d’une marque en se fondant sur l’étude d’un cas de bricolage d’un véhicule réalisé par un individu. L’analyse de cette transgression révèle qu’elle constitue un vecteur d’appropriation pour l’individu impactant son identité et celle de la marque mais, également, qu’en dépit du caractère transgressif de ce bricolage, cette pratique renforce l’attachement de l’individu aux valeurs de la marque.
Mots-clés : transgression, bricolage, appropriation, identité, marque
This contribution aims to examine the issues of transgression of the values and practices of a brand based on the study of a case of DIY of a vehicle carried out by an individual. The analysis of this transgression reveals that it constitutes a vector of appropriation for the individual impacting their identity and that of the brand but, also, that despite the transgressive nature of this DIY, this practice reinforces the attachment of the individual to the brand values.
Keywords : transgression, DIY, appropriation, identity, brand
La logique d’une marque n’est pas nécessairement la logique du consommateur, elle relève plutôt d’une logique d’usage, fluctuante et dérivant des projets de l’utilisateur (Perriault, 1989). Longtemps ignorée par les marques, cette logique d’usage s’est insinuée au sein des stratégies des marques : pour le marketing collaboratif (e.g. Prahalad, Ramaswamy, 2004 ; Badot, Cova, 2008 ; Cova, Cova, 2009), l’alternative entre consommer (i.e. utiliser) vs ne pas consommer (i.e. ne pas utiliser) s’avère insuffisante afin de comprendre la relation entre un consommateur et une marque qui, relevant d’une dimension culturelle, dépasse l’échange strictement économique. En effet, comme le soulignent Marie-Pierre Fouquet-Courbet et Didier Courbet (2009 : 118), les consommateurs sont des récepteurs qui peuvent être considérés comme « coproducteurs de la signification ». Ainsi, si les pratiques de Do it yourself (DIY) mettent ou remettent en question les frontières normatives érigées par les marques, ces dernières tentent parfois de « récupérer » ces transgressions à leur avantage, pilotant le détournement opéré par l’utilisateur. En ce sens, le DIY relève d’une dialogique brouillant les frontières entre les normes instituées par les marques d’une part, les normes collectives dérivant de ces prescriptions en termes d’usage d’autre part et, enfin, la manière dont l’utilisateur va se les réapproprier en y insinuant une signification qui lui est propre.
Or, malgré ces tentatives d’intégrer le consommateur à la stratégie de la marque, il arrive que ces derniers prennent des libertés relatives aux produits de la marque. Une liberté qui peut, volontairement ou involontairement, par certains aspects, transgresser les valeurs et pratiques de la marque. En effet, les consommateurs peuvent, par leurs pratiques, détourner la signification et les valeurs de la marque, mais également utiliser les produits de la marque selon une logique plus ou moins étrangère à la stratégie de la marque. C’est la raison pour laquelle le prestige d’une marque s’estime parfois, paradoxalement et à son insu, aux tentatives de détournement dont elle fait l’objet.
Dans la stratégie d’une marque, la notion de valeur subsume au moins trois dimensions : essentialiste, axiologique et normative. Essentialiste au sens où les valeurs d’une marque constituent ses caractéristiques essentielles et non accidentelles ou contingentes. Qu’elles aient vocation à exprimer réellement le positionnement de la marque ou qu’elles revendiquent un positionnement qui, dans les faits, ne coïncide pas avec la marque (e.g. la marque Napapijri et son drapeau norvégien est une marque d’origine italienne), les valeurs explicites ou implicites communiquées par une marque se présentent comme son essence, son identité propre. Axiologique au sens où les valeurs manifestent un ensemble de normes relevant d’une éthique en prescrivant ce qu’il convient, ce qu’il est juste ou ce qu’il est bon de faire (e.g. « Venez comme vous êtes » chez McDonald’s). Normative, enfin, au sens où ces valeurs ont vocation à structurer les représentations collectives de la marque tant chez ses consommateurs que chez ses non-consommateurs.
Globalement, deux situations en matière de transgression peuvent être distinguées dans le cadre de la stratégie d’une marque : soit la transgression opérée par les consommateurs est bénéfique pour la marque, donc, éventuellement, valorisée par l’entreprise, soit, au contraire, la transgression n’est pas souhaitée par l’entreprise, comme, par exemple, le détournement du logo de la marque KitKat, renommée « Killer » (Jammet, 2016) ou les détournements produits par les « casseurs de pub » (Simon, 2012), voire manifeste une haine envers la marque (Bottin, 2016). Dans le premier cas, la stratégie de l’entreprise consiste, à des degrés divers, à piloter le détournement. Dans le second cas, il s’agit, pour l’entreprise, de tenter d’exclure ces détournements en les marginalisant – ou en tentant de les récupérer à son avantage (Wipperfürth, 2005).
Or, dans les faits, la frontière entre ces deux postures n’est pas clairement délimitée. Et si tel est le cas, c’est parce qu’une transgression non souhaitée par l’entreprise n’est pas nécessairement ni vecteur de transgression des valeurs de la marque, ni une volonté affirmée de nuire à la marque. En effet, paradoxalement, tout détournement du signifiant d’une marque (e.g. logo, nom) ne signifie pas pour autant que le détournement crée un écart avec les valeurs de la marque car, parfois à son insu, le DIY contribue à consolider et diffuser les normes des marques qu’il peut chercher, originairement, à transgresser.
Une transgression peut, par exemple, consister en l’appropriation de l’image de la marque par un groupe social auquel ses produits n’étaient pas destinés. C’est le cas, par exemple, de l’appellation « Cognac ». Cette eau-de-vie produite en France qui se consomme traditionnellement en fin de repas a été exportée aux États-Unis où la communauté afro-américaine se l’est appropriée. Mise en exergue dans les clips de rap et de hip-hop, elle est devenue un signe distinctif : les consommateurs de « yak » (nom donné au Cognac par la culture afro-américaine) manifestent ostensiblement leur ascension sociale en se démarquant des WASP (white anglo-saxon protestant) qui consomment traditionnellement du Whisky. [1]
Si, comme dans le cas des producteurs de Cognac, le détournement initial est exploité a posteriori par les entreprises, d’autres détournements, plus subtils, plus subis par les entreprises, ne révèlent pas moins le caractère construit de la signification des produits d’une marque par le consommateur lui-même. Le détournement constitue, pour le consommateur, un moyen de s’approprier un objet ou une idée par une transgression qui, à des degrés divers, est subversive. Ne considérer, alors, que ce qui, dans notre quotidien, advient conformément aux normes sociales ou à l’utilisation escomptée – si une telle conformation existe – ne revient-il pas à faire du consommateur, un être passif, obéissant aux prescriptions des entreprises ? Or, les pratiques de transgression ne révèlent-elles pas, au contraire, le rôle actif joué par l’individu dans l’univers d’une marque ?
Concrètement, ce travail prend pour objet d’analyse la signification que les individus confèrent à la photographie d’un véhicule Mercedes sur lequel le propriétaire a effectué une modification grâce à un singulier bricolage. Par ce geste, il s’est inscrit, sans nécessairement en avoir conscience, dans une logique de transgression. Transgression qui touche, nous le verrons, à l’identité même de la marque car le propriétaire du véhicule a accroché, à l’aide de fils de fers, une étoile (sigle de Mercedes) à la calandre de son véhicule Mercedes. Si le propriétaire de ce véhicule ne le construit pas lui-même, sa démarche relève néanmoins d’une forme de DIY car s’il ne « fait » pas le produit par lui-même, ce qu’il fait du produit – en lui ajoutant un élément – s’inscrit, même si c’est d’une manière singulière, dans le processus – le prolongement – de la chaîne de production du produit.
Pourquoi s’intéresser à ce bricolage si singulier ? C’est au moins parce que ce type de pratique participe de « l’activité productive du consommateur, laquelle, loin de disparaître, est même plutôt en expansion dans nos sociétés postmodernes au travers des pratiques de bricolage » (Cova et al., 2013 : 119). Ainsi, c’est sur la base d’une étude qualitative qu’il sera question d’examiner la signification que confèrent à ce bricolage les sujets interrogés afin de comprendre dans quelle mesure il produit réellement un écart entre le consommateur et la marque. Il s’agira de questionner la relation complexe entre des usages et des pratiques en adéquation avec les valeurs de la marque Mercedes (en l’occurrence, ne pas bricoler le véhicule) et des usages et des pratiques qui pourraient manifester une transgression de l’identité de la marque mais également contribuer à la construction de l’identité de ce « bricoleur », voire à renforcer l’attachement de ce bricoleur à la marque.
Afin de proposer une vision synthétique des analyses qui suivront, le schéma ci-dessous présente l’articulation entre les concepts mobilisés issus de la littérature (fig. 1) :
Si l’utilisation consiste à se conformer aux règles (e.g. notice d’utilisation) fixées par le concepteur de l’objet ou du service, l’usage désigne la conduite située d’un individu face à un objet et, plus précisément, le choix effectué par l’individu d’une modalité d’exploitation de l’outil ou de l’objet parmi ses potentialités d’utilisation perçues (Cordier, 2020). L’usage implique une interaction entre un usager et un dispositif (Ihadjadene, Chaudiron, 2008). Or, si la prise en compte des usages est pertinente, elle doit se doubler d’une prise en compte des pratiques. Pratiques qui engagent l’activité humaine et désignent la manière concrète de faire, l’appréhension à la fois pragmatique, conceptuelle et émotionnelle de l’objet (Cordier, 2020).
En effet, le détournement est une pratique consistant en une ou des actions manifestant un écart aux normes en termes d’utilisation d’un objet : il produit une transgression à l’égard des normes d’utilisation d’un objet. Dans la sphère de la consommation, l’individu met en œuvre, au quotidien, à des degrés variables, des pratiques de transgression qui peuvent permettre de prendre partiellement le contrôle sur l’évolution d’une marque (Cova, Pace, 2007). Les auteurs, s’appuyant sur les travaux d’Alex Wipperfürth (2005), identifient deux types de détournement de marque : le détournement co-créé où l’entreprise initie ou pilote le détournement de sa marque par les consommateurs et le détournement imprévu, échappant à la stratégie de l’entreprise, souvent, d’ailleurs, produit par des passionnés ou des « fanatiques » d’une marque.
Sur le plan du marketing, le détournement est considéré comme une pratique possible réalisée dans le cadre du processus d’appropriation par auto-production (Fig. 2).
Une des vertus de ce schéma est qu’il permet de visualiser ce que Antonella Cova et Bernard Cova (2004 : 10) identifient comme « les hybridations possibles dans la relation entreprise/consommateur ». Or, le cas qui va être analysé va conduire à complexifier ce schéma, car, comme nous le verrons, la transgression opérée par le bricoleur sur sa Mercedes, semble relever, en même temps, de deux logiques contradictoires : la recherche d’adéquation aux valeurs de l’entreprise par la transgression des valeurs de l’entreprise.
Parmi les pratiques de détournement, certaines relèvent du bricolage, c’est-à-dire de de faire soi-même (DIY) avec l’environnement, le contexte et les ressources en les « braconnant » (De Certeau, 1980). Ainsi, à la différence de l’ingénieur ou du technicien, le bricoleur « s’arrange avec les “moyens du bord” » (Lévi-Strauss, 1962 : 418). Dans le prolongement des travaux de Michel De Certeau (1980), Jacques Perriault (1989) cite l’exemple frappant des couscoussiers bricolés afin de se transformer, de manière inattendue, en antennes paraboliques. Les pratiques de détournement ne doivent pas être considérées comme marginales du point de vue de leur apport en matière de compréhension de la relation consommateur-marque. Car, d’un point de vue théorique, Barthes (1985 : 25) souligne que « ce n’est pas parce qu’un phénomène est rare qu’il signifie moins ; car ce qui signifie, ce n’est pas le phénomène lui-même, c’est son rapport à d’autres phénomènes, antagonistes ou corrélatifs ». Qui plus est, comme le souligne Alexandre Coutant (2009), les braconnages relèvent moins de l’exception que de la norme sur le plan des pratiques.
Ce faisant, le consommateur se réapproprie un produit ou un service en le détournant de sa fonction première, de son utilisation prescrite ou, dans le cas du bricoleur de cette Mercedes, des valeurs qu’il véhicule afin de lui conférer un usage et une signification qui correspondent à ses propres attentes.
Possession et adoption par l’usage ne signifie pas appropriation. En effet, pour Perla Serfaty-Garzon (2003), le fait que le sujet possède légalement un objet – pour l’avoir acquis dans le cadre légal d’une transaction financière – est insuffisant : la propriété légale de l’objet n’épuise pas le sentiment d’appropriation de l’usager. Cette appropriation se déroule toujours dans une situation donnée, en lien avec les imaginaires de l’utilisateur, ses aspirations et ses expériences sociales (Cordier, 2019).
L’appropriation, selon Javier Barcenilla et Christian Bastien (2009 : 3), caractérise « la façon dont l’individu investit personnellement l’objet ou le système et dans quelle mesure celui-ci est en adéquation avec ses valeurs personnelles et culturelles […]. Le cas extrême de l’appropriation est celui où l’objet devient une composante de l’identité du sujet ». Plus précisément, l’appropriation est constituée de deux dimensions : une dimension praxéologique et une dimension récursive (Carù, Cova, 2003) qui indiquent « comment l’objet de consommation est reconfiguré lors de sa consommation, en fonction des déterminations de l’individu » (Coutant, 2009 : 7).
Dans sa dimension praxéologique, fondatrice du geste de bricolage, l’appropriation se construit par l’action du sujet tant du point de vue physique que psychologique. Elle prend naissance, tout d’abord, par une exploration sensorielle de l’objet considéré puis par une interaction physique avec cet objet. Le bricoleur transforme alors physiquement l’objet afin de se l’approprier. En effet, l’interaction ne suffit pas si elle se limite à agir conformément aux actions permises par l’objet, il est nécessaire que le consommateur exerce son contrôle et son pouvoir de transgression sur l’objet. L’appropriation praxéologique, qui concerne l’objet, se double, alors, d’une dimension récursive car elle participe du processus de construction de l’identité de l’individu : la récursivité entre l’usager et l’objet est, en ce sens, une influence de l’individu sur les choses et leur signification qui, en retour, transforme l’individu lui-même. L’objet devient, alors, un mode d’expression de soi (Belk, 1988).
Il est important de souligner le fait que l’appropriation ne constitue pas, par l’intermédiaire d’un détournement, un moyen pour l’individu d’échapper complètement à la logique de la stratégie d’une marque car c’est nécessairement en relation – par un écart plus ou moins significatif – avec les valeurs de la marque que le détournement prend son sens. La transgression qui en découle n’est jamais un écart absolu, la manifestation d’une pure singularité, mais un écart relatif qui est l’expression d’un dialogue que cherche à instaurer l’usager avec son objet et, plus précisément dans le contexte de cette étude, avec les valeurs de la marque, mais également un dialogue avec les valeurs normatives des autres usagers de cette marque.
Par l’appropriation, le consommateur fait sien l’objet qui devient un marqueur de son identité et de son appartenance à une catégorie sociale (Reed et al., 2009). En effet, classiquement, il a longtemps été admis que l’efficacité des pratiques marketing tenait à l’adéquation entre, d’une part, le discours et les valeurs de la marque et, d’autre part, les attentes des consommateurs. Or, c’est sur la base du constat de l’existence d’une asymétrie entre le discours de la marque et les attentes de la cible que la théorie de l’agence souligne le fait que le consommateur a le pouvoir de redéfinir ce discours et, par conséquent, de participer activement à la construction de son identité personnelle (Baumeister, 1998). Qui plus est, l’agentivité du consommateur apparaît comme fondamentale dans le processus d’achat, particulièrement lorsque celui-ci implique clairement l’expression de son identité (Bhattacharjee et al., 2014). En somme, loin de ne constituer qu’un mode de résistance de l’individu face à la marque ou à la consommation (e.g. consumérisme, déconsommation), l’appropriation par le détournement contribue également, par le libre jeu instauré par l’individu entre lui-même et la marque, à la construction identitaire de l’individu et de la marque. Même si les produits de la marque sont parfois détournés jusqu’à la transgression, c’est pour « devenir des emblèmes identitaires du consommateur » dans une logique « d’autoproduction émancipée » (Cova et al., 2013 : 123).
Cette recherche a pour origine la découverte fortuite d’un singulier bricolage. C’est, en effet, par hasard que, passant à proximité d’une Mercedes classe C, nous avons remarqué une anomalie : la Mercedes Classe C (modèle C W203) a été commercialisée avec le traditionnel sigle étoilé à l’avant et au-dessus du capot (Photographie 1).
Or, le véhicule qui a attiré notre attention comportait, en plus du sigle placé sur le capot, un sigle étoilé de plus grande taille au centre de la calandre. (Photographie 2).
En nous approchant, nous nous sommes aperçus que le propriétaire de ce véhicule (modèle de l’année 2000) avait fixé ce sigle sur la calandre au moyen de plusieurs morceaux de fil de fer (Photographie 3).
Sur le plan méthodologique, afin d’explorer les significations de ce bricolage, une étude qualitative a été menée sur la base d’entretiens individuels.
L’échantillon est constitué de 18 adultes (9 hommes et 9 femmes âgés de 40 à 71 ans résidant dans le Var et les Bouches-du-Rhône). Le nombre de sujets interviewés permet de parvenir à une saturation ou redondance des éléments du discours. Afin d’augmenter l’hétérogénéité des profils en termes d’attachement à la marque, l’échantillon est constitué de non-propriétaires de Mercedes (n = 13) et de propriétaires de Mercedes (n = 5) dont deux sujets impliqués professionnellement dans la marque (un directeur de concession Mercedes et une responsable qualité chez Mercedes) :
Sujet | H/F | Age | Profession | Marque du véhicule possédé |
---|---|---|---|---|
1 | H | 51 | Directeur de concession Mercedes | Mercedes |
2 | F | 40 | Responsable Qualité chez Mercedes | Mercedes |
3 | H | 51 | Chef d’entreprise | Mazerati |
4 | F | 45 | Cadre, comptabilité | Audi |
5 | F | 40 | Enseignant-chercheur | Renault |
6 | F | 71 | Retraitée (ancienne DRH) | Citroën |
7 | H | 45 | Directeur financier | Subaru |
8 | H | 44 | Consultant défense/sécurité maritime | Peugeot |
9 | H | 43 | Enseignant | Mercedes |
10 | F | 40 | Assistante maternelle | Citroën |
11 | H | 70 | Retraité (ancien ingénieur commercial) | Peugeot |
12 | H | 42 | Agent de direction | Opel |
13 | F | 66 | Retraitée (ancienne cadre commercial) | Mercedes |
14 | F | 53 | Technicien domotique | Volkswagen |
15 | F | 59 | Consultant en contrôle de gestion | Mercedes |
16 | H | 67 | Retraité (ancien ingénieur chimiste) | Chrysler |
17 | H | 42 | Officier de Marine | Renault |
18 | F | 58 | Chef d’entreprise | BMW |
Les entretiens en face-à-face se sont déroulés en deux phases. Dans un premier temps, il s’agissait d’interroger les sujets à propos de l’image de la marque Mercedes et du sigle étoilé, ainsi que du profil de leurs propriétaires sans avoir vu la photographie. Dans un second temps, les interviewés étaient invités à s’exprimer à propos de la photographie (d’abord en plan large, puis avec un zoom sur l’étoile accrochée grâce à des fils de fer) et à tenter d’en inférer le profil du propriétaire et ses motivations.
Ainsi, cette photographie est, d’un point de vue méthodologique, utilisée comme un matériel starter, c’est-à-dire, un support, en l’occurrence visuel, sur la base duquel les sujets interrogés peuvent être questionnés concernant la relation des individus à l’égard d’une marque. En ce sens, ce bricolage aurait très bien pu, en droit, être réalisé pour les besoins de l’étude, mais il aurait alors perdu de sa réalité en termes de pratiques.
L’analyse de contenu a été menée en plusieurs temps. Les auteurs ont lu de manière indépendante chaque retranscription afin de définir différentes catégories d’analyse. Une fois la grille d’analyse élaborée, ils ont classé indépendamment les verbatims des interviews. La mise en commun des analyses a révélé une très large convergence.
S’agissant de l’image de marque de Mercedes (phase d’interview précédant la présentation de la photographie du bricolage), deux caractéristiques émergent largement des entretiens : la fiabilité (« robuste », sujet 5 ; « robustesse », sujet 8 ; « allemande », sujet 17) et le rêve de réussite sociale incarnée par la marque Mercedes. Posséder une Mercedes constitue « l’aboutissement d’un rêve » (sujet 3), un « objectif de vie » (sujet 1) qui symbolise « une ascension sociale » (sujet 9). Le Directeur de concession Mercedes interrogé (sujet 1) a d’emblée mis en exergue ce point : « Je ne vends pas des voitures, je vends du rêve ». Un rêve qui se fonde sur la croyance partagée selon laquelle la possession d’une Mercedes symbolise la réussite sociale, l’accomplissement et qui souligne la dimension expressive et ostentatoire (« visibilité sociale », sujet 8 ; « renommée symbolique, reconnaissance sociale », sujet 16) de la possession de ce type de véhicule.
Compte tenu de la dimension symbolique de la marque, on pourrait s’attendre à ce que le sigle étoilé constitue, pour les sujets interrogés, le signe même de la marque. Or, le sigle est caractérisé en fonction de deux perspectives distinctes. Soit, il est considéré, effectivement, dans sa relation symbolique à la marque : « le symbole de Mercedes » (sujets 1, 2 et 15), « de la belle tradition » (sujet 3), « ce qui représente Mercedes » (sujets 4, 6 et 13), « le côté divin, biblique, que l’on retrouve dans le triangle » (sujet 5), « une espèce de décoration, de légion d’honneur » (sujet 9), « à lui seul il représente tout ce qui est le véhicule, c’est l’élément concentré qui représente l’identité de la marque » (sujet 11). Soit, il est perçu comme une forme sans lien direct avec la marque : « cela fait penser à une hélice » (sujets 7, 14), « un viseur » (sujet 10), « ça n’évoque rien » (sujet 8), « ça doit avoir un sens mais je ne le connais pas » (sujet 12). On observe que la dimension symbolique est largement plus présente chez les propriétaires de Mercedes (sujets 1, 2, 9, 13 et 15) et chez les anciens propriétaires de Mercedes (sujets 3, 4 et 5). Ainsi, le sigle étoilé apparaît comme essentiel à celui qui a une relation de proximité à la marque, alors qu’il est considéré de manière isolée, comme une simple forme indépendante de la marque, pour les autres.
L’examen de la représentation que forment les interviewés du/des profil(s) des propriétaires de Mercedes, engage à opérer une distinction entre les experts et les simples propriétaires de véhicules de cette marque. Les experts (sujet 1, Directeur de concession Mercedes et sujet 2, Responsable Qualité chez Mercedes) proposent une typologie de la clientèle fondée sur leur connaissance effective du marché et de sa segmentation. Tous les deux soulignent le rajeunissement de la clientèle dont l’âge moyen est de 45 ans, grâce, notamment, aux modèles classe A, B et, dans une moindre mesure, C, soutenus par une stratégie publicitaire plus orientée vers les actifs d’une quarantaine d’années. C’est en ce sens que « Réduire les clients Mercedes soit aux retraités soit aux taxis est très caricatural même si », comme le reconnaît le Directeur de concession (sujet 1), « ça reste dans la tête des gens ». Plus précisément, la responsable qualité (sujet 2) met en évidence l’existence de trois profils de propriétaires de véhicules Mercedes :
Seuls deux sujets interrogés (le sujet 9, propriétaire d’une Mercedes et le sujet 5, ancien propriétaire de Mercedes) établissent une distinction entre les propriétaires de Mercedes qui s’apparente à une typologie. Le sujet 5 distingue, d’une part, le propriétaire qui a « économisé pour avoir sa Mercedes, qui n’a pas la possibilité d’en acheter quinze » du propriétaire qui correspond à une « cible plus jeune et plus féminine » : « Par rapport à la classe A, on n’est plus vraiment sur le cliché du retraité, de la personne qui un peu sur le tard achète une Mercedes ». Le sujet 9 propose une typologie de clients en fonction des modèles car, étant propriétaire d’une Mercedes, il connaît relativement bien les modèles. Pour lui, il existe différents acheteurs de Mercedes, en fonction des modèles :
Même si cette vision est plus ancrée chez les « experts » et les propriétaires ou ex-propriétaires d’une Mercedes, la question des « profils » de propriétaires s’inscrit, pour tous les interviewés, comme nous pouvions nous y attendre en regard de la formulation même de la question, dans une approche marketing fondée sur l’existence d’un certain déterminisme garant d’une prédictibilité en termes d’achat : à chaque type d’individu (en fonction de ses caractéristiques sociodémographiques), sa Mercedes. C’est mécanique… mais exclut la logique de l’usage lorsqu’elle se manifeste par des pratiques de transgression.
À la vue de la photographie en plan large (montrant le capot et la calandre avec les deux sigles étoilés), deux types de réactions spontanées ont émergé : les cadres de Mercedes (sujets 1 et 2) ainsi qu’un propriétaire de Mercedes (sujet 9) ont immédiatement compris que le modèle présenté n’était pas un modèle d’usine, qu’il s’agissait d’un bricolage alors que les autres sujets interrogés n’ont pas spontanément compris qu’il s’agissait d’un bricolage. C’est, en effet, après avoir vu le zoom (photographie en plan resserré montrant l’étoile accrochée par des fils de fer) qu’ils ont pris conscience que c’était l’œuvre du propriétaire : « ça a été bricolé avec du fil de fer » (sujet 3), « On a l’impression que ces petits fils sont là pour maintenir le décor sur la calandre » (sujet 6), « mais bon avec du fil de fer il y a une différence énorme avec la technologie Mercedes et ce fil de fer » (sujet 9). En effet, non seulement Mercedes commercialise des véhicules technologiquement mieux équipés que la moyenne des autres véhicules sur le marché, mais, en outre, cette marque se positionne, dans sa communication, comme un vecteur d’innovations technologiques. Or, en dépit du caractère hautement technologique de ce véhicule, le propriétaire a, paradoxalement, modifié son apparence à l’aide de simples morceaux de fils de fer.
Les jugements des personnes interrogées soulignent, à des degrés différents, des éléments concernant le caractère transgressif de ce bricolage. Et cette transgression concerne à la fois les normes sociales et les normes et valeurs supposées de la marque.
S’agissant des normes sociales, deux points sont mis en exergue. Premièrement, les interviewés soulignent le caractère grotesque de ce bricolage : « c’est ridicule » (sujets 2, 4, 7, 10, 15 et 18), « c’est risible » (sujet 6). On relève ainsi, une certaine condescendance à l’égard du propriétaire de ce véhicule bricolé. Deuxièmement, c’est la référence au « bon goût », sur le plan esthétique, qui est invoquée : « c’est de très mauvais goût, c’est carrément laid » (sujet 2), « je ne trouve pas ça esthétique » (sujet 6), « esthétiquement, ça ne me plaît pas » (sujet 12).
S’agissant des normes et valeurs de la marque, les sujets soulignent l’écart qui existe entre ce bricolage et le positionnement de la marque : pour le Directeur de concession (sujet 1), « C’est une hérésie, d’abord parce qu’on ne touche pas à l’étoile. C’est une hérésie techniquement, symboliquement », pour la responsable qualité, « c’est quelqu’un qui ne connaît pas la marque de l’intérieur ». Afin d’expliquer l’écart entre ce bricolage et le positionnement de la marque, les sujets interrogés mettent en exergue le fait que « ça la rend nettement moins classe, ça défigure le sigle Mercedes, ça me gêne » (sujet 4), « Je pense que ça fait too much dans le sens où on est dans le contraire de ce qui est recherché par la marque » (sujet 5), « il n’a pas compris les codes de Mercedes, n’a rien compris au système Mercedes » (sujet 6), « ça dénature l’image de la marque qui veut que ce soit sobre » (sujet 8), « c’est contradictoire par rapport aux valeurs de Mercedes, elle devient plus tape à l’œil » (sujet 9), « c’est pas Mercedes, c’est trop Mercedes » (sujet 15). Ces jugements manifestent implicitement l’idée selon laquelle la possession d’une Mercedes serait conditionnée par l’adhésion aux normes et valeurs de la marque. En clair, cette pratique révélerait le fait qu’une Mercedes n’est pas faite pour ce bricoleur puisque ses pratiques constituent une transgression des valeurs de la marque et témoignent d’une méconnaissance de ses valeurs. Qui plus est, cette pratique serait néfaste à l’image de Mercedes puisqu’elle est visible par tous.
Ainsi, tout un univers semble séparer la technologie de Mercedes et la simplicité de ce bricolage. Or, cet écart apparent masque, en réalité, une proximité remarquable : par ce geste simple – accrocher une étoile à la calandre grâce à des fils de fer – ce bricoleur s’approprie le véhicule.
Même si, dans ses pratiques, ce propriétaire de Mercedes s’écarte de la norme des pratiques des propriétaires de Mercedes et de la stratégie de la marque affirmée par le directeur de concession et la responsable qualité et produit une transgression inattendue (Wipperfürth, 2005), les motivations de ce bricoleur sont, pour les personnes interrogées, identiques : le rêve de réussite sociale, le besoin de s’identifier à la marque et l’importance accordée au sigle de la marque dans sa dimension symbolique. En effet, après ce jugement – cette « condamnation » – unanime et sans appel du bricoleur, il est demandé aux sujets interviewés de tenter d’imaginer les motivations qui l’auraient conduit à réaliser ce bricolage. Et ce qui est remarquable, c’est qu’en dépit de l’écart souligné par les sujets interrogés entre ce bricolage et le positionnement de la marque, les motivations de ce bricoleur supposées par les interviewés correspondent à celles du client type de Mercedes décrit par les sujets interrogés eux-mêmes.
En effet, selon les analyses des interviewés, premièrement, pour ce bricoleur, tout comme pour tout propriétaire de Mercedes, la possession de ce véhicule est motivée par le rêve de réussite sociale : « Cette personne elle s’est coupée en douze pour l’avoir cette voiture, c’est le symbole de sa réussite » (sujet 1), « je pense que ça fait trente ans qu’il rêve d’avoir une Mercedes » (sujet 3), « je dirais qu’il en a rêvé toute sa vie » (sujet 6). C’est là que l’analyse par les usages et les pratiques révèle à la fois les insuffisances d’une approche réduite à la relation mécanique « un type de produit pour un type de consommateur » mais également la complexité des pratiques – qu’elles soient ou non conformes aux normes sociales ou à celles d’une marque. En effet, paradoxalement, les mêmes causes (e.g. posséder une Mercedes manifeste la réussite sociale) ne produisent pas les mêmes effets (i.e. se conformer aux usages et pratiques prescrits par la marque vs ne pas s’y conformer). Et c’est peut-être parce que ce déterminisme supposé est motivé, pour les professionnels de la marque, par la nécessité d’une segmentation du marché – à des fins mercantiles et, pour les autres individus, par la nécessité de se conformer aux normes sociales de crainte d’être exclus.
Deuxièmement, ce bricolage révèle un besoin identitaire en relation avec la marque (Belk, 1988 ; Cova et al., 2013) : « c’est quelque chose d’identitaire » (sujet 3), « c’est vraiment vouloir exacerber son appartenance à Mercedes » (sujet 5), « c’est sa voiture, en même temps elle est unique chez Mercedes » (sujet 17). Ces verbatim expriment clairement la complexité de la construction identitaire qui, loin d’être un processus intra-individuel, participe d’une dimension sociale et de tensions, de paradoxes : être soi-même (unique) tout en garantissant son intégration sociale. Et ce bricolage, loin de manifester un refus des normes et des valeurs de Mercedes pour s’en exclure (il aurait suffi de ne pas acheter de Mercedes), cherche à se les approprier d’une manière singulière, unique.
Troisièmement, ce bricolage met en exergue la dimension symbolique du sigle étoilé : « il voit l’étoile partout » (sujet 2), « il n’a vu que le sigle Mercedes, ce sigle est quelque chose qui est en toi, qui t’obsède » (sujet 3), « il n’a vu que l’étoile » (sujet 5), « j’imagine que pour lui ça doit évoquer quelque chose de hautement symbolique » (sujet 7). Ces verbatims révèlent ainsi une autre caractéristique supposée de ce bricoleur, qui n’est plus juste un bricoleur au sens d’une personne qui se sert de ses mains. Une caractéristique initialement insoupçonnée : l’attachement de ce bricoleur à la dimension symbolique de la marque. Car si ce propriétaire avait seulement voulu personnaliser sa Mercedes il aurait pu recourir à du tuning par exemple. Or, ce bricolage n’est pas, à strictement parler, du tuning, comme l’ont relevé les sujets interrogés : « c’est différent du tuning : pour moi, c’est vraiment vouloir exacerber son appartenance à Mercedes » (sujet 6), « ça ce n’est pas du tuning, il veut renforcer l’identité de sa Mercedes » (sujet 7). En effet, dans le tuning, le véhicule est personnalisé à un tel point que, parfois, il devient difficile d’identifier la marque et le modèle du véhicule. Dans la pratique du tuning, le bricoleur cherche à se valoriser lui-même, à affirmer sa singularité et ses compétences techniques en utilisant comme simple support un véhicule. Or, sa manière de la personnaliser a consisté non pas à ajouter d’autres éléments qui ne sont pas propres à la marque (e.g. spoiler (aileron arrière), vitres teintées), mais d’ajouter un élément central de la marque sur le plan symbolique : son logo.
Or, pourquoi avoir ajouté un logo supplémentaire ? Le propriétaire semble avoir voulu « augmenter » sa Mercedes, la rendre encore plus Mercedes : « c’est hyper visible, tu ne peux pas rater que c’est une Mercedes » (sujet 13), « crier haut et fort que c’est une Mercedes » (sujet 8), « il a survalorisé sa Mercedes » (sujet 9), « il a voulu accentuer la marque » (sujet 18). Comment interpréter cette augmentation, ce redoublement symbolique ?
Ce bricolage peut s’expliquer sur la base du contexte en termes d’offres de modèles de véhicules Mercedes. En effet, le modèle possédé par ce bricoleur (Classe C modèle C W203) comporte le logo à l’avant et au-dessus du capot. Or, le modèle suivant, donc plus récent, a un logo, de taille plus importante, sur la calandre. Les deux modèles étant assez similaires, remplacer le logo sur le capot par le logo sur la calandre aurait pu permettre de faire passer cet ancien modèle pour un plus récent. Or, ce bricoleur a laissé les deux sigles (sur le capot et sur la calandre). Mais pour quelles raisons ?
Tentons, dans un premier temps, de retracer les étapes de ce bricolage en demeurant le plus factuel possible, c’est-à-dire en excluant au maximum le recours à des interprétations d’ordres psychologique, psychosociologique ou sociale. En somme, tentons de rendre compte de sa pratique. Car, du point de vue praxéologique, loin de se limiter aux interactions normatives fixées par la stratégie de la marque, le bricoleur transforme physiquement l’objet afin de se l’approprier. D’abord, le bricoleur explore sensoriellement l’objet en « s’arrangeant avec les moyens du bord » (Lévi-Strauss, 1962) : où est l’étoile sur ma Mercedes ? Comment puis-je fixer une étoile à ma calandre ? Où puis-je me procurer cette étoile ? Où vais-je mettre les fils de fer ? Sont-ils suffisamment solides ? Ce sont toutes ces interrogations qui vont, depuis la recherche d’informations (e.g. chercher les sites ou les casses automobiles qui vendent, au meilleur prix, un sigle étoilé), en passant par la mise en œuvre (acheter l’étoile, acheter du fil de fer, s’inscrire dans une démarche heuristique : trouver, par essais/erreurs, la meilleure manière de fixer l’étoile), permettre de tester l’efficacité du dispositif (en vérifiant, après avoir roulé, pris un ralentisseur, un nid de poule, si l’étoile ne s’est pas décrochée ou déplacée).
Maintenant, que faire du sigle sur le capot ? L’enlever ? Le conserver ? Au-delà des traces – des stigmates de l’ancien modèle – que le démontage de l’ancien logo pourrait laisser, l’enlever ne ferait que transformer, en apparence, en surface, un ancien modèle par un nouveau, manifestant, peut-être, un désir impossible – sur le plan du budget – d’être propriétaire d’un modèle plus récent.
Le laisser cohabiter avec le nouveau logo c’est se résoudre à conduire un véhicule dont le modèle n’existe pas… mais qui porte ostensiblement le(s) logo(s) de la marque.
Le marketing nous laisse à penser que, lors d’une première étape (achat du véhicule), l’individu acquiert l’objet en l’achetant dans le cadre d’un échange économique, réglé par des normes, qui exprime une adéquation entre les attentes du consommateur (e.g. le rêve de réussite sociale) et le positionnement de la marque (e.g. marque de prestige). Or, dans une deuxième étape (bricolage post-achat), l’individu, transformant l’objet, produit un écart entre lui et la marque (il transgresse les codes de la marque : on ne bricole pas une Mercedes), ce qui lui permet d’affirmer son identité en se singularisant par un DIY qui se double d’un BY (Be Yourself ou Become Yourself) : « Le “soi” du bricoleur se retrouve en partie dans son œuvre. C’est parce qu’il s’y est engagé au gré des circonstances et des événements que le bricoleur laisse, dans son ouvrage, une part de sa singularité » (Meunier et al., 2013 : 349). Mais, parallèlement, sa manière de singulariser son véhicule consiste, paradoxalement, à réaffirmer son attachement à la marque par la survalorisation du logo : il s’inscrit dans une pratique qui relève d’une hyper-production, à savoir, une auto-production qui consiste en une hyper-valorisation de la marque produisant, par récursivité, une hyper-valorisation du bricoleur. Voici comment pourrait être interprétée cette transformation obtenue par un bricolage. En ce sens, il serait possible de considérer que cette transformation ne s’épuise pas dans les modifications physiques de l’objet qui ne sont qu’un moyen technique de transformer le sens de l’objet, transformation de sens qui resterait la finalité de la démarche. Mais comment le savoir ? Même dans l’hypothèse où le propriétaire aurait été interrogé.
Et pourquoi vouloir à tout prix considérer ce bricolage comme « un moyen de » plutôt que comme une pratique autotélique, qui est à elle-même sa propre fin ? Une activité qui a été préparée en amont puis réalisée le temps d’un week-end par exemple. Une activité qui ne consistait ni à redoubler symboliquement la marque du véhicule, ni, pour le bricoleur, à se singulariser tout en garantissant son appartenance sociale au groupe des « propriétaires de Mercedes ». À la question « qu’avez-vous fait ce week-end ? », ce propriétaire de Mercedes aurait peut-être tout simplement répondu « j’ai bricolé ». Et n’est-ce pas ce qu’il a fait ? Même si, probablement, sans en avoir conscience, du point de vue récursif, en bricolant sa Mercedes, c’est lui-même que le bricoleur bricole. Même si, par ailleurs, pour autrui, son véhicule devient alors un emblème identitaire (Cova et al., 2013), voire un mode d’expression de soi (Belk, 1988).
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