L’article a pour objectif d’identifier les normes d’accessibilité de la technique d’enquête par entretien, à partir d’une analyse comparative des frictions rencontrées lors d’entretiens menés avec des personnes autistes. Certes, l’entretien avec les personnes autistes nécessite que l’enquêteur ajuste sa technique d’enquête. Néanmoins les frictions d’accessibilité mettent en lumière une dimension de l’entretien en face-à-face qu’il est nécessaire à prendre en compte afin d’assurer une objectivité forte : la dimension crip. Dans cette dimension, l’enquêteur fait moins l’entretien par lui-même (Do It Yourself) qu’il n’apprend, avec l’enquêté, à se défaire des normes d’accessibilité de l’entretien (Undoing Each Other). Après une partie de cadrage théorique autour de l’entretien en sciences sociales, le DIY et le crip, les trois parties suivantes visent à explorer les manières de (se) (dé)faire ensemble (de) l’entretien à partir des cas où la colère fait perdre la face, où les êtres inanimés deviennent des compagnons de vie et où les identités se fêlent.
Mots clés : handicap, entretien, face-à-face, accessibilité, méthodologie
The crip dimension of face-to-face : (un)making (of) the interview through its frictions
Abstract
The aim of this article is to identify the norms of accessibility of the interview survey technique, based on a comparative analysis of the frictions encountered when interviewing autistic people. Admittedly, interviewing people with autism requires the interviewer to adjust his or her survey technique. Nevertheless, accessibility frictions highlight a dimension of face-to-face interviewing that needs to be considered in order to reach a stronger objectivity : the crip dimension. In this dimension, the interviewer doesn’t so much do the interview himself (Do It Yourself) as he learns, together with the respondent, to let go of the interview’s accessibility norms (Undoing Each Other). After a theoretical section on interviewing in the social sciences, DIY and crip, the next three sections explore ways of (un)doing the interview together, based on cases where anger makes people lose face, inanimate beings become life companions and identities crack.
Keywords : disability, interview, face-to-face, accessibility, methodology
S’entretenir avec des personnes autistes
En menant des entretiens avec des personnes autistes [1] en institution psychiatrique, il m’est rapidement apparu que la plupart des recommandations que l’on fait habituellement aux chercheurs et chercheuses en sciences sociales concernant l’entretien n’était plus vraiment pertinentes. Certaines personnes autistes mobilisent le langage d’une façon qui s’écarte des modes de communication ordinaires et se positionnent dans la relation d’une façon qui s’en écarte tout autant : il est ainsi possible d’interagir à travers des modes de communication non verbaux (cris, gémissements, râles), d’être confronté à des modes de communication inhabituels (répétitions d’un même mot) ou à des refus élaborés de l’entretien ou tout du moins de certaines de ses séquences (renvoyer les questions, rester silencieux, partir, éteindre l’enregistreur). Ces particularités de communication caractérisent l’autisme (HAS, 2017). Il faut donc résister à l’idée que l’on se fait de l’entretien « normal », et créer.
Dans cette situation, il peut être tentant soit de décréter l’impossibilité de l’entretien, soit de recourir à une panoplie d’outils psychologiques afin d’expliciter son contenu symbolique. Difficile en effet de ne pas aborder ces communications hors normes sans être influencé par des travaux emblématiques : nous pensons à ceux sur les asiles (Goffman, 1968) et hôpitaux (Foucault, 1976) et ceux développés à l’intérieur d’eux, dans un contexte où les autistes et psychotiques sont encore souvent psychiatrisés (Chamak, 2021).
De façon plus discrète, la plupart des études ethnographiques consacrées à ces espaces ont contourné la difficulté de s’adresser directement aux personnes concernées par les troubles neurologiques (et notamment les personnes autistes), orchestrant ainsi la prophétie autoréalisatrice de leur mutisme (Yergeau, 2017). À l’inverse, nombreuses sont les études sur les personnes autistes portées par une tierce voix. Nous pouvons citer entre autres les travaux brillants de Brigitte Chamak (2021) sur les familles et leur militantisme, Céline Borelle (2017) sur les médecins et le parcours diagnostique, Kevin Rebichi sur les psychologues et la passation des tests (2022) ou Matthieu Lancelot sur la presse et les mots de l’autisme (2023).
L’absence d’entretiens réalisés avec des personnes autistes nous amènerait à penser que la méthode ne leur serait pas adaptée. Nous allons essayer non seulement de prouver le contraire, mais aussi de montrer qu’en oubliant les personnes autistes, nous éludons par là une part essentielle de l’entretien en face-à-face et de toute interaction sociale : sa dimension crip. Cet article espère combler un oubli que l’on juge important dans la pratique de l’enquête de terrain en sciences sociales.
L’entretien, ses distorsions, son accessibilité
Les entretiens réalisés avec des personnes autistes posent la question des critères de réussite de l’entretien. Pour certains auteurs, cette réussite repose sur des indicateurs fiables : elle relèverait de la capacité de l’enquêteur à le négocier (Beaud, Weber, 1997), à obtenir un droit d’entrée (Darmon, 2005), à nouer un pacte d’enquête (Gonthier, 2011) et/ou à faire preuve d’empathie en suspendant son propre jugement à travers « une mise entre parenthèses préalable des connaissances, biais personnels, préjugés, etc. » (Meyor, 2007 : 114). D’autres remarquent l’existence d’un flou autour des conditions de réussite de l’entretien. L’entretien peut ainsi être distordu par le statut social de l’enquêteur (Bourdieu, 1993), interprété par l’enquêté (Demazière, 2008). Didier Demazière souligne ainsi l’entremêlement des distorsions et de la communication et écrit ainsi que la variabilité de l’entretien est justement « le signe que la relation d’enquête est une interaction sociale » (Demazière, 2008 : 32). Certaines autrices relativisent ces attentes de « bon fonctionnement » en rappelant la superposition de nombreuses couches d’identité chez le chercheur [2], pouvant entrer en conflit. Le chercheur est ainsi à la fois un « un acteur social “ordinaire” et un citoyen “ordinaire” constructionniste de sa vision du monde et de ses valeurs » (De Lavergne, 2007 : 34), mais c’est aussi un être de récit dont la biographisation reflète la complexité (Delory-Momberger, 2014).
La pratique de l’entretien non-directif est, quant à elle, très attentive à ces non-fonctionnements : elle fait ainsi sens des lapsus (Michelat, 1975) comme de la singularité des séquences verbales (Brechon, 2011). Néanmoins, ces approches établissent d’emblée un contexte ’accueillant’ et nous donnent assez peu d’informations sur la façon d’accompagner et d’analyser la perte de direction en entretien, dont il s’agit ici. En effet, les entretiens ne sont pas seulement le théâtre de distorsions liées au contexte de production, par lequel il faudrait entendre « tant le contexte social, culturel et historique dans lequel s’effectue l’enquête que les conditions particulières liées au dispositif de recherche telles que les techniques de cueillettes et analyses de données et les relations existantes entre l’interviewer et l’interviewé » (Poupart 1993 : 106). Ils peuvent aussi témoigner de la difficulté à accéder à la parole par laquelle les discours se produisent.
Brigitte Bayet a consacré des travaux précieux aux enjeux méthodologiques de l’entretien dans le contexte précis du handicap psychique et des troubles de la communication, et souligne le fait que « la possibilité de tenir un discours sur soi, d’accéder à des moyens d’expression, et la maîtrise de compétences langagières et narratives ne sont pas accessibles pour toutes et tous, notamment dans le cas de participantes ou participants en situation de handicap qui pourraient être qualifiés de “dyscommunicants” (Blanchet, 2015) » (Bayet, 2021 : 117). Dans le prolongement de sa conclusion, nous pouvons interroger la signification de ce notamment : à quelles conditions ces enjeux méthodologiques s’appliquent-ils à « tous » les enquêtés et non seulement aux « dyscommunicants » ? Quel est le rôle de l’accessibilité des compétences langagières et narratives dans les distorsions produites dans le cadre de l’entretien, et quelle est la nature de ces distorsions ?
Notre hypothèse ici est que l’entretien engage plus qu’un jeu de statut social ou l’expression d’une déficience : les distorsions liées à la « maîtrise des compétences langagières et narratives » dont parle Brigitte Bayet, nous ouvrent à une dimension essentielle de l’enquête en sciences sociales : son accessibilité. Nous nous demandons quels sont les enjeux méthodologiques et épistémiques soulevés par les entretiens menés avec des personnes autistes. Comment qualifier cette dimension de l’entretien qui s’ouvre à partir de ces distorsions spécifiques et comment enquêter sur cette dimension ?
Une approche crip de l’entretien
Pour mener cette enquête, il nous faut suivre les liens qui se nouent entre études de handicap et études des dispositifs techniques, pour articuler la dimension de l’accessibilité à celles des normes de l’enquête, et du face-à-face.
Le paradigme dismédiatique (Mills, Sterne, 2017) s’intéresse à la façon dont l’environnement sociotechnique, et notamment médiatique, est conçu en fonction de certaines normes corporelles, et construit en retour l’image d’un utilisateur valide. L’approche techno-validiste (Shew, 2023) s’intéresse quant à elle à la façon dont les dispositifs techniques et l’expertise scientifique sont sollicités pour identifier les handicaps, et développer des outils permettant de les surmonter. L’approche crip technosciences (que nous simplifierons en crip) s’inscrit dans le prolongement de ces deux approches et vise à « situer les personnes handies comme connaisseurs et faiseurs » (Hamraie, Fritsch, 2019 : 102) de leur environnement sociotechnique, et non comme « récepteur-modèle » (Jost, 2012) de ce dernier. Celle-ci peut être rapprochée des approches Do It Yourself (DIY) qui situent les parties prenantes en marge de ce « récepteur-modèle » et en lien avec des communautés de savoir et de pratiques périphériques aux usages mainstream, amatrices voire militantes (comme les communautés punk ou queer) (Dale, 2016 ; Patouillard, 1998).
Dans l’approche crip technosciences, les distorsions engendrées par les compétences langagières et narratives requises pour l’entretien en face-à-face peuvent être perçues comme des « frictions, limitations, et échecs inhérents au processus du design technoscientifique » [3] (Hamraie, Fritsch, 2019 : 107). Nous pouvons ainsi regarder les distorsions liées à la non-maîtrise des compétences de communication, plus uniquement comme des troubles de la communication, mais également comme autant de frictions liées à l’inaccessibilité relative du dispositif technique de l’entretien en face-à-face : comme un bricolage permettant d’accéder à ce dispositif. L’approche crip permet d’articuler ce bricolage (« tinkering ») à une critique des normes sociotechniques, et à une manière de défaire le monde et ses normes (nommé ici « world dismantling »). Cette approche nous semble convenir à notre étude qui concerne à la fois la compréhension des expériences de distorsions liées à la maîtrise des capacités langagières lors de l’entretien en face-à-face, ainsi qu’une réflexivité sur leur ambition épistémologique et méthodologique, leur créativité.
Enfin, ces résistances créatives rejouées lors de l’entretien en face-à-face peuvent rappeler des modes d’action militants, issus du DIY punk et des pratiques queers, que nous solliciterons afin de mieux situer cette dimension crip.
Nous souhaitons rappeler ici la dimension exploratoire de cette étude. Lors d’une enquête sur les usages des dispositifs de communication des personnes autistes [4], nous avons été conduit, entre autres, à mener des entretiens (prévus comme semi-directifs) avec 15 personnes autistes militant pour les droits des personnes autistes, ainsi qu’avec 2 personnes autistes au sein d’une institution psychiatrique.
Les entretiens avaient pour objectif initial de mieux comprendre les pratiques de communication notamment numériques des personnes autistes, et de saisir leur inscription dans les controverses autour de l’autisme et de la neurodiversité : leur appropriation des discours médicaux notamment. Dès lors, ces entretiens, revenant à la fois sur leur trajectoire individuelle et leurs implications vis-à-vis des dispositifs communicationnels, sont devenus un terrain d’enquête à part entière permettant d’explorer les enjeux épistémologiques (et les bricolages) qui se nouent autour des frictions d’accessibilité dans l’interaction en face-à-face.
Nous nous concentrerons ici sur les frictions d’accessibilité rencontrées dans le cadre de ces entretiens : aux moments de sceller ou de reconduire le pacte d’enquête, lors de la déclinaison d’identité et lors des relances notamment. Plutôt que de convoquer des extraits réduits de nombreux entretiens, nous avons privilégié des renvois significatifs à l’entretien mené avec Nils (patient de l’institution) ainsi qu’à deux autres entretiens menés par ailleurs, par visioconférence, avec des militantes autistes (Anna et Manon) – dont nous avons introduit des transcriptions conséquentes. Ce choix permet d’apprécier au mieux ces frictions dans le pacte de l’enquête.
L’idée ici n’est pas de mettre en contraste deux diagnostics médicaux (tous les trois sont diagnostiqués ou en cours de diagnostic pour Nils), mais plutôt de faire dialoguer différentes « maîtrises des compétences langagières et narratives » (Bayet, 2021 : 117) au sein du cadre interactionnel. Les trois enquêté·e·s sont des personnes autistes dites « oralisantes » [5] – capables d’employer des mots à l’oral -, elles ont néanmoins été socialisées au sein de contextes très différents, où elles ont réalisé des apprentissages langagiers et narratifs différents : un contexte militant pour Anna et Manon et un contexte médical pour Nils. L’article ne vise pas à développer une méthode permettant d’interagir avec toutes les personnes diagnostiquées autistes, mais à préciser le rôle des normes d’accessibilité du face-à-face dans la pratique de l’enquête en sciences sociales.
L’objet de notre analyse est donc les normes d’accessibilité du cadre interactionnel en sciences sociales. Pour aborder cet objet, nous faisons alors dialoguer l’approche crip technosciences de la technique de l’entretien en face-à-face avec l’approche interactionniste de Erving Goffman (1974). Ce dialogue nous permettra d’identifier les différents aspects du dispositif d’interaction en face-à-face pouvant provoquer des frictions d’accessibilité – la préservation de la face de l’autre, l’anthropocentrisme de la face, et la ligne de conduite induite par certains rites d’interaction –, et ainsi nous permettre de gagner en objectivité dans la pratique de l’enquête de terrain en sciences sociales [6].
Face travaillée, face masquée et face nomade : la colère en face-à-face
Il est souvent attendu que l’enquêteur fasse preuve de bienveillance lors de l’entretien, en évitant à l’autre (et à soi-même) de perdre la face (Mayer, 1995). S’élabore ainsi un travail de la face conçu comme maintien de « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers une ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » (Goffman, 1974 : 9). Il est néanmoins possible que ce souci de préservation de la face, au sens où l’entend l’enquêteur, se mette en travers de la ligne d’action des enquêtés et que cette bienveillance concoure alors à leur faire perdre la face.
Les personnes dont la valeur sociale a été construite négativement (personnes queers, autistes par exemple) ont dû développer de nombreuses et coûteuses tactiques de dissimulation de leur face – tactiques que les intéressées nomment masking (Kapp 2019) [7]. Dans le sillage en France du mouvement des handicapés méchants (Puiseux, 2022), la fierté autiste consiste précisément à affirmer en public cette face qui leur a longtemps été impossible d’exposer et qui a été souvent le lieu de tensions sociales et médicales (Leprechaun, 2017). Cette affirmation positive de soi assume une dimension de négativité envers autrui, exprimée sous la forme de la méchanceté ou de la colère (contre la pitié habituellement réservée aux personnes handicapées).
« Tout le monde est super gentil, super prévenant, tout le monde limite te tire la chaise pour que tu t’assoies et en revanche sur le Discord tout le monde s’écharpe. Ça m’arrivait d’avoir quelqu’un de super sympa lors de la permanence et de me faire insulter copieusement par cette même personne sur le Discord. J’ai la sensation qu’ils ont le même côté trollesque que les neurotypiques où c’est bon je suis cachée derrière mon ordinateur, et tout le monde te traite de psychophobe, car tu as dit à quelqu’un qu’il a dit n’importe quoi et c’est OK pour eux de dire ça, car apparemment ce n’est pas toi qui parles c’est ton autisme… »
Dans le récit d’Anna, l’identité médicale autiste sert d’instrument de blindage de la face : comme un autre masque depuis lequel faire perdre la face à ceux qui pourraient prendre le visage de l’ennemi. En effet, l’agressivité des militants est dirigée contre les soupçons de psychophobie dans l’espace public numérique. Ici l’agressivité ambiante racontée par Anna pourrait se rapprocher de ce que Jack Halberstram nomme le lieu de rage (ou lieu de colère) (Halberstram, 2006 ; Patouillard 1998) : une stratégie de réappropriation de l’espace public caractérisée par une rhétorique de la menace (les auteurs donnent tous deux l’exemple de l’activisme d’Act Up). De la même façon, l’entretien en face-à-face est mobilisé par Anna comme lieu d’expression de sa propre colère – contre ces « trolls » – comme une façon de nous communiquer le jeu complexe de violences réelles et imaginées (Halberstram, 2006) qui médie les interactions militantes.
(Une soignante toque à la porte)
Soignante : Désolé je cherche le pull de Nathanaël qui est en train de sécher là (la personne touche le pull).
Lucas : Il est encore mouillé.
Soignante : Bon désolé Nils, on ne voulait pas vous …
Nils : Ho bah ça va le manque de politesse ici, aucun respect pour le RGPD, on ne donne pas l’identité de tout le monde, espèce de malpolie (il détache les mots de façon condescendante). Tout est enregistré pauvre conne (il hurle).
(La soignante sort, Nils claque la porte)
De la même façon, nous pourrions voir dans l’attitude de Nils une manière de s’affirmer depuis un lieu de colère, et de me communiquer ce jeu de violences. Nous retrouvons dans l’entretien précédent les mêmes effets de face blindée que ceux décrits plus hauts dans l’entretien mené avec Anna : les portes qui claquent, les hurlements, les insultes faisant suite à l’intrusion d’une soignante dans la pièce. La colère est dirigée contre une autorité ici médicale, et ce afin de reprendre possession de son espace.
Or, lorsqu’une soignante interrompt l’entretien, Nils exprime sa colère à travers le rappel du Règlement Général pour la Protection des Données (RGPD) et affirme ainsi un droit à l’anonymat. Ce droit à rester caché renvoie au fait que les soignants peuvent s’introduire dans la pièce pour des motifs triviaux et interrompre l’entretien. Son insulte vise moins à reconstruire publiquement la face que le médecin lui aurait fait perdre (lieu de rage), ou à développer intentionnellement une stratégie militante offensive (Patouillard, 1998), qu’à reconstituer un minimum de masque social pour se protéger des intrusions – protection qui se termine par une fermeture, par le claquage de la porte.
Nils : (prenant une voix de conteur) Ouais … c’était un espèce de creepypasta c’est Cara, c’est amity blind qui atterrit dans les back rooms, des espèces de gros tentacules l’ont attrapée, mais au lieu qui se passe une scène (il prend une voix robotique) NSFW PEGGY 18 (il reprend une voix de conteur) Cara est arrivée elle a pris un couteau lui a retiré la cervelle et l’a mangé et elle a fusionné avec amitiy et du coup, amity.exe, ou comme j’aime l’appeler : SCPAB.exe, un espèce de monstre, ça fait partie des scp 666 aussi … et dès fois elle a un espèce de sourire diabolique sur d’autres photos…
Lucas : Et en plus tu m’as dit que j’étais radioactif …
Nils : Non ça c’était une blague.
Cette face qui doit sans cesse trouver un moyen de se dissimuler, nous la retrouvons dans les discours que Nils fait de cette course poursuite infernale dans les backrooms [8], traqué par un monstre tentaculaire. Dans cet extrait où je l’interroge sur un personnage mystérieux (« Cara »), son récit revêt à nouveau l’expression d’une colère, mais perd son aspect de topos : il s’exprime en contenus monstrueux, à travers des chaînes brisées de signifiants (Lovell, 1997), labyrinthiques.
Si son récit articule bien la dimension de non-lieu (« backrooms ») et de perte de face, matérialisé ici par la « déroute du visage » (Le Breton, 2016) (« sourire diabolique »), l’entretien suit dans sa forme un déroulement tout à fait différent de cette dimension « constructionniste » que l’on attend le plus souvent de l’entretien en face-à-face (De Lavergne, 2007).
Pour faire sens de ce qui pourrait apparaître comme un entretien décontextualisé – sans contexte pour orienter les « perceptions » et les « comportements » (Goffman, 1974) – nous pouvons faire appel à l’approche des épistémologies non sédentaires (et que l’on pourrait qualifier de nomades) développée par la sociologue Michèle Leclerc-Olive. Pour elle, certains événements de vie engendrent des conséquences significatives sur la construction du récit biographique, et sur la possibilité d’inscrire ce récit dans une temporalité et une spatialité reconnues par un tiers : « Si aucun récit ne peut se constituer dans la sphère de proximité, qui soit à la fois appropriable et reconnu par une instance sociale ou publique, l’événement ne peut être “pacifié”, il ne peut se transformer en souvenir, en repère historique, par rapport auquel il serait possible de “tourner la page” » (Leclerc-Olive, 2018 : 43). Dans notre cas, Nils quitte la temporalité de l’entretien et m’entraîne dans cette page de sa vie qui refuse de se tourner : poursuivi par cet événement de vie, mis en abîme par la forme labyrinthique et le motif de la traque, l’enquêté quitte la sédentarité du récit de vie linéaire pour entrer dans un événement ’non pacifié’, que l’on pourrait qualifier, en miroir du lieu de rage militant, d’une rage sans lieu.
Quand elle est maniée de manière militante, l’expression de la colère peut se mettre en travers du travail de la face entrepris par l’enquêteur. Néanmoins, si la colère militante semble prendre pour objet le cadre scientifique – « les impératifs inégalitaires des développements technoscientifiques » (Hamraie, Fritsch 2019 : 22) – celle-ci n’est pas dirigée contre l’enquêteur lui-même. Le face-à-face est plutôt approprié pour montrer le rôle clé de la colère dans les rites d’interaction des militants, en faisant de l’interaction même avec l’enquêteur, un lieu de colère (Halberstram, 2006).
Dans le cas de Nils, l’enquêteur ne peut plus occuper ce lieu de colère. Il perd ses mots et sa capacité de rebond. Il ne peut plus maintenir sa ligne d’action, c’est-à-dire ce « canevas d’actes verbaux et non verbaux qui lui sert à exprimer son point de vue sur la situation, et par là l’appréciation qu’il porte sur la situation, et en particulier sur lui-même » (Goffman, 1974 : 9). Aussi, le seul rebond dont l’enquêteur dispose provient de cette chaîne brisée de signifiants : l’enquêteur se saisit alors du mot (ici celui de « radioactivité ») qui lui permet de s’insérer dans cette chaîne, et qui lui permet – si ce n’est de maintenir sa face – en tout cas de suivre l’enquêté dans la perte de la sienne, dans son nomadisme. Le dispositif technique du face-à-face est ainsi utilisé « comme moyen de friction contre un environnement inaccessible » (Hamraie, Fritsch, 2019 : 11), pour exprimer l’émotion que l’on ressent lorsqu’il est impossible de tourner la page, pour exprimer ce qu’il reste de mots lorsque la violence n’a pas été reconnue.
L’expression de la colère fait ainsi apparaître l’entretien en face-à-face, et notamment le travail de la face auquel il donne lieu, comme un dispositif dismédiatique (Mills, Sterne 2017). Les frictions d’accessibilité à ce travail de la face lors de l’entretien demandent que l’enquêteur lui-même accompagne ce travail de démasquage de la face (dans l’approche crip militante), ou suive l’enquêté dans cette page qui refuse de se tourner (approche crip technosciences). Dans ce dernier cas, il s’agit moins de faire l’entretien (Do It), que de « défaire » (dismantle) (Hamraie, Fritsch, 2019) le face-à-face (Undo It), de perdre ensemble la face.
Le concept de face comporte une référence directe à la personne humaine que nous trouvons dès la première ligne du livre d’Erving Goffman sur les rites d’interactions : « Toute personne vit dans un monde de relations sociales » (Goffman, 1974 : 5). Cette personnologisation latente qui a lieu dans le cadre de l’interaction fait qu’une ligne est ainsi tracée entre le sujet humain et l’objet non humain : nous, humains, sommes ceux avec qui mener un entretien.
Lucas : Tu as déjà eu des échanges avec des journalistes ?
Manon : Oui, ça m’est arrivé plusieurs fois de répondre à des demandes de journalistes qui soit ont le désir d’écrire un article sur l’autisme, soit pour des corrections. La plupart du temps les gens confondent autisme et déficience : soit ils vont parler de l’autiste savant et ça ça représente 0,01% de la population autiste, soit ils vont mélanger et se demander limite comment ça se fait que je parle (pause). C’est vraiment problématique dans le paysage français. Moi, j’ai l’impression que c’est à cause, notamment en fait, de la psychiatrie et de psychanalyse.
Au-delà de cette personnologisation latente, les enquêtés peuvent aussi rechercher cette construction de la face permise par l’entretien, en réponse à des mécanismes historiques de déshumanisation : l’entretien permet de faire parler ceux qui ont été privés de parole (Ferron, Née, Oger, 2022). Les mouvements sociaux de la neurodiversité ont notamment redoublé cet aspect en soulignant que leur objectif est, certes, de permettre aux personnes autistes d’accéder à la parole, mais aussi de corriger la représentation que la communauté scientifique se fait de leur prise de parole, en se distinguant des personnes psychiatrisées (Leprechaun, 2017 ; Kapp, 2019). Dans l’extrait précédent, Manon insiste en effet auprès des journalistes pour qu’elle ne soit pas identifiée comme ayant une déficience, et pour qu’ils n’associent pas autisme et psychiatrie.
Ainsi, l’entretien est utilisé par Manon comme un dispositif de correction des informations sur l’autisme – dispositif lui permettant de développer et d’affirmer son expertise (Boudier et al., 2012), mais aussi de mettre en scène sa maîtrise des compétences langagières nécessaires à l’entretien en face-à-face (ainsi a-t-elle corrigé des journalistes). Sa maîtrise des compétences langagières et des outils numériques (par lequel nous interagissons) sont une preuve en acte de sa capacité à parler par elle-même, sans médiation d’un tiers, et notamment sans médiation médicale. Loin d’occasionner des frictions d’accès (Hamraie, Fritsch, 2019) ou de lui faire perdre la face, l’outil numérique est d’ailleurs rendu invisible dans ce travail de la face, et inséré dans « tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même) » (Goffman, 1974 : 15).
Il serait ainsi malvenu de se demander, à l’instar du journaliste, par quels moyens Manon accède à la parole. L’accessibilité se passe de question. L’outil du langage comme l’outil numérique sont renvoyés à leurs statuts d’ob-jets : placés devant le sujet, pour le sujet, et pleinement maîtrisés par lui.
À l’inverse pour Nils, la communication est problématique : elle ne fait pas l’objet d’une expertise et d’une maîtrise comme c’est le cas pour Manon. Non seulement le dispositif semble lui faire perdre la face, mais il semble permettre aux objets de quitter leur statut, et d’entrer en interaction. Le face-à-face devient un dispositif conférant vie aux objets, plutôt qu’un dispositif permettant aux humains d’exercer leur maîtrise sur les objets.
Lors de l’entretien, une peluche d’une quinzaine de centimètres ayant l’apparence d’un lapin, et prénommée ManLièvre, interagit en effet avec Nils. Il répond à certaines questions, et donne la réplique à Nils souvent en désaccord avec lui : les deux jouent ainsi des saynètes à la fois vulgaires et amicales, se taquinent, dépassent les bornes, et se corrigent mutuellement. L’un et l’autre semblent ainsi s’engager, en somme, dans un travail de la face, dans des rites d’interaction (Goffman, 1974) :
ManLièvre (prenant une voix de robot) : C’était l’autre le problème, il faut résoudre le problème, et pour résoudre le problème je suggère des gaz neurotoxiques mortels.
Nils : Sort de ManLièvre Manbot !
ML. : À vos ordres programmeur géniteur.
Nils : Arrête ManLièvre t’es pas drôle ! C’est un système d’intelligence artificielle qui existait avant openAi et qui a servi au développement de développement world de Minecraft … c’est celui qui automatise tout dans la maison … ou presque.
Apparaissant comme une peluche aux yeux de l’enquêteur, le statut de ManLièvre pose question. Une première piste consisterait à considérer ManLièvre comme un objet permettant à Nils de communiquer sa rage, et d’évoquer notamment son institutionnalisation (ce serait un outil de médiation). En suivant les recommandations « d’exercice spirituel » (Bourdieu, 1992) qui nous permettent d’écouter ce que les enquêtés nous disent de leur vécu, nous devrions écouter ce que la voix de Nils dit à travers ManLièvre, et considérer ce dernier comme un objet : on donnerait ainsi la parole à Nils mais on l’enlèverait à ManLièvre, qui s’exprime, a priori, par lui-même.
L’autre piste consisterait en une approche sociotechnique qui ferait de ManLièvre un actant social comme les autres, dans un souci de symétrisation de l’analyse (Akrich 1998). Mais cette piste est aussi inexacte : ManLièvre est tantôt présenté comme un lapin tantôt comme un robot, tantôt actant autonome, tantôt objet inerte dans la main de Nils. Son statut est incertain : il n’est ni un objet que Nils manipule, ni un actant à part entière indépendant de Nils. Pour penser sa présence, nous pouvons faire appel à la philosophie de Donna Haraway (2020 : 21) qui écrit dans son livre Vivre avec le trouble : « Nous avons beau vivre un moment de l’Histoire où les liens entre espèces compagnes débordent de souffrance, la réconciliation et la restauration ne m’intéressent pas. Je suis en revanche profondément attachée à des perspectives plus modestes qui portent sur la possibilité d’une récupération partielle et d’une bonne entente. »
Dans l’interaction entre ManLièvre et Nils, la mention des humains (cerveau pouvant être affecté par des gaz neurotoxiques) et des non-humains (intelligence artificielle) évoque certes une inquiétude face au caractère invasif de la technique – et notamment du numérique (domotique) – mais elle évoque aussi les parentés qui se nouent entre objets et humains (et notamment entre objets et humains objets de surveillance médicale) face à la montée en puissance de certains acteurs industriels dans la médiation des interactions humaines (OpenAi). ManLièvre et Nils s’instituent mutuellement comme capables de résister à la surveillance de cette créature hybride, à la fois intelligence artificielle et biologique, et résistent ainsi à la défiguration opérée par l’intervention du numérique dans la médiation des interactions humaines.
Manon et Nils évoquent tous deux ces « souffrances de l’Histoire » qui sont ici tantôt renvoyées à la psychiatrisation de l’autisme (à la violence exercée entre humains), et au développement technoscientifique (à la violence exercée par les humains sur les non-humains, et inversement). Manon a pu « tourner la page » de ces « souffrances de l’Histoire », et reconstruire la face que certains acteurs médicaux (« la psychiatrie »), lui ont fait perdre, grâce à la maîtrise des outils techniques (notamment numériques), et à la personnologisation permise par le dispositif de l’entretien (avec les journalistes comme avec moi). À l’inverse, Nils ne peut dénoncer les violences dont il a été victime, et « tourner la page » des « souffrances de l’Histoire », sans souscrire à l’anthropocentrisme du dispositif de l’entretien. En « tournant la page » et en maîtrisant l’objet, il risque alors de se ranger du côté de cet autre qui cause « problèmes », de perdre la face, et de faire perdre la face à son « compagnon ».
Pour restituer cette relation de compagnonnage entre Nils et ManLièvre, l’enquêteur doit lui-même entrer dans ces « souffrances de l’Histoire » et se placer du côté de celui pour qui le partage entre l’humain et le non-humain est trouble : il doit prêter la capacité de communiquer à des objets censés en être dénués, et ainsi accepter de s’écarter d’une ligne d’action classiquement adoptée en sciences sociales (et par les militantes), d’abandonner la dimension personnologique et anthropocentrique de l’interactionnisme.
L’enquêteur arrive d’ores et déjà au milieu d’une interaction qui a lieu entre l’enquêté et les espèces compagnes qui l’entourent. En attribuant une face aux seuls humains, la ligne d’action de l’enquêteur peut ainsi venir interrompre le processus de préservation ou d’établissement de la face – la figuration (Goffman, 1974) – qui a lieu dans le cadre du face-à-face : que ce processus vise à préserver la face des humains qui l’ont perdu ou celle des non-humains qui semblent (pour l’enquêteur) n’en avoir jamais eu. Il risque alors de reproduire un partage non-innocent entre compagnons sans figures et compagnons dotées de face, et de reproduire ces « souffrances de l’Histoire ». L’apparition d’espèces compagnes non-humaines dans le cadre du face-à-face fait apparaître l’entretien en face-à-face, et notamment son travail de figuration, comme un dispositif dismédiatique (Mills, Sterne 2017).
Les militantes crip autistes utilisent les médias pour changer la ligne d’action des journalistes vis-à-vis des personnes autistes, et les amener à mieux se figurer qui ils sont. Cependant, lorsque ManLièvre s’introduit dans le face-à-face, il s’agit alors moins de troubler l’ordre établi par un usage inédit des objets (Hein, 2012) – intention punk que l’on peut retrouver chez les militantes – que d’une invitation à vivre avec le trouble (Haraway 2018) que provoquent les non-humains dans le travail de la figuration. Le face-à-face est d’ores et déjà troublé par cette familiarité entre les humains et les non-humains, les êtres animés et inanimés (auquel le cadre interactionniste impose un partage strict), par ce travail de figuration qui leur est commun : pour gagner en objectivité, l’enquêteur doit, dans ce dernier cas, rester avec ce trouble (Undoing) plutôt que de chercher à le maîtriser (approche crip technosciences).
Identification, désidentification, identité-fêlée : suivre les filiations
Rage sans lieu et « souffrances de l’Histoire » se manifestent notamment dans l’appropriation par l’enquêté de cette demande d’identité, que celle-ci soit biographique et « constitue la formulation d’une histoire socialement construite, l’interprétation subjective d’un parcours, d’expériences passées et présentes » ou qu’elle soit relationnelle et « s’établi[sse] selon des rapports réciproques d’identifications, de différenciations ou d’oppositions avec d’autres identités » (Haissat, 2006 : en ligne). Si l’entretien n’a pas nécessairement une visée biographique, celui-ci doit néanmoins amener l’enquêté à livrer un certain nombre d’éléments sur sa vie. Cette demande peut éventuellement rencontrer un rejet. L’enquêté peut (plus ou moins consciemment) s’arranger pour nous éloigner de lui, en nous livrant des informations générales ou conceptuelles (Bourdieu, 1993), en refusant l’interprétation subjective, ou bien en nous imposant une image de façade destinée à préserver l’idée qu’il se fait de lui-même (Demazière, 2008).
Face à cette situation, les sociologues choisissent souvent de restaurer le rapport de pouvoir en s’imposant dans le ton (Bourdieu, 1993 ; Chamborderon et al., 1994) ou bien par « des interventions destinées à réorienter l’interviewé de manière directive, afin de lui faire comprendre que son discours ne correspond pas à ce qui est attendu » (Demazière, 2008 : 8). Dans un style plus diplomate, Howard Becker (2002) préconise d’emprunter des voies détournées pour atteindre l’intimité de l’enquêté (par la reformulation et le changement de questions notamment). Dans tous les cas, il est attendu que l’identité finisse par se déployer, par l’entremise de questions posées de biais ou celle d’un recadrage plus ferme.
L’enquête consiste ainsi à recomposer la chronologie de la vie de l’enquêté à partir de repères biographiques – comme ici le diagnostic – et/ou à voir « où » l’enquêté se situe par rapport à des repères relationnels, des récits socialement construits, comme ici vis-à-vis du discours médical de l’autisme.
J’étais encore très ’Les autistes ça ne parle pas, ça se balance, ça tire les cheveux’ ou alors ’C’est Rain Man : tu balances les allumettes en l’air et on peut les compter avant qu’elles retombent’. Et comme je ne suis ni l’un ni l’autre, et ben forcément les représentations dans les films ça ne me parlait pas trop. Donc la psychiatrie allait dans ce sens, elle disait ’non non ce n’est pas ça” et pour elle j’avais un trouble… de la communication (elle hésite)… ce qui ne veut pas dire grand-chose. Ça veut dire tout dire et rien dire en même temps… donc je suis allée ailleurs. Je me suis fait conseiller par quelqu’un par les réseaux sociaux, je suivais quelqu’un qui venait de se faire diagnostiquer.
Lors des entretiens, les militantes autistes se sont facilement situées vis-à-vis de ce discours médical, et ce d’autant plus précisément qu’elles ont une bonne connaissance de la fabrique de l’identité médicale et de la sociologie du diagnostic (Borelle, 2017). Elles se montrent d’autant plus à l’aise avec le cadre de récolte des entretiens semi-directifs qu’il leur permet, peut-être – à l’instar des communautés punk qui prônent l’appropriation sans distinction de classe et de compétence (Dale, 2016) – de détourner la technique de l’entretien pour rejouer à leur avantage cette scène diagnostique, de dire en somme que n’importe qui peut diagnostiquer et que le diagnostic ’veut tout et rien dire’.
Proches des mouvements de l’expertise patient (Akrich, Méadel, Rabeharisoa, 2013), ces militantes s’approprient en effet un marquage identitaire précédemment stigmatisant (Goffman, 1974) et s’élèvent contre les experts médicaux, en soulignant leur ignorance. L’étiquetage diagnostique est déplacé dans l’expression d’une fierté autiste qu’expriment notamment les mouvements de la neurodiversité (Kapp, 2019 ; Singer 2016). Durant l’entretien, Anna insiste sur cette redéfinition de l’autisme, mais aussi sur la dimension sociotechnique de cette appropriation du stigmate : à l’instar des communautés de patients qui se mobilisent en ligne à défaut d’avoir accès aux médias usuels (Akrich, Méadel, Rabeharisoa, 2013) ou plus largement des groupes d’activistes impliqués dans des controverses sociotechniques (Dale, 2016), les communautés autistes se mobilisent à travers les réseaux sociaux et construisent une communauté de savoirs. Le dispositif permet ainsi d’articuler récit biographique et récits collectifs, d’inscrire leur colère dans le lieu du militantisme, et de transformer l’Histoire.
Lucas : Mais est-ce que tu te considères comme autiste ?
Nils : Ma mère m’a dit ouais.
Lucas : Mais toi t’en penses quoi ?
Nils : J’en pense feur
(je ne ris pas)
Nils : D’ailleurs y’a un signe qui montre que je suis autiste c’est que les autistes sont toujours jeunes même lorsqu’ils sont adultes.
Lucas : Comment ça jeune ?
Nils : Je ressemble toujours à un mec de 14 ans alors que j’ai 23 ans … ou 16 ans … la dernière fois que j’ai voulu acheter un solitaire, le mec au bureau de tabac m’a dit “vous êtes un mineur vous”. J’ai failli péter un câble (il rejoue la scène). Ta mère elle est mineure sur Minecraft et je lui ai foutu un taquet dans le nez à coup d’épée.
Lorsque je demande à Nils de se situer vis-à-vis du diagnostic d’autisme, celui-ci fait directement référence à une autorité tierce, sa mère, puis il rejette ma demande de précision. Il ne se contente pas de refuser verbalement l’identité médicale (« Je ne suis pas autiste »), il rejette même ma demande d’informations : la séquence « Tu en penses quoi ? – Feur », étouffe la dimension d’interrogation de ma question, et joue de façon humoristique sur la sonorité des mots pour vider la question de son sens originel.
Cette façon de se dérober à la demande d’identité pourrait se rapprocher de la pratique de la désidentification au sens où l’entend le philosophe Alberto Muñoz (1999) et qui renvoie aux tactiques développées par les personnes queers de couleur afin d’éviter les logiques de pouvoir de cette inscription biographique et relationnelle de l’identité. La philosophe Emma Bigé nous dit en outre que ce terme déborde cet héritage queer : « Mais on peut en généraliser l’idée à tous les actes, à toutes les pratiques, à toutes les manières d’exister par lesquelles, face à la question de l’Inquisiteur : homosexuelle ou hétérosexuelle ? Homme ou femme ? La seule réponse qui s’impose est : Non » (Bigé, 2021 : 171). Néanmoins, Nils ne dit pas « Non ». Il développe plutôt un récit de l’autisme qui ne s’inscrit ni dans l’histoire des catégories médicales ni dans la contre-histoire de leur appropriation. Il s’identifie à autre chose.
Dans cette histoire qui lui est propre, l’autisme est responsable du fait qu’il n’a pas l’air adulte malgré son âge (23 ans) et que, de ce fait, il doit encore se reposer sur sa mère pour les achats quotidiens, pour subvenir à ses besoins, et aussi se définir. Cette histoire de l’autiste éternellement jeune semble ici avoir pour fonction de raconter autrement une identité autiste qui pour lui prend l’apparence d’une condamnation (« Je serai mineur à vie ») et non d’une émancipation. La fable de l’éternité lui permet de sortir de cette « souffrance de l’Histoire » associée au diagnostic d’autisme, mais aussi du cadre biographique imposé par l’enquêteur. Le « quoi-feur » peut être ici interprété comme une invitation à ce que l’enquêteur ne se comporte pas comme ce buraliste qui lui a demandé son âge (la base de toute histoire socialement construite) ou comme les médecins qui l’assaillent de questions.
Le bon déroulement de l’entretien en face-à-face consiste – pour l’enquêteur – à offrir à l’enquêté l’occasion de dire qui il est. La réponse de ce dernier est censée en retour donner la possibilité à l’enquêteur d’articuler des rapports « d’identifications, de différenciations ou d’oppositions avec d’autres identités » (Haissat, 2006 : en ligne). L’enquêteur découvre par cette « friction » la parenté qui noue la ligne d’action de l’entretien en sciences sociales avec la ligne d’action qui est suivie par d’autres autorités, comme les autorités médicales ou parentales : la mobilisation de catégories de classification, comme la demande d’identité, le suivi d’une grille d’enquête font ainsi partie d’un même « canevas d’actes verbaux et non verbaux », et semblent ainsi exprimer un même « point de vue sur la situation » (Goffman, 1974 : 9).
En l’interrogeant sur ce qu’il entend par « jeune », l’enquêteur abandonne certes sa grille d’entretien en rebondissant sur un mot saisi à la volée, mais il accepte surtout d’abandonner sa congruence avec la ligne de conduite médicale : d’abandonner ce qu’il sait de l’autisme, des données biographiques, et de lui-même éprouver la difficulté à se raconter à travers des catégories socialement construites. Pour Donna Haraway, comme le rappelle Benedikte Zitouni, cette rupture du cadre n’est pas exceptionnelle. Elle est le propre d’une certaine relation d’enquête : « La rencontre entre la chercheuse et l’inconnue, c’est-à-dire entre deux identités fêlées, tisse à chaque fois d’autres filiations » (Zitouni, 2012 : 58). Si les militants utilisent le face-à-face pour changer la conduite des scientifiques vis-à-vis des personnes identifiées autistes, l’usage crip de Nils vise à changer la conduite des scientifiques vis-à-vis de la notion même d’identité, à rompre avec leur filiation vis-à-vis des autorités compétentes, et ici médicales.
L’expression d’une identité fêlée entraîne dès lors une rupture dans le cadre du face-à-face, et fait apparaître l’entretien, et notamment sa ligne de conduite, comme un dispositif dismédiatique (Mills, Sterne 2017). Ces frictions amènent l’enquêteur à participer à ces « filiations » militantes (dans le cas de l’approche crip militante), ou bien à se défaire de ses « filiations » (Undoing Each Other) – « de ses parentés » dirait Donna Haraway (2020) – notamment celles qui le nouent à la figure du médecin, comme s’il n’était pas lui-même envahi de colères ou sujet des « souffrances de l’Histoire » (dans l’approche crip technosciences).
L’analyse des frictions d’accessibilité à l’entretien en face-à-face a mis en exergue une dimension de l’enquête qui se situe à la fois en dehors de l’acceptation inconditionnelle du face-à-face, et en dehors de son appropriation crip militante (DIY). Cette dimension crip technosciences de l’entretien en face-à-face, loin d’être confinée aux situations de handicap, permet d’envisager les interactions par le prisme de leur accessibilité. Elle permet de nous interroger sur le caractère normatif du cadre interactionniste par lequel se construisent les entretiens en face-à-face, et de mieux identifier certaines des frictions rencontrées dans la tentative d’instaurer ce cadre, telles que : la présence de compagnons non-humains malgré la dimension anthropocentrique du face-à-face, la colère qui erre derrière le masque social et son pacifisme, et la fêlure identitaire qui interrompt la ligne de conduite de l’entretien, sa chronologie et son langage.
Nous pouvons résumer ces différents aspects de la manière suivante :
Acceptation de l’entretien (Distorsion) | Appropriation crip militante (Friction) | Appropriation crip technosciences (Friction) | |
Slogan | Do It | Do It Yourself (DIY) | Undoing Each Other (UEO) |
Face-à-face | Garder la face (pacifisme) | Masquer la face / Perdre la face | Suivre la face nomade |
Cadre | Lieu d’empathie / lieu sans rage | Lieu de rage | Rage sans lieu |
Ligne d’action | Déployer son identité | Se (dés)identifier | Identification fêlée |
Face | Humains | Humains | Compagnons |
Le maintien d’un cadre interactionniste dans l’entretien en face-à-face aurait rendu la parole de Nils particulièrement difficile à décrypter. Néanmoins, nous voyons que cette dimension crip de l’entretien dépasse la situation spécifique du handicap. Elle permet à l’enquêteur qui s’intéresse aux pratiques (et notamment aux pratiques DIY) d’identifier les biais liés à l’accessibilité du dispositif qu’il mobilise pour récolter le récit de ces pratiques. Cette dimension crip détaille des points d’attention pour non seulement anticiper la survenue de ces « frictions d’accessibilité » − et anticiper sa ligne de conduite face à elles – mais aussi pour permettre aux enquêtés de s’approprier ce dispositif de communication qu’est l’entretien en face-à-face, et de mettre en acte leur bricolage dans et par le temps de l’interaction.
Une première limite évidente de notre article concerne la mise en dialogue de ces deux dimensions crip. Nous avons pu voir que, s’il existe une différence de degré entre l’appropriation crip militante et l’appropriation crip technosciences de l’entretien en face‑à‑face (et donc que la différence entre militant autiste et patient autiste n’est ni figée dans une essence biologique – une différence neurologique – ni inscrite dans la matérialité d’un dispositif de communication), ces appropriations semblent néanmoins engendrer des postures contradictoires (contradiction apparente entre faire de l’entretien un lieu de colère et faire de l’entretien une colère sans lieu par exemple). Il est donc nécessaire de s’intéresser à la manifestation de ces dimensions dans le temps de l’entretien en face-à-face, comme à la possibilité de cohabitation de ces différentes appropriations au sein d’un même entretien.
En effet, certains individus appartiennent à plusieurs des catégories citées dans l’article (punk et crip, crip et queer). Mais au-delà des convergences des luttes, et de la compréhension du vécu des militants appartenant à plusieurs catégories, le cadre crip permettra d’interroger de manière renouvelée l’expression des luttes punk et queer ainsi que dans leurs pratiques de communication. Les communautés punk et queer sont elles aussi marquées par les « souffrances de l’Histoire », et nous supposons que les « fêlures identitaires », comme les « difficultés à tourner la page », peuvent offrir des catégories d’analyse pertinentes pour aborder les queers et/ou punks, ainsi que leur appropriation du face-à-face. De nombreux travaux ont en effet montré la co-construction de l’identité de genre et de l’expression du handicap (Puiseux, 2022), des normes du corps valide et de la subjectivité néolibérale et productiviste (Walker, 2023), ainsi que la possibilité de développer d’autres séquences de mobilisation militante et de communication à partir des « frictions d’accessibilité » (Fritz 2024). Nous espérons aussi avoir donné des outils aux militants pour de futurs bricolages : pour exprimer et écouter les paroles qui ne se conforment pas aux cadres de l’interaction.
Nous espérons enfin avoir ouvert des pistes pour que les chercheurs puissent gagner en objectivité – assurer une objectivité forte – dans la conduite de l’enquête en face-à-face, et faire sens de ces moments où l’identité se fêle, la face se défait, et où des figures non-humaines apparaissent – d’écouter, certes, les personnes en situation de handicap, mais aussi d’écouter autrement les enquêtés, de tendre l’oreille à différents endroits, dans les angles morts du cadre interactionniste.
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[1] Le choix de dénomination entre « personnes autistes » et « personne avec autisme » est au cœur de nombreuses controverses distinguant notamment approche identitaire de l’autisme et approche médicale (Lancelot, 2023) qui ne sont pas analysées dans cet article. L’expression « personnes autistes » est ici privilégiée car elle est à la fois celle préférée par mes enquêtés, celle qui est la plus fréquemment employée sur mes terrains, et celle qui a été banalisée dans le discours public mainstream – comme en témoigne l’émission de France Inter consacrée à la journée nationale de l’autisme en 2024.
[2] Le choix de laisser le masculin lors des montées en généralité a été le fruit d’une longue interrogation. L’emploi de l’écriture inclusive dans le contexte d’une enquête qui ne s’intéresse pas précisément aux relations de genre me paraissait être maladroit - les différents tests formels s’étant avérés peu concluants. En effet, les relations entre genre et handicap, mais aussi entre genre (et notamment mon genre, le genre masculin) et pratique de l’entretien, sont trop nombreuses et complexes pour ne pas faire l’objet d’un questionnement plus approfondi. Si mes recherches commencent à porter sur les articulations handi-queer, je tiens à renvoyer le·a lecteur·ice vers les excellents travaux déjà publiés de No Anger, Enka Blanchard, Emma Bigé, Marion Coville, Mélanie Lallet, Charlotte Puiseux, Rémi Yergeau, Nick Walker, qui sont de continuels appuis pour ma recherche.
[3] « frictions, limitations, and failures inherent to technoscientific design processes » - traduit par l’auteur.
[4] Un aspect d’une recherche de thèse de doctorat encore en cours, et débutée en 2020.
[5] Aussi, si cette approche semble pouvoir être théoriquement étendue aux communications par pictogrammes, des recherches futures sont nécessaires pour confirmer ou infirmer cette hypothèse.
[6] Si cette étude insiste bien sur la co-constitution du handicap et des dispositifs d’enquête en sciences, et récuse la possibilité d’une enquête qui soit objective en elle-même et dénuée de distorsion, celle-ci n’abandonne pas non plus la perspective d’une plus grande objectivité dans l’enquête en sciences sociales. Dans une approche féministe des sciences, Sarah Hardling propose ainsi de distinguer objectivité faible, objectivant les rapports sociaux observés, et objectivité forte, objectivant « les conditions matérielles d’existence des chercheur·s·es » (Hardling cité par Clair, 2016 : 69). Inscrite dans cet héritage, cette étude vise à circonscrire une nouvelle dimension des conditions d’existence matérielle des chercheurs·ses – une dimension crip, liées à l’accessibilité des dispositifs et aux épistémologiques qu’ils comportent.
[7] Si le masking autiste vise notamment à corriger les particularités de communication dans le cadre d’une interaction en face-à-face, les pratiques de masking sont communes à la plupart des personnes stigmatisées en raison de la forme et/ou de la couleur de leur corps, et de ses organes. Il semble ainsi nécessaire de rappeler que le masking a premièrement été théorisé dans le contexte des stigmatisations liées à la couleur de peau, et ce notamment par Franz Fanon.
[8] Littéralement « l’arrière-salle », le terme renvoie à un genre de jeu vidéo d’horreur où une créature effrayante vous poursuit à travers des espaces liminaires et impersonnels.
Fritz Lucas, « La dimension crip du face-à-face : (se) (dé)faire (de) l’entretien par ses frictions », dans revue ¿ Interrogations ?, N°39 - Créer, résister et faire soi-même : le DIY et ses imaginaires [en ligne], http://revue-interrogations.org/La-dimension-crip-du-face-a-face (Consulté le 21 décembre 2024).