L’auteure de cet ouvrage est une jeune journaliste qui a travaillé pour France Culture, en réalisant notamment des portraits de jeunes féministes du monde arabe, en Tunisie d’abord, puis en Égypte, au Maroc et en Algérie. Charlotte Bienaimé précise qu’il s’agissait pour elle de privilégier « les rencontres avec celles qui militent de façon indépendante, qui ont créé de nouvelles associations ou souhaitent transformer le militantisme au sein de structures plus anciennes » (p. 11). Son corpus est basé sur une quarantaine de femmes âgées de 18 à 35 ans, « francophones pour la plupart et issues de classes sociales différentes » (Ibid.).
Dans le premier chapitre, toutes ces femmes relatent qu’il leur a d’abord fallu accomplir une révolution intérieure, personnelle, avant de pouvoir ensuite agir de façon plus collective. Cette remise en cause concerne certes les traditions, mais aussi l’éducation, la religion et même le système éducatif. Au delà des disparités importantes en matière législative qui existent au sein des quatre pays évoqués, force est de constater que « convergent les mêmes récits de ces jeunes femmes aux prises avec les mêmes luttes chèrement payées » (p. 28). Si la Tunisie de Bourguiba a ouvert une brèche - qui constitue toujours une sorte de jurisprudence en matière d’émancipation - les difficultés quotidiennes pour exister en tant que femmes persistent dans ce pays. Ainsi, Henda rappelle l’essentiel : « tu es libre, mais que tu dois assumer les critiques des autres et ton nouveau statut de femme libérée dans une société masculine, orientale, très conservatrice » (p. 34). C’est donc une lutte quotidienne que vivent ces femmes pour devoir se justifier en permanence, montrer aux autres « que même si on a la trentaine, qu’on est femme, célibataire, sans enfants, ce n’est pas un drame » (Ibid.).
« Le souffle des révolutions » (titre du chapitre 2) n’a pas tout réglé – loin de là – mais a permis une explosion du monde associatif, notamment en Tunisie où les associations ont progressé de plus de 60 % et où l’effectif des associations féministes a doublé. La meilleure formation de ces jeunes femmes se réalise au contact de la société civile, de ces myriades de petites associations où elles peuvent se ressourcer et rencontrer d’autres femmes qui pensent comme elles. Ainsi, au Maroc, Fedwa, une des protagonistes de l’ouvrage, a lancé le site Qandisha, un magazine collaboratif féminin écrit en français, devenu aujourd’hui une référence. Fedwa a créé ce magazine en ligne car elle ne supportait plus les « magazines qui traitent de la cuisine, de mode et de cire chaude et froide » (p. 65).
Ces nouvelles féministes souhaitent aller au-delà de la seule défense des femmes, pour participer aux luttes plus globales liées à la liberté d’expression, de la réduction des inégalités et de l’accès réel à l’égalité homme/femme dans les sphères de la vie politique. Irane l’Algérienne, dans un langage cru, raconte ainsi ce décalage criant entre l’ « Algérie du peuple » et celle de la « Nomenklatura », lors de la venue d’un ministre algérien à une journée dédiée au travail des jeunes à laquelle elle avait assisté : « Assise au dernier rang, je scrute ces hommes qui m’entourent […] Mon regard traîne sur les dignitaires du patronat, les cadres du ministère et les entrepreneurs sexagénaires, les rescapés d’une époque révolue. Des visages ridés, des moustaches grisonnantes, des ventres pendants qui suffoquent dans des costumes noirs. Je tente de m’occuper, de me calmer, je ferme les yeux et je m’abandonne à mon rêve, à mon imagination » (p. 74).
Le chapitre 3 « Reprendre la rue » s’avère passionnant car il aborde les luttes de manière très concrète. Reprendre possession de la rue pour ces jeunes femmes, c’est se rendre visible dans l’espace public, à toute heure du jour et de la nuit : en soirée, le vendredi (jour de la prière), mais aussi dans les lieux jusque-là réservés aux hommes (cafés). C’est aussi pouvoir s’y afficher avec la tenue vestimentaire de leur choix. Ainsi, pour Selma, « ce n’est pas forcément interdit de porter un short quand il fait 40°C, mais socialement je ne peux pas sortir à Alger en short. Je me ferais harceler, lyncher, mon intégrité physique serait menacée » (p. 77). Fumer dans la rue relève de la même difficulté, et pour certaines comme Selma, cela devient un geste éminemment féministe : « une femme qui fume, c’est une prostituée. C’est dit texto, comme ça, c’est plus que mal vu. Par exemple, une femme qui va acheter un paquet de clopes, on lui donne un sac en plastique coloré, bien emballé, pour que les autres ne voient pas ce qu’il y a à l’intérieur du sac (…) Du coup, quand je vais acheter des cigarettes, je dis “Bonjour, un paquet de Marlboro light sans sachet, s’il vous plaît” » (p. 78). La tenue vestimentaire constitue pour elles une autre forme de combat, mais là encore, le prix a payer s’avère souvent extrêmement élevé.
C’est finalement l’ensemble de la mobilité des femmes qui pose un véritable problème à ces sociétés. Les transports en commun (taxi collectifs, bus) constituant un véritable calvaire, seule la voiture permet – pour celles qui peuvent se l’offrir - de pouvoir se déplacer en toute sécurité. L’explication « classique » mise en avant pour expliquer ces agressions quotidiennes – la frustration des hommes émanant de l’interdiction des relations sexuelles avant le mariage – paraît à toutes ces jeunes femmes un peu courte ; elles visent le patriarcat en tant que tel, comme structure de domination à abattre.
Le chapitre 4, « Donner de la voix », se focalise sur l’utilisation d’internet pour mener les luttes. Si l’auteure en a maintes fois parlé auparavant, on ne comprend que mieux l’importance de ce dernier, à l’instar de Salma, qui vient de découvrir grâce à cet outil qu’il existe aussi des athées en Algérie.
Dans le chapitre 5, « Renaître », c’est l’essence même du féminisme arabe qui est questionné : l’utilisation du mot en lui-même, l’utilisation des références arabes et occidentales, etc. Ainsi, la première accusation qui vise ces femmes est celle de « vouloir épouser le point de vue occidental » (p. 136). Comme le relate Shahinaz l’Égyptienne, « si tu te dis féministe, ça veut nécessairement dire que tu es athée, que tu couches avant le mariage, que tu fais ce que tu veux avec ton corps, que tu as plusieurs partenaires » (p. 137).
Pour ces femmes, arriver à se situer dans ce débat n’est pas simple, tant le féminisme apparaît pour beaucoup d’entre-elles comme un universalisme se situant par là-même en dehors des frontières nationales. A contrario, certaines pensent que pour sensibiliser les femmes de milieu populaires, le féminisme dit « islamique » permettrait de pouvoir parler aussi « au nom de la religion » et de rentrer dans un débat confisqué aujourd’hui par les fondamentalistes. Les féministes dites « historiques », souvent issues des milieux très aisés et parfois résidant à l’étranger, apparaissent aussi en décalage avec les revendications actuelles des plus jeunes. Ce qui est souvent rétorqué à ces jeunes femmes par les plus anciennes serait leur méconnaissance de l’histoire. Mais comme le résume Irane, « on n’a pas besoin de faire du terrain pendant des années pour comprendre qu’on a envie de sortir le soir, d’avoir un petit ami sans se cacher » (p. 186).
C’est dans le chapitre 6, « Pour une révolution sexuelle », que les combats concernant cette fois-ci le corps des femmes sont exposés. On rentre dans l’intimité de ces femmes, avec en toile de fond la question qui entoure la préservation de la virginité. Cela conduit à un étrange paradoxe : si les couples, désormais, reconnaissent avoir des relations sexuelles avant le mariage, ces pratiques restent pour autant totalement interdites. Chez la plupart, cette peur permanente qui plane autour de leur virginité, cette surveillance incessante des parents (des mères surtout, qui ont intériorisé la domination masculine) induit des troubles psychiques graves. Beaucoup de femmes qui se font ainsi recoudre leur hymen pour récupérer une virginité sont dénommées par les médecins des « vierges médicalement assistées ». Dès lors, comment les féministes se positionnent sur ce phénomène, qui est devenu – en Tunisie tout au moins - extrêmement répandu ? Au-delà d’un débat difficile, c’est le coût exorbitant de ces opérations qui pose problème, tout comme celui des avortements. Selon une étude réalisée au Maroc en 2015 et citée par l’auteur, il y aurait entre 600 et 800 avortements pratiqués chaque jour dans ce pays, dans une totale clandestinité.
Les chapitres suivants sont tout aussi passionnants. Le chapitre 7, « Provoquer ? Le corps pour étendard », revient sur la désormais célèbre histoire d’Amina, qui décida de publier sur sa page Facebook, en Tunisie, une photo d’elle seins nus, avec en sus une inscription en arabe, sur son torse : « Mon corps m’appartient. Il n’est l’honneur de personne. » Le geste d’Amina continue d’alimenter le débat, en Tunisie comme dans les autres pays arabes. Finalement, la question qui sourd tout au long de l’ouvrage est celle de la recherche d’une méthode de lutte la plus adéquate, en terme d’efficacité ; en d’autres termes, comment faire pour changer les mentalités ? Faut-il pour cela provoquer au risque de conduire certains à se braquer encore davantage, ou plutôt opter la « méthode douce », en sachant que celle-ci, choisie par les féministes dites « historiques », n’a pas fait avancer beaucoup les choses au niveau de la « vraie vie » des femmes ? Si l’on regarde le port du voile par exemple, il est indéniable que celui-ci a progressé depuis une quinzaine d’années, ce qui ne peut qu’interroger les féministes « historiques » sur leur capacité à influer réellement sur le devenir de leur société.
Selon Betty, féministe marocaine, seule la provocation peut permettre de sortir des petits cercles clos des personnes déjà convaincues : « Quand il y a des trucs chocs, les gens qui ne savent pas lire vont aussi être touchés. Ils vont dire “ah, il paraît qu’il y a des gens qui mangent pendant le ramadan, il paraît qu’il y a des amoureux qui se sont embrassés en pleine rue”, et là, on peut en parler partout : dans les taxis, au hammam, chez les coiffeur, voilà ! » (p. 221). D’autres féministes, au contraire, croient plutôt aux changements limités, mais progressifs, à l’instar de Jihane : « Je n’ai pas personnellement envie de provoquer ; j’ai envie de grignoter les acquis. Tout ce qu’on peut avoir pour le moment, c’est bien » (p. 222). Quant à Henda la Tunisienne, elle refuse de son côté tout compromis :« On te dit “il faut aller doucement, il ne faut pas choquer”. Oui, mais ça fait une trentaine d’années qu’on va doucement ! » (p. 226).
Le chapitre 8, « Un féminisme populaire », pose la question cruciale du féminisme en milieu rural, loin des capitales et de la vision des citadines émancipées et cultivées. Enfin, le dernier chapitre, « Avec ou sans voile » revient sur cet ultime débat. C’est un débat complexe, que l’on pourrait résumer sur la compatibilité (possible, ou pas) entre religion et féminisme.
Au final, cet ouvrage aborde moult questions que se posent les femmes au Maghreb et en Égypte, sans tabou, dans des sociétés en proie à une réislamisation croissante et où le patriarcat domine encore. Les extraits d’entretiens sont riches, même s’ils auraient mérité parfois d’être un peu plus courts. Cette enquête évite l’écueil d’une recherche universitaire de salon qui ne débattrait que de la « théorie du genre » versus Maghreb. Enfin, comment réinventer un « féminisme universel » qui serait en même temps débarrassé de la « culture de la suprématie occidentale », terme que l’auteure reprend dans sa conclusion à Sophie Bessis, auteure de l’ouvrage Les Arabes, les femmes, la liberté (Paris, Albin Michel, 2007) ? La question reste posée et le débat ne fait que commencer…
Laffort Bruno, « Charlotte Bienaimé, Féministes du monde arabe. Enquête sur une génération qui change le monde. », dans revue ¿ Interrogations ?, N°24. Public, non-public : questions de méthodologie, juin 2017 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Charlotte-Bienaime-Feministes-du (Consulté le 21 décembre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747