Malgré le succès, en Europe, des spectacles de cirque dit contemporain, les publics du cirque font peu l’objet de travaux en sciences sociales, ce qui participe à rendre d’autant plus tenaces les représentations sociales qu’ils véhiculent. Ces représentations, qui traversent les professionnels de la culture et les chercheurs eux-mêmes, orientent la manière dont ils abordent (ou non) les publics du cirque dans leurs projets culturels ou travaux de recherche. Deux programmes en cours, inscrits dans des contextes différents, permettront d’illustrer la manière dont ils se confrontent à ces représentations sociales, en abordant leur mode de construction, les angles d’analyse et méthodologies choisis. Ils mettront également en avant la difficulté actuelle à élaborer des recherches approfondies sur les publics du cirque, difficulté qu’il est possible de relier au degré de légitimités culturelle et scientifique du cirque.
Mots clés : cirque contemporain, publics, légitimités, contextes d’enquêtes, réflexivité.
Studying (s) public(s) circus : social representations, practices and methodologies
Despite the success, in Europe, of contemporary circus shows, public circus are the subject of few social science researches, which contributes to making even more tenacious social representations they convey. These representations, expressed differentially among cultural professionals and researchers, determine how they approach (or not) public circus in their cultural projects or researches. Two current programs, carried out in different contexts, will illustrate how they cross social representations, by approaching their construction, angles of analysis and selected methodologies. They will also highlight the current difficulty to develop extensive researches on public circus, difficulty that is possible to connect with the degree of cultural and scientific legitimacy of circus.
Keywords : contemporary circus, publics, legitimacy, contexts of survey, reflexivity.
La diffusion de spectacles de cirque s’est fortement enrichie depuis une trentaine d’années en France [1] et progressivement en Europe (Parlement Européen, 2003). A côté du cirque dit classique, spectacle de divertissement produit essentiellement sous chapiteau (David-Gibert, 2006), on trouve désormais des spectacles de cirque contemporain (Guy, 2000), mêlant prouesses physiques et propos artistiques. Certains de ces spectacles font partie intégrante de la programmation de salles culturelles dites « généralistes » ou « nationales » [2], signe de leur reconnaissance. Malgré ce changement de paysage, peu d’études se sont intéressées spécifiquement au(x) public(s) du cirque contemporain.
Le ministère de la Culture a été le premier, et quasiment le seul pendant plusieurs années, à s’intéresser au public du cirque en France. L’étude, dirigée par Jean-Michel Guy en 1992, avait permis de noter deux logiques de fréquentation des spectacles de cirque, en fonction des deux genres précédemment évoqués : cirque classique d’un côté, « nouveau » ou « contemporain » de l’autre (Guy, 1993). Ces premiers éléments n’ont pourtant pas donné lieu à des travaux d’approfondissement [3]. Au contraire, les enquêtes les plus récentes offrant des données sur ce secteur étudient le public du cirque en général (Donnat, 2009), sans distinction de genre [4], si bien que celui-ci apparaît, pour les décideurs publics et les professionnels, comme favorisant une certaine mixité sociale (Horslesmurs, 2011). D’autres enquêtes menées à l’espace Chapiteau de la Villette ont permis de renseigner les publics de cette structure et de nuancer les données dégagées au niveau national, en mettant en lumière des logiques de fréquentation variées en fonction des spectacles et compagnies (Lévy, 2001) [5]. Plus récemment, ce sont les professionnels eux-mêmes qui ont émis la volonté de mieux connaître le(s) public(s) du cirque, dans une optique de médiation et dans un contexte d’hybridation des formes de spectacles vivants (Territoires de cirque, 2008). De manière générale, ces constats soulèvent le faible nombre de recherches et publications en sciences sociales sur le(s) public(s) du cirque, alors que les enquêtes scientifiques sur les pratiques culturelles et les publics de la culture se sont fortement diversifiées [6].
À partir de deux enquêtes en cours auxquelles nous prenons part soit comme enquêtrice, soit comme coordinatrice scientifique [7], et dont les commanditaires, objectifs et approches sont différenciés, nous nous proposons d’éclairer les questions de la construction et de la conduite d’enquêtes sur les publics du cirque. Ces deux exemples seront révélateurs, d’une part, de la difficulté pour les publics du cirque à exister en tant que ‘véritable’ objet de recherche dans les sciences sociales au-delà d’études ponctuelles et, d’autre part, du rapport que certains professionnels et chercheurs entretiennent vis-à-vis de cette forme culturelle. La première étude, dont nous assurons la coordination, est commanditée par un regroupement de quatre structures culturelles européennes (situées en France, Belgique, République Tchèque et Danemark), diffusant de manière plus ou moins récurrente des spectacles de cirque contemporain. Elle se propose d’étudier les publics de spectacles de jeunes compagnies européennes et leur rapport aux œuvres de cirque, dans le cadre d’un programme Culture de l’Union Européenne (2007-2013). Son objectif est de mettre en lumière la différenciation sociale des publics selon les territoires d’enquêtes, ce qui implique un certain nombre de difficultés méthodologiques dans la conceptualisation des outils et modes de recueil des données ainsi que dans leur analyse. Par ailleurs, nous verrons que les finalités de l’étude et les représentations du cirque des commanditaires contraignent également la démarche de l’étude.
La seconde étude est inscrite dans un programme de recherche plus global sur les spectateurs de Marseille-Provence 2013, événement qui fait une large place au cirque dans la programmation culturelle. L’équipe de pilotage du programme de recherche, rompue aux enquêtes sur les pratiques culturelles et familière du contexte culturel marseillais, s’est questionnée sur la forte présence du cirque dans la programmation de l’évènement en phase de démarrage du programme de recherche (et non de conception). Une équipe de recherche, dont nous faisons partie en tant qu’enquêtrice, a donc été rapidement constituée pour pouvoir approcher les publics du cirque dans leur diversité, mais le caractère tardif et précipité de sa constitution a entravé, comme nous le verrons, le bon déroulement de l’étude.
Au-delà des résultats de ces travaux, ces deux enquêtes permettent de questionner les différentes manières d’approcher les publics du cirque, en fonction de la nature du ou des commanditaire(s), leurs objectifs, enjeux et représentations sociales envers le cirque, en lien avec le contexte culturel et scientifique en France. En effet, s’intéresser à la manière dont on mène des enquêtes sur le (public du) cirque permettra de documenter les problématiques liées à la mise en objet d’un secteur culturel en voie de légitimations sociale et scientifique, les deux processus étant souvent liés (Péquignot, 2009) [8]. Ainsi, pour chacune des enquêtes précitées, nous présenterons leurs contextes, modes de construction et finalités, pour mieux comprendre les orientations prises ainsi que l’avènement de certaines difficultés liées à leur mise en œuvre.
Quatre structures culturelles diffusant plus ou moins régulièrement des œuvres de cirque, se sont mobilisées pour renforcer la diffusion de cirque contemporain à l’échelle européenne, notamment de jeunes compagnies, conformément aux critères de sélection des projets définis par le programme Culture de l’Union Européenne 2007-2013 [9]. Si les opérateurs font appel à ces fonds conformément à leurs stratégies et utilisent les opportunités qui leur sont offertes, les fonds européens ont des impacts sur les projets mis en œuvre, en favorisant la position de certains acteurs culturels au détriment d’autres, ou encore la diffusion de certains principes, représentations et pratiques (Hélie, 2004 ; Sanchez Salgado, 2009) [10], et, dans notre cas, en encourageant le développement d’un volet d’analyse dans le projet culturel mis en place.
Les quatre structures – respectivement, un pôle national cirque, deux salles culturelles généralistes et une association pour le développement du cirque contemporain – situées chacune sur un territoire national distinct, ont fait le double constat de progrès insuffisants concernant l’insertion professionnelle des jeunes artistes de cirque et la diffusion des œuvres contemporaines de cirque [11], notamment hors des grands centres urbains. Ainsi ce programme se situe à la croisée de plusieurs finalités et souhaite œuvrer pour : l’insertion professionnelle de jeunes compagnies, la structuration d’un réseau de diffusion à l’échelle européenne et enfin, pour la diffusion du cirque contemporain auprès de publics a priori peu acculturés à cette forme de spectacle.
C’est dans le cadre de ce dernier axe que le projet défendu par les quatre structures culturelles entend approcher les publics du cirque de leur territoire respectif : département du Gers (France), Bruxelles (Belgique), Copenhague (Danemark), Prague (République Tchèque), soit au sein de leurs propres murs, soit dans des structures associées à la production et situées plutôt en milieu rural, afin de toucher ce que les opérateurs appellent un public « décentralisé ».
« Ce projet vise quatre objectifs : - conforter la mise en relation entre la sphère des écoles et les réseaux de création pour les artistes sortis de formation ; - intensifier la mobilité et diffuser le travail produit par les artistes de cirque contemporain auprès d’un public décentralisé ; - évaluer et documenter la question des publics et des territoires dans la réception du cirque contemporain par la collaboration avec un centre de recherche universitaire ; - promouvoir en termes de diffusion et en termes de politiques culturelles la mobilisation de moyens financiers adéquats qui rencontrent l’économie particulière de productions circassiennes (matériel, équipes nombreuses). » (Document de travail interne-présentation du projet)
La dimension « scientifique » du projet, figurant aux côtés d’actions plus centrales de programmation culturelle « locale et internationale » et d’organisation de master classes, renvoie à l’un des trois volets du programme Culture de l’Union Européenne 2007-2013 [12], pour lequel les quatre structures ont développé leur projet. L’une des trois priorités de ce volet « analyse et diffusion » consiste à :
« soutenir le recueil et la diffusion d’informations pour permettre aux opérateurs culturels d’exploiter les résultats des précédents projets financés par l’Union Européenne. Cette catégorie soutient également des projets de coopération entre organismes privés ou publics qui ont une expérience pratique et directe de l’analyse, l’évaluation ou l’estimation de l’impact de politiques culturelles aux niveaux local, régional, national et/ou européen, en liaison avec un ou plusieurs des 3 objectifs de l’Agenda européen de la culture. » [13]
Ce volet étant relativement large, il permet aux porteurs du projet d’utiliser les axes européens pour poursuivre leurs intérêts professionnels (Sanchez Salgado, 2009). L’objectif d’étudier les publics du cirque, en partenariat avec une structure universitaire, est loin d’être prioritaire dans le projet initial des quatre opérateurs : « Les jeunes artistes circassiens européens restant bien entendu les premiers bénéficiaires du projet » (Document de présentation du projet). D’ailleurs, au sein des lignes budgétaires, le volet « documentaire » bénéficie d’un budget sous-dimensionné par rapport aux objectifs et à l’échelle européenne du projet « scientifique ».
Le budget destiné à ce projet d’étude est de 14000 euros, dont une somme dédiée à la prestation de recherche d’environ 4000 euros. Si cette somme paraît dérisoire pour le travail d’élaboration de la méthodologie de l’enquête, de recueil de données sur deux années (saisons 2013-2014 et dernier trimestre 2014, selon la programmation des différentes structures impliquées) et d’analyse de données récoltées sur quatre territoires, les 10000 euros restants prennent en charge tous les frais d’équipement en petit matériel, de déplacement, d’hébergement de l’ensemble des enquêteurs (cf. infra), de secrétariat ainsi que les opérations de traduction indispensables pour une étude impliquant des territoires aux langues différentes : français, danois et tchèque.
En dehors du fait que le programme Culture de l’Union Européenne 2007-2013 constitue le cadre de ce projet d’étude des publics du cirque et que le volet « documentaire » ne soit pas prioritaire dans le projet de collaboration défini par les quatre structures, les représentations, habitudes et intérêts des professionnels de la culture rencontrés pèsent également sur son contenu et son déroulement. Les quatre porteurs du projet sont tous, quelle que soit leur fonction précise dans la structure qu’ils représentent, responsables de la programmation circassienne [14]. De ce fait, ils possèdent à la fois une certaine représentation des publics, notamment de cirque, liée à leur activité professionnelle, mais aussi de la méthodologie d’étude des publics et de ses apports éventuels. Plus précisément, leurs représentations des publics du cirque sont fortement associées à l’image qu’ils se font des « vertus » [15] du cirque en général, aboutissant dans le projet à la mise en place d’une programmation décentralisée en territoire rural. Dans l’ensemble, les partenaires avancent (déjà) certains résultats concernant la fréquentation à venir, alors que ni les compagnies, lieux et dates de programmation n’ont été définis.
« Les publics cibles visés et touchés par le projet sont extrêmement larges vu la capacité du cirque à fédérer autour de ses propositions toutes les générations. 4000 personnes au total sont touchées dans les festivals organisés par les partenaires, et près de 5000 dans les actions de diffusion organisées dans les structures culturelles décentralisées, soit un total de 9000 personnes. Par ailleurs, la double dimension de diffusion permettra de toucher des publics qui pour certains ont un contact réduit avec des formes contemporaines de spectacle vivant. » (Document de travail interne-présentation du projet)
Dans ces extraits du projet, on comprend bien que ces professionnels sont convaincus d’une certaine capacité du cirque à mobiliser des publics éloignés des formes contemporaines du spectacle vivant et un volume non négligeable de spectateurs, autrement dit à opérer un élargissement quantitatif et qualitatif des publics. Dans le même sens, l’une des responsables de la programmation interrogée précise que pour elle, les spectacles de cirque constituent une « porte » ou une « voie d’entrée » vers d’autres disciplines, notamment la danse, considérée comme moins accessible que le cirque. En comparant les publics du cirque avec ceux de rencontres littéraires d’auteurs arabes organisées par sa structure, elle rajoute : « moi je ramène du public, qu’on arrive pas du tout à ramener sur des propositions pointues ».
Les échanges formels et informels auprès de ces mêmes professionnels permettent de souligner l’ambiguïté de leurs propos. En effet, ils souhaitent œuvrer pour mobiliser davantage les pouvoirs publics sur la question des publics du cirque contemporain mais véhiculent eux-mêmes l’idée selon laquelle la mobilisation de ces publics ne constitue pas un problème.
Si ces certitudes, voire ‘illusions’ [16], dans la capacité de mobilisation du cirque contemporain paraissent paradoxales dans le cadre d’une démarche souhaitant justement renseigner ces publics, elles sont également susceptibles d’engendrer un certain nombre de malentendus entre chercheurs et professionnels de la culture, les premiers ayant pour tâche de déconstruire les idées préconçues des seconds.
A ces contradictions s’ajoutent également certaines ambiguïtés concernant les objectifs de l’étude, en partie dues au fait que le projet initial vise à la fois à renseigner les publics du cirque contemporain, notamment en vérifiant l’hypothèse d’un élargissement des publics lors d’une programmation décentralisée [17], tout en parlant de « réception » [18]. En effet, la coexistence de ces deux objectifs a engendré un flou et certaines tensions parmi les commanditaires ; certains souhaitant axer l’étude sur la réception et d’autres sur les profils sociodémographiques des publics. Une des tâches du chercheur a donc consisté à transformer ces éléments vagues en axes d’analyse plus précis en s’assurant que chacun soit développé dans le cadre de l’étude.
A ces ‘certitudes’ des professionnels, se mêlent des enjeux économiques et de légitimation des actions des partenaires du projet qui apparaissent clairement dans le document soumis au programme Culture Europe :
« promouvoir auprès des diffuseurs et des pouvoirs publics la mobilisation de moyens financiers adéquats qui rencontrent l’économie particulière de productions circassiennes (matériel, équipes nombreuses,…). » ; « un programme de diffusion locale décentralisée pour gagner de nouveaux territoires de cirque et mobiliser les pouvoirs publics locaux » ; « Cette tournée locale […] sera en outre le moyen d’un dialogue contextualisé avec les pouvoirs publics afin de convaincre ceux-ci des besoins du cirque contemporain, et d’identifier les raisons du co-financement qui leur est demandé. » ; « Documenter cette expérience servira bien entendu d’autres diffuseurs et producteurs, mais sera directement mis à profit par les partenaires dans leur relation aux pouvoirs publics en matière de promotion du cirque contemporain. »
L’ensemble de ces éléments laisse à penser que ces opérateurs, dont la conception du public du cirque semble déjà forgée par la pratique professionnelle, souhaitent, via la collaboration avec une structure universitaire susceptible de légitimer les résultats pressentis, sensibiliser les pouvoirs publics à la nécessité de soutenir, notamment financièrement, certaines de leurs actions. Dans ce contexte, tout l’enjeu du chercheur est de prendre conscience de cette instrumentalisation potentielle de l’étude dont il a la charge et de résister à d’éventuelles pressions des financeurs, afin de garantir une certaine objectivité des résultats.
Si des travaux précédents ont montré que les fonds européens favorisaient les pratiques de partenariat et l’établissement de liens forts qui se prolongent au-delà du projet (Sanchez Salgado, 2009) [19], l’élaboration du projet d’étude et sa mise en œuvre ont toutefois été ponctuées par un certain nombre de difficultés, voire de tensions, autour de la définition de l’objet d’étude et des axes d’analyse.
Afin d’interroger les représentations des professionnels en matière de public du cirque, les affirmations avancées et l’hypothèse d’élargissement des publics du cirque grâce à une programmation dite décentralisée, le premier axe de cette étude consiste à cerner les profils des publics de formes contemporaines de cirque et leur rapport à cette forme culturelle, à partir d’une approche principalement quantitative, souhaitée par les commanditaires. Ce premier axe s’inscrit d’une part, dans la continuité des enquêtes sur les consommations culturelles (Lahire, 2009) des Français, relayées notamment par le ministère de la Culture français et, d’autre part, de celles développées par l’Espace Chapiteau de la Villette entre 1996 et 2000, qui mettent en relation les caractéristiques sociodémographiques des spectateurs, leurs représentations du cirque et la programmation proposée.
Dans cette perspective, il s’agit à la fois de vérifier qu’il est possible de parler de ‘public(s)’ du cirque, en explorant le rapport des spectateurs interrogés au cirque et de situer ces derniers ainsi que leur(s) sortie(s) cirque parmi l’ensemble des spectateurs de spectacles vivants. En effet, dans les études réalisées par La Villette, les spectateurs de l’espace chapiteau pourraient correspondre à ce que Olivier Donnat (2004) appelle le « public cultivé moderne », urbain, d’âge intermédiaire, diplômé, féminin, consommateur de pratiques culturelles diverses, etc., plutôt éloigné des représentations des professionnels de la culture en matière de public(s) de cirque contemporain. Cette démarche permet également de renseigner la manière dont est envisagée la sortie spectacle (régularité, sociabilité associée à la sortie, mode d’accès, etc.) par ce(s) public(s) (Pasquier, 2012).
Compte tenu de la variété des lieux d’enquête, les choix différenciés en matière de programmation artistique et d’accompagnement des publics ainsi que les spécificités territoriales concernant cette forme culturelle (place occupée au sein du paysage culturel, histoire, degré de structuration, etc.) rendent l’hypothèse d’une diversité des publics du cirque contemporain fortement probable. Par opposition, il s’agit donc d’interroger la représentation communément admise d’un public qui serait homogène, partageant les mêmes caractéristiques, attentes et modalités de sortie [20]. Les enquêtes réalisées à La Villette sur les publics du cirque ont en effet montré que chaque spectacle ou compagnie (en fonction de sa renommée notamment) attirait un type de spectateurs et un mode de sortie particulier, familial ou non (Lévy, 2001). Par ailleurs, afin de vérifier l’hypothèse d’un élargissement des publics lors d’une programmation décentralisée avancée par les commanditaires, une même mise en perspective des données est également réalisée en fonction de la localisation de la programmation artistique (milieu urbain/rural). Les travaux menés par Emmanuel Ethis (1999) sur le festival d’Avignon, ont permis par exemple de « reterritorialiser » les sorties théâtrales, au-delà des comptages nationaux.
Un autre axe de l’enquête, conforme aux vœux des commanditaires, consiste à qualifier les expériences de réception de formes contemporaines de cirque par les spectateurs interrogés. Pour cela, en marge de la démarche quantitative choisie par les commanditaires, nous avons proposé de procéder à partir d’une approche qualitative, via la réalisation d’entretiens auprès des publics des œuvres programmées. Compte tenu de la probable diversité des formes d’expériences de réception d’œuvres artistiques sur quatre territoires aux caractéristiques socioculturelles et aux langages différenciés et de la difficulté à les saisir au travers d’un seul outil, cette démarche nous semblait plus appropriée qu’une approche quantitative [21]. La combinaison de ces deux premiers axes de recherche permet également la mise en lien des ressources sociales des publics et leurs modes d’appropriation des œuvres, et d’ainsi expérimenter une articulation, au sein d’un même programme, entre consommation et réception culturelles (Lahire, 2009).
Enfin, en marge des objectifs des commanditaires, grâce à une analyse documentaire et des entretiens menés auprès des professionnels impliqués dans le projet, l’étude vise aussi à comprendre la manière dont les publics du cirque sont abordés par les professionnels eux-mêmes et comment cette approche participe à la ‘fabrication’ des publics du cirque et des formes de réception, tant dans les choix de programmation que dans les modes de communication et d’accueil des publics (dispositifs mis en place, politique tarifaire, etc.) [22]. Si certaines enquêtes ont déjà pointé une correspondance entre type de spectacles de cirque et catégories de spectateurs (Lévy, 2001), il paraît légitime de se questionner sur le rôle joué par les choix opérés en matière de programmation sur le profil des spectateurs ainsi que sur leur réception des œuvres. Par exemple, l’un des chargés de la programmation interrogé nous explique comment il conçoit sa programmation en fonction de l’idée qu’il se fait du public : « Je fais pas une programmation pour moi. Je fais pas la programmation des spectacles que j’aurais envie de voir et que j’aime. Je fais la programmation pour un public. » (Entretien avec un chargé de programmation, 24 juin 2013).
Ce dernier axe d’analyse, absent du cahier des charges initial, nous semble déterminant dans la compréhension des publics, d’autant plus que le rôle des programmateurs dans la relation entre l’œuvre et ses publics semble peu questionné dans les travaux en sciences sociales [23].
Cette formalisation autour de trois axes de recherche est venue interroger de deux manières les objectifs avancés par les commanditaires. D’une part, en les amenant à les clarifier et les hiérarchiser ; d’autre part, en modifiant leur représentation dominante des méthodes d’étude des publics (plutôt quantitatives), sans doute liée comme nous l’avons vu à l’exploitation possible de résultats chiffrés auprès des pouvoirs publics. Cette négociation a fait l’objet de certaines tensions entre les partenaires eux-mêmes, certains d’entre eux et nous-mêmes, en tant que coordinatrice scientifique. Par exemple, lors d’une réunion de travail commune, l’un des partenaires a lancé : « mais on les connaît déjà nos publics, avec toutes les études qu’on a faites ! » (Extraits de terrain, 26 octobre 2013). Cette affirmation paraît d’autant plus surprenante que le projet vise justement à étudier les effets d’une programmation ‘décentralisée’ sur l’élargissement des publics et que certains partenaires sont assez critiques vis-à-vis des études sur les publics menées en interne, qu’ils jugent ‘subjectives’. Par exemple, la responsable de la programmation sur le territoire belge précise au sujet d’une étude sur les publics menée par la précédente direction de son établissement : « ça a été ciblé par la direction précédente en fonction évidemment de ses objectifs à elle, voilà. Donc pour une enquête, ça n’a aucune objectivité. » (Entretien avec une chargée de programmation, 24 juin 2013).
Chaque phase d’ajustement du questionnaire commun aux spécificités locales (tarifs d’entrée, types de diplôme, etc.) a également donné lieu à d’importantes négociations avec certains partenaires, souhaitant ajouter des questions spécifiques, sans que celles-ci ne servent directement à l’étude. Par exemple, l’interlocutrice belge a souhaité ajouter deux questions : l’une autour de la fréquentation de sa structure, l’autre concernant les modes de déplacement des spectateurs au spectacle. Seule la première a finalement été retenue mais ne sera exploitée que par la structure. Le partenaire tchèque, quant à lui, a dans un premier temps mis en œuvre les enquêtes par questionnaire sans coordination avec l’équipe de recherche, en modifiant certaines questions et sans faire appel à des enquêteurs formés aux méthodes d’enquête, contrairement aux principes de conduite de l’étude clairement énoncés [24]. L’absence de lien avec une équipe universitaire compromet également la réalisation de la partie qualitative de l’enquête sur le territoire tchèque. Ces exemples illustrent à nouveau les risques d’instrumentalisation de l’étude par les commanditaires.
Sur le plan méthodologique, la partie quantitative est mise en œuvre grâce à l’administration de courts questionnaires distribués de manière systématique au(x) public(x) de spectacles sélectionnés par les programmateurs, à l’ouverture des salles de représentation. Ils sont ensuite récoltés à la sortie par des enquêteurs. Sur le territoire français, une équipe constituée de deux sociologues, dont nous faisons partie, et d’étudiants de l’Université Jean Jaurès à Toulouse, permet la mise en œuvre des enquêtes sur le département du Gers. Compte tenu du volet financier et des spécificités socioculturelles de chaque territoire, l’équipe française ne peut réaliser l’ensemble des enquêtes de terrain ; elles sont déléguées, après plusieurs mises au point méthodologiques, à des équipes locales. Chaque étape d’enquête a ainsi été précédée par plusieurs échanges concernant les précautions à prendre et les erreurs à ne pas commettre en termes d’administration d’un questionnaire et de conduite d’entretiens (documents de cadrage, échanges d’e-mails, rendez-vous Skype, etc.), la formation et le nombre d’enquêteurs requis, etc. Comme évoqué précédemment, le contenu des questionnaires a fait l’objet d’une réflexion avec chaque partenaire afin de garantir, d’une part, la comparaison des données et, d’autre part, la pertinence de l’outil aux spécificités locales (cf. supra). Auprès des enquêteurs belges, plusieurs retours ont été faits sur la conduite de l’entretien, afin d’approfondir et préciser les propos de l’interviewé, au-delà du guide proposé (Beaud, 1996). Ce partenariat multiple, s’il permet de mettre en œuvre à moindre coût le recueil de données, diminue d’un autre côté notre degré de maîtrise de la mise en œuvre de l’enquête sur chaque terrain (cf. supra), puisque chaque partenaire organise selon sa compréhension des recommandations méthodologiques le déroulement de l’enquête. Un seul portail commun permet ensuite à toutes les équipes de rentrer les données, analysées par traitement statistique par l’équipe française, en lien avec les équipes locales.
Nous nous chargeons de la partie qualitative de l’enquête (entretiens auprès des publics) sur le territoire français et de l’analyse du rôle des représentations des programmateurs. Sur les autres territoires européens, ce sont des étudiants en master travaillant sur la question de la médiation culturelle qui assurent la réalisation d’entretiens auprès des publics dans le cadre de leur mémoire, en suivant un guide mis en place par l’équipe française. Les entretiens auprès des spectateurs sont permis par les contacts indiqués, pour ceux qui le souhaitent, sur le questionnaire.
Une des difficultés méthodologiques tient à la coordination à distance de terrains d’enquête multiples, assurés par plusieurs équipes. A cette coordination à distance s’ajoutent les difficultés liées à la faible somme financière dédiée à ce projet d’enquête. Les structures des trois autres territoires – Belgique, République Tchèque et Danemark – doivent négocier, sans ressources supplémentaires, un partenariat avec des équipes universitaires locales, d’une part dans l’optique d’ajuster au mieux les instruments de recueil (et d’analyse) aux spécificités des territoires et, d’autre part, de constituer une équipe d’enquêteurs afin de récolter les données selon la méthodologie définie au préalable. Dans ce contexte, les conditions d’administration des questionnaires et de recueil des données peuvent fortement varier d’un territoire à l’autre. De telles conditions ne permettent certes pas la mise en œuvre d’une étude comparative au sens strict mais plutôt de mises en perspective des données récoltées sur les différents territoires. Cette étude, que l’on peut qualifier d’exploratoire sur les publics de formes contemporaines de cirque, entend donc renseigner la consommation et la réception de formes contemporaines de cirque sur ces quatre territoires, au regard notamment des pratiques de médiation développées par les professionnels (Heinich, 2009).
Le deuxième programme de recherche, élaboré spécifiquement dans le cadre de l’événement « Marseille Provence 2013, capitale européenne de la culture », a une portée théorique et méthodologique plus ambitieuse. Cette portée, que nous allons préciser peu après, s’objective également dans le montant total du financement demandé pour sa mise en œuvre (autour de 89000 euros) [25] et dans l’équipe mobilisée : une vingtaine de chercheurs (confirmés et débutants) dans le projet initial, enrichie par de nouveaux membres par la suite [26].
D’un point de vue théorique, ce programme de recherche, qui s’inscrit dans un contexte scientifique de redéfinition des pratiques et du paysage culturels [27], entend reconsidérer les catégorisations existantes, la « culture » [28] et « l’état des savoirs », en étudiant notamment les rapports qu’entretiennent les individus envers les objets culturels et artistiques. Il s’agit alors de « comprendre comment se construit le rapport à l’art et à la culture (aux cultures) dans le cadre de cet évènement et non seulement de mesurer la fréquentation ou de s’arrêter à définir la morphologie des groupes de visiteurs, de spectateurs. » (Document de travail interne-présentation du projet, p. 3).
Plus précisément, cette perspective se décline selon trois niveaux d’analyse. Premièrement, ce programme vise à étudier des évènements susceptibles d’indiquer une reconfiguration des pratiques et une mutation de la composition des publics ; deuxièmement, la variabilité des pratiques et des publics face à un même événement ou objet artistique et les différentes manières d’être publics. L’objectif consiste à mettre en lumière « l’accès différentiel et des expériences plurielles que génèrent aujourd’hui un certain nombre d’évènements artistiques et culturels et analyser les effets produits (attendus et inattendus) sur les publics et leurs pratiques » (p. 3 du projet). Enfin, le programme vise également à analyser la manière dont la question des publics est pensée au sein même de l’élaboration et la mise en œuvre de « Marseille Provence 2013, capitale européenne de la culture ».
Sur le plan méthodologique, la démarche est essentiellement qualitative et souhaite renouveler les approches sur les publics et les pratiques culturelles au travers d’enquêtes de terrain dites « originales » [29] susceptibles de pallier les limites des approches quantitatives.
55 lieux et évènements rythmant « Marseille Provence 2013, capitale européenne de la culture » constituent des terrains d’investigations possibles. Parmi eux figure l’événement « Cirque en capitales », spécifiquement dédié au cirque. D’une durée d’un mois (du 24 janvier au 24 février 2013), il proposait 50 spectacles et 200 représentations de cirque sur le territoire marseillais. A celui-ci se sont ajoutés d’autres évènements plus modestes en termes de programmation : quelques représentations de clown au mois de juin ainsi qu’un festival sur 4 jours à Aix-en-Provence au mois de septembre 2013. Sur le programme, les évènements liés au cirque constituent donc un terrain d’investigation possible, une forme de culture comme une autre et figurent parmi les différents domaines de création contemporaine envisagés par la programmation « Marseille Provence 2013 » : musique, arts visuels, danse, théâtre, etc. Malgré cette ouverture, la constitution d’une équipe de chercheurs susceptibles de travailler sur le cirque s’est faite dans un deuxième temps, une fois la phase de conception du programme de recherche achevée.
Au sein du projet initial, aucun ‘spécialiste’ du cirque ne figure parmi l’équipe de recherche et la division du travail entre membres de l’équipe existante n’a pas encore pris en compte le terrain cirque, alors que, comme le souligne un des membres de l’équipe, « le programme MP 2013 y accorde une large place » (Membre du programme de recherche, extrait de correspondance, 12 décembre 2012). Une équipe de chercheurs sur plusieurs pratiques et domaines artistiques, ‘sauf le cirque’, était déjà constituée et prête à passer au terrain.
Les premiers contacts avec l’équipe du programme de recherche visant à recruter des ‘spécialistes’ du cirque, pour la plupart non spécialistes ni de la consommation culturelle ni de la réception, ont été pris courant décembre 2012, alors que « Marseille Provence 2013 » allait démarrer moins d’un mois après. L’équipe déjà constituée était à la recherche de « doctorant ou post doctorant qui travaille sur le cirque contemporain et qui serait intéressé pour faire un terrain à Marseille sur Marseille-Provence 2013 » (Membre du programme de recherche, extrait de correspondance, 12 décembre 2012). Un des objectifs du programme consiste en effet à fédérer les jeunes chercheurs travaillant sur les « pratiques culturelles et publics ». Malgré cela, compte tenu de l’impossibilité de rémunérer des doctorants et post doctorants pour le travail visé, l’équipe des cinq chercheurs travaillant sur le cirque compte trois membres statutaires (dont nous faisons partie), une doctorante ainsi qu’une artiste ayant réalisé un master 2 sur le cirque. La participation plus ‘symbolique’ que rémunératrice des spécialistes du cirque à ce programme constitue plus largement un obstacle à l’objectif de collaboration des jeunes chercheurs s’intéressant aux pratiques culturelles et à leur(s) public(s), quel que soit leur domaine d’investigation.
Ce décalage temporel, entre le démarrage du programme de recherche et la constitution du collectif de chercheurs dédié au terrain ‘cirque’, peut relever d’une double difficulté de l’équipe initiale : celle de percevoir le cirque comme un secteur culturel à part entière et pouvant faire l’objet d’enquêtes spécifiques et celle d’identifier des chercheurs spécialistes de ce secteur. Par ailleurs, il est également le signe de la division du travail intellectuel en France, via le découpage des domaines du réel en spécialités pour les sociologues : rien n’empêche a priori qu’un chercheur ayant réalisé des travaux sur une autre forme culturelle puisse étudier le cirque et inversement, ce genre de ‘mobilité’ scientifique peut même s’avérer fertile [30]. Si ce décalage est révélateur des réflexes professionnels et des représentations sociales des chercheurs eux-mêmes, il n’est pas sans incidence sur le déroulement des enquêtes.
La courte temporalité entre la prise de contact et l’arrivée de l’événement « Cirque en Capitales », ainsi que les incertitudes concernant la prise en compte des frais de mission, ont contrarié la possibilité de réaliser des enquêtes de terrain auprès de publics du cirque, notamment « originales », comme cela est défendu dans le programme de recherche. En effet, « Cirque en Capitales » constitue le principal événement cirque de « Marseille Provence 2013 ». Seuls deux autres évènements plus secondaires sont venus proposer d’autres spectacles de cirque : quelques représentations de spectacles de clown (au mois de juin 2013) ainsi qu’un festival « Jours (et nuits) de cirque » en septembre 2013 dans le cadre de l’inauguration du Centre International des Arts en Mouvement à Aix-en-Provence. Dans ce contexte, les terrains d’enquête auprès des publics du cirque se sont donc avérés difficiles à réaliser.
Compte tenu de ces différentes contraintes, il a été suggéré à cette jeune équipe cirque d’étudier plutôt la manière dont le public du cirque était traité dans la presse et les médias, ce qui était possible à distance. En effet, non seulement cette équipe compte une seule doctorante mais aucun des membres n’habite à proximité de Marseille. Malgré ces recommandations, l’équipe cirque a souhaité s’orienter vers deux axes de recherche distincts.
Premièrement, conformément aux perspectives du programme décrit plus haut, il s’agit d’analyser les pratiques culturelles des publics du cirque et leur accès différentiel aux œuvres de cirque, en mettant en place des observations de terrain et des entretiens formels et informels auprès des publics de quelques représentations de cirque. Cet axe a été mis en œuvre de manière limitée (terrains en juin et septembre par quelques membres de l’équipe) et a donné lieu à la diffusion d’un questionnaire pour tenter de cerner les caractéristiques des publics du cirque et de prendre contact pour des entretiens ultérieurs. Compte tenu des difficultés d’accès au terrain mentionnées plus haut et du faible retour de spectateurs contactés a postériori pour réaliser des entretiens, un deuxième axe de recherche, plus facile à mettre en place à distance et selon une temporalité décalée des évènements spécifiques au cirque au sein de « Marseille Provence 2013 », a été développé. Il a permis d’approcher les publics de cirque de manière indirecte, via d’autres catégories d’acteurs que sont les programmateurs et autres responsables culturels ayant participé à l’élaboration de l’évènement « Marseille Provence 2013 ».
En deuxième lieu, ce sont donc les modes de construction de la programmation culturelle en matière de cirque proposée dans le cadre de « Marseille Provence 2013 » qui sont étudiés. Conformément à un axe plus minoritaire du programme de recherche, il s’agit à la fois de considérer la manière dont la question des publics intervient dans l’élaboration de la programmation circassienne, de cerner les enjeux et représentations qui président cette programmation, notamment en matière de cirque, ainsi que la mise en place éventuelle de dispositifs particuliers destinés au(x) public(s). Cet axe semble d’autant plus pertinent que « Marseille Provence 2013 » est l’un des premiers évènements lié au programme « capitale européenne » à accorder une place aussi importante au cirque, notamment aux spectacles de clowns et de magie. La programmation culturelle est alors analysée comme le résultat de coopérations (Becker, 1982) et d’enjeux spécifiques aux structures culturelles. Interroger les représentants institutionnels plutôt que les publics était donc plus facile à réaliser dans le contexte précédemment décrit. Une dizaine d’entretiens auprès de programmateurs de lieux culturels impliqués dans l’élaboration de la programmation cirque et auprès des responsables de l’association « Marseille Provence 2013 » ont été réalisés, notamment à distance. Si comprendre la manière dont les intermédiaires culturels participent eux-mêmes à la fabrication des publics paraît riche en perspectives, il constitue aussi, dans l’un des projets plus encore, un axe de recherche négocié.
Les deux projets d’étude que nous avons présentés, s’ils divergent du point de vue des axes d’analyse, méthodologies adoptées et commanditaires, semblent malgré tout être le reflet de la conjoncture culturelle et scientifique française. La prise en compte des relations entre ces deux champs étant riche en perspectives dans l’analyse d’un secteur culturel, de son fonctionnement à ses acteurs. Le cirque a en effet connu un renouvellement important depuis le début des années 1980 mais l’investissement des sciences sociales envers ce secteur est encore timide et semble être le signe de sa reconnaissance en « demi teinte » (Maigret, 1994). Plus spécifiquement, ces deux exemples confirment les difficultés à instaurer les publics du cirque comme objet de programmes de recherche en sciences sociales et plus largement à (re)penser le cirque et ses publics ; les chercheurs et les professionnels de la culture étant pris dans des représentations et enjeux de légitimité qui s’expriment différemment : souci de légitimation des actions auprès des responsables publics pour les uns ; recherche de modes de financement de travaux pour les autres. Pour les ‘spécialistes’ du cirque, cela peut se traduire par la réalisation d’études dans des conditions peu favorables à l’atteinte de leurs objectifs initiaux (temps nécessaire au développement d’axes d’analyse pertinents et d’enquêtes de terrain, moyens financiers, etc.). Ainsi, ces deux exemples mettent également en perspective l’imbrication entre dimensions symbolique et financière. Malgré leurs limites et leur caractère exploratoire, ces deux démarches ont initié un dialogue nécessaire mais néanmoins complexe, entre chercheurs et professionnels de la culture, chercheurs de différentes « spécialités » et programmes de recherche, dialogue à même de participer à la déconstruction de représentations sociales, à l’évolution des échelles de légitimité et à la connaissance, dans notre cas, des publics du cirque.
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[1] Voir la synthèse du groupe de travail De la formation initiale à la reconversion de l’Association pour l’élaboration des mécanismes de soutien pour les arts du cirque (APEMSAC), du lundi 29 janvier 2008.
[2] Ibid.
[3] Hugues Hotier s’est également intéressé au public du cirque mais dans une autre perspective, en interrogeant le processus de communication entre artistes et public de cirque (2005).
[4] Dans cette même enquête, la musique fait l’objet d’une différenciation entre plusieurs genres par exemple.
[5] Si des travaux récents ont cherché à cerner les évolutions liées à l’avènement du cirque contemporain (Sizorn, 2006 ; Cordier, 2009 ; Salaméro, 2009), seule cette publication s’est spécifiquement intéressée aux spectateurs de cirque contemporain (Lévy, 2001).
[6] Historiquement, les recherches françaises sur les pratiques culturelles et les publics de la culture se sont structurées autour de ce que Bernard Lahire (2009) nomme des enquêtes de consommation culturelle, faisant suite aux travaux fondateurs de Pierre Bourdieu (1979). Par la suite, d’autres travaux, notamment sur la réception des biens culturels mais pas seulement, ont permis de diversifier les questionnements et méthodes de recherche. À titre d’exemple de démarches plus qualitatives, nous pouvons citer les travaux de Jean-Louis Fabiani (2007), Emmanuel Ethis (2002), ou encore Dominique Pasquier (2012).
[7] Cette réflexion sur la conduite de ces deux études, à laquelle nous associons notre propre rôle, constitue selon nous un préalable indispensable à l’analyse des résultats.
[8] Dans son ouvrage, Bruno Péquignot (2009) rappelle que le milieu universitaire français s’est intéressé au jazz et au cinéma, une fois leur processus de légitimation en œuvre. Dans son article, Éric Maigret (1994) rappelle également que consécrations artistique et scientifique sont allées de pair en ce qui concerne la bande dessinée en France.
[9] « La sélection des projets, dans le cadre d’appels d’offre, donne priorité aux actions qui contribuent à la coopération transnationale, à la circulation des œuvres et des produits artistiques et culturels, à la mobilité des personnes travaillant dans le secteur culturel et au dialogue interculturel », [en ligne] http://www.touteleurope.eu/les-politiques-europeennes/culture/synthese/le-programme-culture-2007-2013.html. (consulté en janvier 2014).
[10] Les fonds européens bénéficient le plus souvent aux grosses structures : « pour ce qui est de la majorité des fonds européens, seuls les acteurs avec une capacité organisationnelle suffisante peuvent faire usage et par conséquent renforcer davantage leur position dans la région » (Sanchez Salgado, 2009 : 48). Notons en effet que parmi les opérateurs culturels mobilisés dans ce projet, figurent un pôle national cirque, ayant élaboré un festival à « grand rayonnement » (Bouët, 2010 : 2) et deux structures généralistes dans deux capitales européennes ayant bénéficié de fonds européens pour un précédent projet. L’un d’entre eux se présente, sur son site Internet, comme « la force motrice dans les arts de la scène internationale au Danemark ». Seule une jeune association de soutien au cirque tchèque complète l’équipe ; ce décalage de structuration n’est pas sans poser des difficultés dans la coopération entre ces différentes structures.
[11] Dans le secteur du cirque, la problématique de l’insertion professionnelle des jeunes artistes de cirque est nettement partagée au niveau européen comme à l’échelle du territoire français. Pour cela, voir la synthèse de la journée sur l’insertion professionnelle organisée par l’école du Lido en 2010, les travaux de Zita Herman (2009) remis à la Fédération Européenne Des Ecoles de Cirque Professionnelles ou encore les travaux du groupe « De la formation initiale à la reconversion » de l’Association Pour l’Elaboration des Mécanismes de Soutien des Arts du Cirque.
[12] « le programme soutient trois volets d’activités : les actions culturelles, les organismes culturels européens et les activités d’analyse et de diffusion », [en ligne] http://ec.europa.eu/ culture/our-programmes-and-actions/culture-programme-%282007-2013%29_fr.htm (consulté en janvier 2014).
[13] Ibid.
[14] En plus de cette fonction, certains occupent également le poste de directeur de la structure.
[15] Nous employons ce terme en référence à de nombreux travaux en sociologie du sport notant les croyances partagées par les acteurs du sport en ses vertus (Gasparini, 2008).
[16] L’une d’elle, que l’on pourrait appeler « culturaliste » (Girard et Schéou, 2012), consisterait ici à croire que les spectateurs de cirque, ou de la culture en général, constituent une population homogène.
[17] Les premiers résultats issus d’entretiens semblent montrer le contraire : « Le festivalier (du cirque), c’est d’abord quelqu’un qui est intéressé par le cirque, qu’est pas un spectateur qui découvre. » (responsable de la programmation).
[18] « 4. Etude sur les publics. La documentation de la place du cirque contemporain au sein des réseaux de diffusion est une question peu couverte en termes d’analyse et de réflexion. Quels sont les territoires et les publics concernés ? Quelles éventuelles disparités européennes existent dans la diffusion de ces formes esthétiques ? Quelles sont les différences de réception et de perception entre grands centres urbains et régions plus excentrées ? » (Document de présentation du projet).
[19] En effet, dans ces programmes, il s’agit de regrouper des partenariats très différents autour d’un projet commun et de travailler au-delà d’un partenariat financier (Sanchez Salgado, 2009 : 53). Dans le cadre du programme étudié, les quatre structures ont dû choisir ensemble les jeunes compagnies diffusées par chaque structure. Cette coopération s’est vue toutefois nuancée par des exigences temporelles, des intérêts spécifiques, ressources et contraintes logistiques propres à chaque institution.
[20] Par exemple, lors de la présentation publique des résultats de l’étude, l’un des partenaires du projet en charge de la communication a proposé le titre suivant pour les invitations : « Qui est le public de cirque ? ». Nous avons suggéré la formule suivante : « Regards sur les publics de cirque de quatre structures européennes » afin d’insister sur les caractères pluriel et localisé des résultats sur les publics enquêtés.
[21] De plus, certains auteurs s’accordent à dire que les approches qualitatives sont nécessaires dans le renouvellement des études sur les pratiques culturelles, traditionnellement quantitatives (Fabiani, 2007).
[22] A ce jour, 7 entretiens d’une durée de 45 minutes à 2 heures ont été réalisés.
[23] François Ribac, Catherine Dutheil-Pessin et Andreï Mogoutov ont récemment travaillé sur la fabrique de la programmation culturelle à partir d’une enquête de terrain. Philippe Le Guern aurait également travaillé sur les programmateurs de musiques actuelles. [En ligne] http://msh-dijon.u-bourgogne.fr/toute-lactualite/actualites-internes/445-conference-la-fabrique-de-la-programmation-culturelle-511.html (consulté en janvier 2014).
[24] Par exemple, la question suivante « Combien de kilomètres (aller) avez-vous parcourus pour venir à ce spectacle ? » a été remplacée par : « Combien de temps environ a duré le voyage pour se rendre à X ? ». L’appellation générale « cirque » a été substituée par celles de « nouveau cirque » et « cirque contemporain », plus restreintes et spécifiques. A propos des éléments appréciés dans un spectacle de cirque, certaines catégories de réponse ont été supprimées (performance, convivialité, présence d’animaux, etc.), d’autres ajoutées (spectacle dans son ensemble, jeu collectif, réaction du public, etc.) etc. Si ces modifications entravent toute perspective comparative entre les questionnaires récoltés par les différentes structures, nous n’avons pas d’éléments précis concernant les raisons de ces transformations.
[25] Ce programme a reçu des financements multiples : ministère de la Culture, Conseil Régional, etc.
[26] L’équipe des cinq jeunes chercheurs, considérés comme ‘spécialistes’ du cirque sur le territoire français, constitue un exemple d’enrichissement de l’équipe de départ.
[27] Le projet insiste notamment sur l’évolution des formes de diffusion des objets culturels et artistiques.
[28] La culture est entendue dans son acceptation la plus large : « différentes pratiques culturelles contemporaines (le terme culturel étant ici entendu dans un sens ouvert et au regard de la pluralité des domaines concernés, de la « culture cultivée » - les arts – à la culture dans le sens anthropologique du terme, en passant par la culture de loisirs et de divertissement, sans oublier la culture scientifique » (p. 3 du projet).
[29] Observations participantes, réalisation d’entretiens formels et informels, recueil de matériaux existants, mise en place de carnets de notes destinés aux participants, suivi de personnes résidant à Marseille, cartographie des lieux et évènements, etc.
[30] Certains chercheurs ont dernièrement pointé les « travers » de cette division du travail intellectuel sur la compréhension sociologique (Lahire, 2012).
Salaméro Emilie, « Étudier le(s) public(s) du cirque : représentations sociales, usages et méthodologies », dans revue ¿ Interrogations ?, N°24. Public, non-public : questions de méthodologie, juin 2017 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Etudier-le-s-public-s-du-cirque (Consulté le 22 décembre 2024).